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INTRODUCTION À UNE HISTOIRE DE LA TÉLÉMUSIQUE
(Jérôme Joy)
Chapitre 6 - première partie
La musique en réseau poursuit et participe à tout un cortège de problématiques qui animent l'histoire de la musique.
Le développement de nouveaux instruments est une question majeure dans la musique du XXIème siècle depuis la naissance de l'électroacoustique, mais aussi depuis l'exploration du timbre musical et de la microtonalité au début du siècle dernier qui a pu amené les compositeurs a intégré des modifications ou préparations d'instruments voire même la création d'instruments. Ces investigations suivent celles qui se sont déroulées lors des siècles précédents mais en s'amplifiant au XXème siècle avec les techniques de reproduction, de synthèse électronique, de numérisation et de diffusion. Quelques exemples emblématiques sont ceux de John Cage avec le piano préparé (à la suite d'Henry Cowell), d'Harry Partch avec ses instruments fabriqués à partir d'accordages non tempérés, et de Conlon Nancarrow avec la musique mécanisée.
De même, les instrumentistes n'ont cessé durant la seconde moitié du XXème siècle d'explorer les modes techniques de jeux qui ont permis d'étendre la palette sonore acoustique (puis électroacoustique) des instruments à partir de leur facture historique. Chaque famille d'instruments a ainsi élargi son vocabulaire en se basant d'une part sur un prolongement des modes de jeux connus en leur offrant une variabilité plus fine et plurielle en termes de timbre et d'articulation de jeux (par exemple, les doigtés pour les instruments à vent), d'autre part en intégrant dans le jeu les registres autrefois délaissés ou écartés car considérés comme exogènes à la musique (les sons bruités, sons des mécaniques, etc.), et finalement en réinvestissant les connaissances physiques et organologiques des instruments (les multiphoniques, les sons transitoires, etc.). Ceci a pu se développer jusqu'à l'intégration de l'instrumentiste comme matériau sonore lui-même, ou parfois en tant qu'acteur (dans le sens du théâtre musical et parfois pour répondre et problématiser le concert en tant qu'événement audio-visuel); dans certains cas la voix de l'instrumentiste en tant qu'excitateur supplémentaire de l'instrument a été très souvent employée pour construire des sonorités plus complexes. La conjonction entre l'exploration des limites instrumentales par les compositeurs dans l'écriture et celle développée par les instrumentistes pour offrir des registres instrumentaux élargis, a permis l'invention de notations et de modes nouveaux d'écriture. Un peu plus tard, les découvertes et recherches en psycho-acoustique et en physique / acoustique instrumentale (notamment à l'IRCAM[1]) ont poursuivi ces investigations menées par les compositeurs et les instrumentistes, et ont permis d'envisager la construction d'extensions d'instruments, voire même d'articuler des parties virtuelles (ou prothèses) aux instruments existants (par exemple, la flûte virtuelle développée à l'IRCAM (Dupire, Farinone & Cubaud, 2005)[2]) et de midifier des instruments en les assemblant avec des processus de contrôle (« controllers ») et de captation (capteurs) — un des exemples notables est celui du Disklavier (développé par la firme Yamaha).
Il s'agit en quelque sorte d'une nouvelle lutherie combinant électronique et acoustique (ainsi qu'informatique) à la fois sollicitant et répondant à un nouveau répertoire, et accompagnant également l'arrivée des synthétiseurs et échantillonneurs dans l'instrumentarium de la musique contemporaine. Ceci prolonge la construction d'instruments depuis l'avènement de l'électricité dont quelques exemples sont notoires : Ondes Martenot, Theremin, etc. (à la suite du saxophone (1846), tuba Wagner (1875), sousaphone (1898), tubax (1999)[3], etc.). L'évolution de la facture instrumentale et de la lutherie n'a jamais cessé et il est tout-à-fait légitime de penser que la musique en réseau peut mettre à jour à nouveau des questions de facture, d'organologie et de lutherie.
En parallèle et en interaction, de nouveaux modes de composition liés à l'intégration de l'aléatoire (et plus généralement de générativité) et de processus de variabilité (des jeux, des matériaux, des combinatoires; comme chez John Cage, Cornelius Cardew ou Earle Brown, jusqu'aux partitions graphiques qu'ils ont réalisées[4]) se sont développés; ce qui n'avait rien d'inédit si nous nous référons à la Musikalisches Opfer (« L'Offrande Musicale ») de J.S. Bach (1747), œuvre dans laquelle l'instrumentation n'est déterminée qu'en partie, ou encore au Musikalisches Würfelspiel (« Jeu de dés musical ») de W.A. Mozart (1787). Par ailleurs, la composition combinatoire a trouvé un de ses aboutissements dans la musique répétitive (Vexations de d'Erik Satie, et plus récemment les œuvres de Steve Reich) et dans la musique dodécaphonique (à l'exemple des œuvres d'Anton Webern) et sérielle.
L'électroacoustique (et la musique acousmatique), de son côté, a permis d'intégrer entre autres la manipulation des sons à partir de leur enregistrement et de leur diffusion dans des dimensions spatiales (par le biais de l'amplification et de la construction de systèmes voire d'orchestre de haut-parleurs), et le développement de la synthèse électronique des sons a élargi la palette des matériaux sonores et des timbres.
Á l’orée du XXème siècle, l'apparition des techniques des télécommunications, notamment avec le téléphone, a donné la possibilité de développer des instruments pour jouer et écouter à distance la musique et d'envisager ainsi le développement actuel de la musique en réseau[5]. Deux références historiques sont le « Telharmonium » de Thaddeus Cahill en 1897, et l'« Aconcryptophone » (ou « Acoucryphone » ou encore « Enchanted Lyre) de Charles Wheatstone en 1821 (et son « Diaphonicon » en 1822) (Munro, 1891[2008])[6]; nous pourrions y associer aussi plusieurs références littéraires qui ont imaginé la musique en réseau et le transport des sons à distance par des techniques de transmission, dont, par exemple: la description d'un concert en réseau par Jules Verne dans Une Ville Idéale (Verne, 1875[1999])[7] (en parallèle de sa description d'un concert acousmatique, qu'il appelle « concert électrique », dans son ouvrage Paris au XXème siècle (Verne, 1863[1994][8]); le globe terrestre sonore sur lequel le toucher d'un lieu permet d'entendre en direct les sons de l'environnement qui y est capté à distance par l'entremise de tuyaux, dans Giphantie de Tiphaigne de la Roche[9] (ce qui rappelle la description des « sound-houses » de Francis Bacon dans New Atlantis en 1627[10]); et à une époque plus récente, le piano microphonique décrit par Guillaume Apollinaire dans Le Roi-Lune[11], chaque touche étant reliée à un microphone placé dans différents lieux du monde; deux dernières références peuvent être aussi associées, la première plus éloignée étant celle des « Paroles Gelées » citée par Rabelais[12], et la seconde au début du XXème siècle, étant le texte La Conquête de l'Ubiquité par Paul Valéry en 1928[13]. Ces projections ont ensuite été poursuivis au milieu du XXème siècle par notamment John Cage avec Credo in US (1942) avec l'utilisation de radios comme matériau musical en direct, investigation qu'il a poursuivie dans Imaginary Landscape No. 4 for Twelve Radios créée en 1951[14]. Nous pouvons noter dans le même sens Kurzwellen de Karlheinz Stockhausen (1968) basée sur la réaction, l’imitation et les caractéristiques des ondes courtes et durant laquelle les musiciens interfèrent avec des récepteurs radio d’ondes courtes.[15]
Les explorations de la création musicale impliquant les techniques d'enregistrement et de diffusion amènent l'auditeur dans une exploration active :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | So far it has been the job of the phonograph to reproduce already existing acoustic phenomena. […] Among present-day musical experiments, an important role is played by researches conducted with amplifiers which open up new paths in the production of acoustic phenomena. […] I have already suggested that the phonograph be transformed from an instrument of reproduction into one of production. […] The new potentialities afforded by the phonograph will re-establish the amateurish musical education of our day on a more whole-some basis. Instead of the numerous « reproductive talents », who have actually nothing to do with 'real' sound-creation (in either an active or a passive sense), the people will be educated to the 'real' perception or creation of music. (Moholy-Nagy, Lázló, 1922-1923)[16] |
De même, Paul Valéry (1871-1945) :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Ni la matière, ni l'espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu'ils étaient depuis toujours. Il faut s'attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l'invention elle-même, aillent peut-être jusqu'à modifier la notion même de l'art. Sans doute, ce ne seront d'abord que la reproduction et la transmission des œuvres qui se verront affectées. On saura transporter ou reconstituer en tout lieu le système de sensations, ou, plus exactement, le système d'excitations, que dispense un lieu quelconque un objet ou un événement quelconque. Les œuvres acquerront une sorte d'ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement 'quelque part', mais toutes où quelqu'un sera, et quelque appareil. […] Je ne sais si jamais philosophe eût rêvé d'une « Société pour la distribution de Réalité Sensible à domicile ». La Musique, entre tous les arts, est le plus près d'être transposé dans le mode moderne. Sa nature et la place qu'elle tient dans le monde la désignent pour être modifiée la première dans les formules de distribution, de reproduction, et même de production. […] Cette circonstance, jointe aux récents progrès dans les moyens de transmission, suggérait deux problèmes techniques : 1) Faire entendre en tout point du globe, dans l'instant même, une œuvre musicale exécutée n'importe où. 2) En tout point du globe, et à tout moment, restituer à volonté une œuvre musicale. Ces problèmes sont résolus. Les solutions se font chaque jour plus parfaites. […] Le travail de l'artiste musicien, auteur ou virtuose, trouve dans la musique enregistrée la condition essentielle du rendement esthétique le plus haut : la conjoncture de l'offre et de la demande, du désir et de la possession. (Valéry, Paul, 1929)[17] |
L'apparition et le développement des phonographes vont susciter au début du XXème siècle des œuvres remarquables à partir de manipulations directes des sons sur ces appareils et de compositions musicales « phonographiques » ; regroupées sous le terme de « Grammophonmusik »[18], nous trouvons les œuvres suivantes : « Grammophonplatten-eigene Stücke » de Paul Hindemith (1930), « Trickaufnahmen » (enregistrements truqués) de Paul Hindemith (1929-1930), « Gesprochene Musik » (musique parlée) de Ernst Toch (1930).
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | This made-for-phonograph-record-music was accomplished by surimposing various phonograph recordings and live musical performances, by employing variations in speed, pitch height and acoustic timbre which are not possible in real performance. The result was original music which can be only recreated by means of the gramophone apparatus. (Burkhard, Heinrich, 1930)[19] | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | The composers Hindemith and Toch have achieved some startling results by the application of the mechanical process of the phonograph. Thus, with the help of mechanical procedures, Hindemith transposes a vocal composition four octaves lower for one part, and four octaves higher for another. By increasing the speed with which he recorded a fugue made up of vocal parts only, Toch was able to produce an as yet unrecognized aspect of the human voice. Toch did the same with a choir composed of many voices, when he recorded a text that is simple but hard to pronounce (« Popokatepetl lieght nicht in Afrika, sondern in Mexico ») at increasingly greater speeds; at high speed the recording gave back a perhaps never before suspected aspect of the human voice, one never even heard before, impossible to produce in any other way. This is the principle of sound-time expansion. (Moholy-Nagy, Lázló, 1933)[20] |
Au sujet de la musique écrite spécifiquement pour phonographe(s) ou destinée à être performée sur phonographe(s), d'autres références sont importantes :
- Aux alentours de 1918, et sans doute en référence à la « musique d'ameublement », Érik Satie déclarait à Florent Fels :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Je rêve d'écrire pour le phono : de la musique de phono. (In L'Art Vivant, Revue Bi-Mensuelle Des Amateurs Et Des Artistes, N°70, 15 novembre 1927, Éditions les Nouvelles Littéraires, p. 943)[21] |
Il déclarait également :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Il y a lieu d'être surpris lorsque nous entendons des virtuoses de talent nous dire qu'ils jugent les 'instruments enregistreurs' comme de possibles concurrents. […] Il est nécessaire que les musiciens s'intéressent à ce nouveau procédé de production phonique. Sans nul doute, l'enregistrement mécanique est une garantie ; et il développera plus rapidement, et plus sûrement, l'écriture musicale que ne pourraient le faire tous les 'pions' réunis – ou non. (Satie, Erik, 1922)[22] |
- les expérimentations du groupe Dada (et, notamment, du compositeur Stefan Wolpe (1902-1972), un élève de Ferruccio Busoni, et également, dans un autre registre, Man Ray[23]) lors de performances dans les années 20 avec plusieurs phonographes joués simultanément avec des disques de musique classique et populaire et manipulés d'avant en arrière et à différentes vitesses[24] ;
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | [A]t a Dada concert in 1920 [in Berlin], [Stefan Wolpe] put eight phonographs on a stage and had them play parts of Beethoven’s Fifth at different speeds. (Ross, Alex, 2005)[25] | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | « […] I had eight gramophones, record players, at my disposal. And these were lovely record players because one could regulate their speed. Here you have only certain speeds – [seventy-eight] and so on – but there you could play a Beethoven symphony very, very slow, and very quick at the same time that you could mix it with a popular tune. You could have a waltz, then you could have a funeral march. So I put things together in what one would call today a multifocal way. Multifocal way is if I face you people here, everyone looks different. Everyone tries to behave as the other person, but virtually doesn't. And everyone has a different faith, a different life of his own, different forms of association, meditations, ideas, visions, and so on. So something was there established which was another obsession of the Dadaists, the concept of simultaneities. […] [The first movement of Beethoven's Fifth Symphony is played at 78 r.p.m. And 33.3 r.p.m. simultaneously on two phonographs ;] If one worried that poor Beethoven suffers a heart attack because the music is played too quick, or he's extremely slow on the other hand, it doesn't matter. The main thing was to put together many things of the same thing, like you pour together one piece of music, and you play it one speed on one record and another speed on another record, like observing two people who run with different speeds. […] » (Wolpe, Stefan, 1962. Conférence donnée en 1962 sur le campus du C.W. Post College of Long Island University. )[26] |
- les essais d'Arthur Hoérée (1897-1986), compositeur et musicologue belge (1897-1986), au milieu des années 20 et notamment dans la musique du film « Rapt » (Dimitri Korsanoff, 1934), avec les inversions de lecture de sons enregistrés afin d'obtenir de nouvelles sonorités :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Pour exprimer l’atmosphère mystérieuse d’un rêve, la partie musicale a été transcrite de façon rétrograde, enregistrée sous cette forme, mais « montée » à l’envers dans la bande. L’ordre des notes a été de ce fait rétabli, mais la résonance précède l’attaque des sons, ce qui donne une sorte de halo sonore d’un grand effet. (Honegger, Arthur et Hoérée, Arthur, 1934)[27] |
- ce même type de procédé aura été utilisé une année auparavant par Maurice Jaubert (1900-1940) dans la musique du film « Zéro de Conduite » de Jean Vigo en 1933 :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Inscrite sur pellicule, la musique, si elle participe de ses imperfections, bénéficie par contre de tous les traitements qu'on peut lui faire subir : superposition de deux musiques, ou d'une musique et d'un son par un moyen mécanique, le réenregistrement ou mixage […] ; d'innombrables truquages enfin impossibles à concevoir sans le secours des ciseaux du monteur. On a même utilisé la projection du son à l'envers. […] On s'était vite aperçu qu'en projetant une bande-son dans le sens opposé à son déroulement normal on obtenait une sonorité proprement "inouïe", l'attaque d'un son devenant sa terminaison et vice-versa. […] [Ainsi] la musique prend un volume étrange, comme aspiré. (Jaubert, Maurice)[28] |
- les propositions de Raymond Lyon au sujet de duos de phonographes : dans son article « Le Phonographe d'Avant-Garde » publié dans le numéro 3 de la revue Lumière et Radio1 en novembre 1929, il recommande à titre d'exemple un duo entre la Symphonie Inachevée de Schubert et le succès de l'époque « There's a Rainbow Round My Shoulder » d'Al Jolson (tiré du film de 1928 « The Singing Fool »); il parle aussi de la possibilité de mélanger et de mixer sur disque des enregistrements de sons captés dans la vie quotidienne, et d'intituler ce type de réalisation « Paysage »[29].
- Carol-Bérard (1885-1942) en parallèle de son travail de compositeur a beaucoup commenté et suivi l'actualité musicale de son époque ; en 1929 il écrit un article intitulé « Recorded Noises – Tomorrow's Instrumentation » dans le journal américain Modern Music :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Si les bruits étaient enregistrés, ils pourraient être groupés, associés et soigneusement combinés, comme on le fait avec les timbres des différents instruments de l’orchestre conventionnel, mais à l’aide d’une technique différente. Nous pourrions ainsi créer des symphonies de bruits qui seraient plaisantes pour l’oreille. … Pourquoi, et je demande cela depuis quinze ans, n’y a-t-il pas de disques de phonographes de bruits : la ville au travail, au jeu, assoupie? des forêts, dont les sonorités dépendent des essences des arbres – un bosquet de pins dans le Mistral méditerranéen a un murmure autre que celui du bruissement des peupliers dans la brise de la Loire ? du tumulte de la foule, d’une usine en pleine activité, d’un train en marche, d’une gare de chemin de fers, de moteurs, de la pluie, de cris, du tonnerre ? (Carol-Bérard, 1929)[30] |
- De même, en proximité des futuristes dont Russolo et Marinetti, Nikolaï Kulbin (1868-1917), un peintre, poète et théoricien russe, note le potentiel du développement de la musique au travers de ces nouvelles techniques, dans son article « Die Freie Musik » (Svobodnaya Musica) plus connu pour être une référence à propos de la musique microtonale (Hanz Heinz Stuckenschmidt remarque que des essais de musique en quarts de ton avait déjà été tenté par Wichnegrasky et Richard H. Stein et que Ferruccio Busoni dans son essai « Versuch einer neuen Asthetik der Tonkunst » (Esquisse d'une Nouvelle Esthétique Musicale) de 1906 proposait une libération de la musique grâce à l'emploi de tiers de ton et de machines [31]), paru en 1910 dans le livre « Studiia Impressionistov » [32] et en 1912 dans le « Der Blaue Reiter Almanach » à Munich :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | La musique de la nature – la lumière, le tonnerre, le sifflement du vent, le clapotis de l'eau, le chant des oiseaux – est libre dans le choix des sons. Le rossignol chante non seulement conformément aux sons de la musique actuelle, mais aussi à tous ceux qui lui sont agréables. […] La faculté de concrétisation de la musique s'agrandit. On peut ainsi reproduire la voix de la personne aimée, imiter le chant du rossignol, le bruissement des feuilles, le sifflement tendre et violent du vent et de la mer. […] L'improvisation des sons libres peut être écrite provisoirement sur des disques de phonographe. (Kulbin, Nikolai, 1910) |
- en 1926, Hans-Jörg Dammert (né en 1910), élève d'Arnold Schoenberg, imagine un nouveau type de concert de musique : « Konzert für Grammophon mit Begleitung einiger 'realer' Instrumente » (le concert pour phonographe avec accompagnement d'instruments 'réels')[33] :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Le phonographe est un créateur d'art. […] En vérité le temps n'est pas éloigné où un compositeur adroit pourra présenter au pavillon d'enregistrement une œuvre 'directement écrite pour phonographe'. Si la machine parlante est le musée des virtuoses et des orchestres, elle doit être aussi le laboratoire où les chercheurs sauront utiliser la personnalité de l'appareil en inventant des ensembles neufs où des timbres spécialement choisis créeront des sonorités nouvelles. Déjà s'ébauchent des modalités précises de 'création'. On a proposé, - ainsi Hans-Jörg Dammert dans la jeune revue viennoise Anbruch (octobre-novembre 1926) – de composer des concertos de phonographe. Le phonographe enregistrerait une musique qui serait spécialement écrite pour lui. En la reproduisant l'appareil jouerait le rôle d'un instrument soliste, qu'accompagneraient à leur tour les divers instruments de l'orchestre. L'idée est intéressante en ce qu'elle tient compte du fait que le phonographe a lui-même son timbre particulier (et, par conséquent, le rôle de soliste qu'on lui demande de jouer est parfaitement légitime). Elle est séduisante en ce qu'elle peut avoir de paradoxal ; car on peut très bien concevoir l'accompagnement confié à un très petit nombre d'instruments, alors que le « solo » sera exécuté par un disque ayant enregistré un orchestre complet : un orchestre soliste jouant sa partie dans l'orchestre, n'y a-t-il pas là de quoi tenter de jeunes audaces ? Moholy-Nagy a même proposé, il y a une dizaine d'années (De Stijl 1922/VII, La Haye) de graver directement le disque et de provoquer des phénomènes acoustiques indépendants d'un enregistrement préalable. […] L'auteur préconise tout un système préparatoire pour l'étude, au microscope, des sillons de disques et notamment des encoches auxquelles correspondent des sonorités où se mélangent plusieurs timbres. Il a réussi à intéresser à son idée de jeunes compositeurs comme George Antheil ou des théoriciens comme H. H. Stuckenschmidt. (Cœuroy, André et Clarence, G., 1929)[34] |
- Kurt Weill (1900-1950) intègre un enregistrement lu sur phonographe (opérant comme un soliste) et que les acteurs se mettent à écouter sur scène, « Tango-Angèle » (1927), dans son opéra-bouffe « Der Zar lässt sich photographieren (The Tsar Has his Photograph Taken') » op. 21 :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | I proposed achieving the [climatic] effect through a completely new sound form, and for me this was the gramophone, which enters for the first time as a soloist while the orchestra is silent, and whose melody is countered by the singers. (Weill, Kurt)[35] |
- Igor Stravinsky (1882-1971) compose la « Sérénade en La pour piano » spécifiquement pour le gramophone. La « Serenade en La » fût achevée en septembre 1925 à Vienne, sous le couvert d'un contrat d'enregistrement avec la société américaine Brunswick stipulant que cette œuvre serait publiée en une série de disques vinyles 10 pouces ; la durée de chacun des quatre mouvements de cette œuvre était donc contrainte par la durée de lecture de chaque face de disque en 78 r.p.m. sur un appareil gramophone, c'est-à-dire environ trois minutes chacune[36] :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | In America I had arranged with a gramophone firm to make records of some of my music. This suggested the idea that I should compose something whose length should be determined by the capacity of the record. I should in that way avoid all the trouble of cutting and adapting. And that is how my Sérénade en La pour piano came to be written. I had started it as early as April, beginning with the last portion, and now at Nice resumed its composition. The four movements constituting the piece are united under the title Sérénade, in imitation of the 'Nachtmusik' of the eighteenth century, which was usually commissioned by patron princes for various festive occasions, and included, as did the suites, an indeterminate number of pieces. (Igor Stravinsky, 1936)[37] | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | It would be of the greatest interest [to create and] produce music specifically for phonographic production, a music music which would only attains its true image – its original sound – [and could be preserved only] through the mechanical reproduction. This would indeed be the ultimate goal for the phonographic [and gramophonic] composers of the future. (Stravinsky, Igor, 1930)[38] |
- D'autres compositeurs comme Edward Elgar (1857-1934) et Fritz Kreisler (1875-1922) iront jusqu'à modifier leurs partitions originales (respectivement le Concerto pour violon datant de 1916 et le Caprice Viennois op.2 pour violon solo de 1910) afin d'adapter ces œuvres pour le support du disque ; il en sera de même et de manière encore plus significative pour de nombreuses musiques tout au long du XXème siècle quel que soit leur domaine (du jazz au blues, et à la musique pop et rock) : les conditions du format et du support (tout autant que les réductions de timbre) modifieront profondément les durées et les formes des œuvres et de leur enregistrement ; Mark Katz parle à ce sujet de « Phonograph Effect »[39].
- À Dessau, en 1927, dans ses visions et réalisations touchant l'ouverture du théâtre aux développements technologiques de son époque et annonçant un théâtre mécanique voire machinique, Oskar Schlemmer (1888-1943) utilise des sons enregistrés sur disques pour ses créations de théâtre expérimental au Bauhaus, reprenant ainsi la vision de l'écrivain russe Valery Bryusov (1873-1924) qui proposait de :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | We replace actors with mechanized dolls, into each of which a phonograph be built. (Cité par Oskar Schlemmer)[40] |
- Moholy-Nagi (1895-1946) a pu décrire la variété des possibilités que le nouveau théâtre de l'époque pouvait développer :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | […] [H]ow can we integrate a sequence of human movements and thoughts on an equal footing with the controlled, 'absolute' elements of sound, light (color), form and motion ? In this regard only summary suggestions can be made to the creator of the new theater (« Theatergestalter »). [For example] […] mirrors and optical equipment could be used to project the gigantically enlarged faces and gestures of the actors, while their voices could be amplified to correspond with the visual 'magnification'. Similar effects can be obtained from the simultaneous, synoptical, and synacoustical reproduction of thought (with motion pictures, phonographs, loud-speakers), or from the reproduction of thoughts suggested by a construction of variously 'meshing gears' (« eine Zahnradartig Ineinandergreifende Gedankengestaltung »). Independent of work in music and acoustics, the literature of the future will create its own 'harmonies', at first primarily adapted to its own media, but with far-reaching implicatons for others. These will surely exercise an influence on the word and thought constructions of the stage. (Moholy-Nagy, Lázló, 1924)[41] |
- John Cage (1912-1992) compose en 1939 « Imaginary Landscape N°1 » pour quatre instrumentistes jouant d'un piano silencieux et une large cymbale chinoise (gong) ainsi que deux phonographes à vitesse variable jouant des 78 tours contenant des sons sinusoïdaux de différentes fréquences de test (œuvre créée le 24 mars 1939 au Cornish College par John Cage, Xenia Cage, Doris Dennison et Margaret Jansen) ; selon les directives du compositeur indiquant que cette œuvre doit être exécutée dans un studio radio et jouée en direct sur les ondes : ainsi « Imaginary Landscape N°1 » fût radio-diffusée à partir du studio radio du Cornish College (Cornish Radio School) pour un programme de danse dans le théâtre qui était adjacent[42]. Dans « Imaginary Landscape N°5 », une œuvre accompagnant une chorégraphie de Jean Erdman et créée le 18 janvier 1952 au Hunter Playhouse (Hunter College, New York), il compose une partition pour bande magnétique qu'il s'agit de réaliser à partir de matériaux et de fragments - issus de 42[43] disques de jazz - organisés et collés les uns aux autres selon les notations de la partition et les règles du I-Ching[44].
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Imaginary Landscape N°1 used records of constant or variable frequency. We had clutches on those machines that allowed us to produce slides. You didn't shift from 33 1/3 to 45 rpm, for instance, but you could go gradually through the whole thing. (Cage, John, 1981. Tiré d'un interview avec Thom Holmes, avril 1981) | | | | | | | | | | | | | | | | | | | | This composition is written to be performed in a radio studio. 2 microphones are required. One microphone picks up the performance of players 1 and 2. The other, that of players 3 and 4. The relative dynamics are controlled by an assistant in the control room. The performance mays then be broadcasted and/or recorded. (Cage, John, 1939. Première page de la partition de « Imaginary Landscape N°1 »)[45] |
- George Antheil (1900-1959) et Ottorino Respighi (1879-1936) seront aussi parmi les premiers compositeurs à utiliser des phonographes (et enregistrements) en tant qu'instruments dans des concerts ; dans son opéra jamais terminé, d'une durée de quatre heures, « Mr. Bloom and the Cyclops »[46] (basé sur l'épisode des Cyclopes de l'Ulysse de James Joyce), écrit pour voix, chœur (assis sous la scène et hors de vue, chantant dans des microphones et diffusés sur scène à l'aide de haut-parleurs), ensemble instrumental (huit xylophones, moteurs électriques, buzzers, seize pianos mécaniques, percussions), corps de ballet (pantomime), et phonographes amplifiés, et datant de 1924-1925, George Antheil (1900-1959) utilise des enregistrements de ce même orchestre afin de désorienter les auditeurs à l'aide de moyens de répétition, de non-coïncidence et d'écarts de différences :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | The opera progresses. Orchestras and hugely augmented 'phoneygraphs' both play simultaneously THE SAME THING … The orchestra stops, and one discovers the xxxxxxxxxx phoneygraphs HAS BEEN PLAYING SOMETHING ELSE. All of the combinations to make your belly give up. Colossal orchestra for a change … mostly mechanical. (George Antheil, lettre à Ezra Pound)[47] |
- Ottorino Respighi, compositeur italien post-romantique, utilise des enregistrements non manipulés de rossignol lu par un phonographe Brunswick Panatrope [la plus ancienne marque de phonographe électrique] sur scène dans l'œuvre orchestrale et poème symphonique « Les Pins de Rome » (1924) ; l'utilisation du phonographe apparaît dans le troisième mouvement de cette œuvre, le lento « Les Pins du Janiculum » : dans l'air tremblant, les pins de la colline du Janiculum s'élèvent légèrement surlignés par la blancheur de la pleine lune ; un rossignol chante.
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Yes, there is a phonograph record of a real nightingale's song used in the third movement. It is a nocturne, and the dreamy, subdued air of the woodland at the evening hour is mirrored in the scoring for the orchestra. Suddenly, there is silence, and the voice of the real bird rises, with its liquid notes. Now that device has created non en of discussion in Rome, in London – wherever the work has been played. It has been stryled radical, a departure from the rules. I simply realized that no combination of wind instruments could quite counterfeit the real bird's song. Not even a coloratura soprano could have produced an effect other than artificial. So I used the phonograph. The directions in the score have been followed thus wherever it has been played. (Respighi, Ottorino, 1925. Tiré d'un interview avec un journaliste de 'Musical America')[48] |
- Edgard Varèse (1883-1965) en 1936 (ou 1939 selon Caleb Kelly[49]) fit des expérimentations de manipulations sonores à partir de sons à l'envers et de variations de vitesse sur des phonographes et gramophones ; après son départ de Bordeaux pour l'Amérique en décembre 1915, il étudie les diverses possibilités de l'enregistrement sonore en variant la vitesse des disques ou en écoutant les sons à l'envers.
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | « C’est au fond lui qui, il y a un très grand nombre d’années, a prévu les musiques concrètes et les musiques électroniques, et cela non seulement par des orchestrations extraordinaires, et une façon distendue de traiter les instruments, mais aussi par des choses qui étaient absolument impensables à l’époque où il les a pensées, c’est à dire, par exemple, des sons passés à l’envers, comme on en trouve dans Intégrales, où les trombones font des attaques piano suivies d’un sforzando, qui sont évidemment des sons rétrogradés. Cette espèce de question donnée aux sons, cette espèce d’introduction du domaine de la microphysique en musique, c’était la préparation évidente de l’électronisme, mais à l’époque personne ne l’a compris, que Varèse seul. » (Messiaen, Olivier, 1976)[50] |
- En 1930, Arnold Schoenberg fustige la qualité médiocre de reproduction sonore des disques et de la diffusion radio :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Il n'y a pas de doute que la radio est une ennemie ! - au même titre que le gramophone et le cinéma sonore. Une ennemie impitoyable qui gagne irrésistiblement du terrain, et contre qui toute résistance est sans espoir. … Elle accoutume notre oreille à une sonorité vulgaire et innommable, à un gargouillis d'imprécision et de confusion qui exclut toute audition distincte. (Schoenberg, Arnold, 1930)[51] |
- Claude Debussy (1862-1918) de son côté condamne le disque :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | À une époque comme la nôtre, où le génie des mécaniques atteint une perfection insoupçonnée, on entend les œuvres les plus célèbres aussi facilement que l'on prend un bock, ça ne coûte même que dix centimes, comme les balances automatiques. Comment ne pas craindre cette domestication du son, cette magie qui tiendra dans un disque que chacun éveillera à son gré. N'y a-t-il pas là une cause de déperdition des forces mystérieuses d'un art qu'on pouvait croire indestructible ? (Debussy, Claude, 1913)[52] |
- Henry Cowell (1897-1965) écrit en 1931 un article à propos des possibilités de composition musicale pour les enregistrements[53] ; il réfléchit sur les conditions des nouvelles technologies de l'enregistrement et des instruments mécaniques :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | A record of a violin tone is not exactly the same as the real violin ; a new and beautiful tone quality results. […] To hear a harmony of several different rhythms played together is fascinating, and gives a curious esthetic pleasure unobtainable from any other source. Such rhythms are played by primitives at times, but our musicians find them almost if not entirely impossible to perform well. Why not hear music from player piano rolls on which have been punched holes giving the ratios of rhythms of the most exquisite subtlety ? […] The possibilities of writing music specially for a recorded form [such as the phonograph or player piano], music which deliberately utilizes some of the advantages gained by removing the personality of performers from the performance. » (Cowell, Henry, 1931) |
- À l'encontre de Theodor Adorno qui en 1930 :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Nowhere does there arise anything that resembles a form specific to the phonograph record – in the way that one was generated by photography in its early days. Just as the call for 'radio-specific' music remained necessarily empty and unfulfilled and gave rise to nothing better than some directions for instrumentation that turned out to be impracticable, so too there has never been any gramophone-specific music […] the phonograph records were nothing more than the acoustic photographs that the dog so happily recognizes. […] According to every standard of artistic self-esteem, this would imply that the form of the phonograph record was virtually its nonform. The phonograph record is not good for much more than reproducing and storing a music deprived of its best dimension, a music, namely, that was already in existence before the phonograph record and is not significantly altered by it. There has been no development of phonographic composers ; even Stravinsky, despite all his good will towards the electric piano, has not made any effort in this direction. The only thing that can characterize gramophone music is the inevitable brevity dictated by the size of the vinyl plate. […] Through the phonograph record, 'time' gains a new approach to music. It is not the time in which music happens, not is it the time which music monumentalizes by means of its 'style'. It is time as evanescence, enduring in mute music. (Adorno, Theodor, 1934)[54] |
- John Cage offre une réplique à Adorno dans un texte de 1937 intitulé « The Future of Music : Credo » :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Wherever we are, what we hear is mostly noise. When we ignore it, it disturbs us. When we listen to it, we find it fascinating. The sound of a truck at 50 m.p.h. Static between the stations. Rain. We want to capture and control these sounds, to use them, not as sound effects, but as musical instruments. […] If this word, music, is sacred and reserved for eighteenth- and nineteenth-century instruments, we can substitute a more meaningful term: organization of sound. […] The special property of electrical instruments will be to provide complete control of the overtone structure of tones (as opposed to noises) and to make these tones available in any frequency, amplitude, and duration. […] It is now possible for composers to make music directly, without the assistance of intermediary performers. Any design repeated often enough on a sound track is audible. 280 circles per second on a sound track will produce one sound, whereas a portrait of Beethoven repeated 50 times per second on a sound track will have not only a different pitch but a different sound quality. […] The composer (organizer of sound) will not only be faced with the entire field of sound but also with the entire field of time. […] [C]enters of experimental music must be established. In these centers, the new materials, oscillators, generators, means for amplifying small sounds, film phonographs, etc., available for use. (Cage, John, 1937. Conférence donnée à Seattle) |
- Nicolai Lopatnikoff (1903-1976), américain d'origine estonienne, compose des œuvres pour instruments mécaniques, c'est-à-dire des œuvres qui ne peuvent être jouées que mécaniquement, rendant la mécanique nécessaire à la composition :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Lopatnikoff […] plans to make phonograph records of various factory and street noises, synchronizing and amplifying them as a percussion background for music written for keyboard recordings. (Cowell, Henry, 1931) |
- Nikolai Obukhov (ou Obouhow) (1892-1954), compositeur russe émigré en France et constructeur d'instruments électroniques (l'Ether, le Crystal, la Croix Sonore, ce dernier étant le seul à avoir été construit et joué à partir de 1926), et un des premiers compositeurs à explorer des sons 'non-musicaux' avec la voix (cris, murmures, sifflets, etc.) et à expérimenter des échelles microtonales.
- Jean Cocteau (1889-1963) en 1921 dans « Les Mariés de la Tour Eiffel », une pièce de théâtre et une œuvre collective avec le Groupe des Six (Georges Auric, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc et Germaine Tailleferre) dont le mentor est Erik Satie (1866-1925), utilise deux phonographes (à cour et jardin) pour des répliques de dialogues avec les acteurs et des commentaires d'action (œuvre créée le 18 juin 1921 au Théâtre des Champs-Élysées sous la direction d'Inghelbrecht). Restant dans la métaphore, il s'agit en fait de deux narrateurs costumés en phonographes.
- Un des précurseurs est aussi Darius Milhaud (1892-1974) qui en 1922 se mit à utiliser les variations de vitesse des phonographes à partir d'enregistrements de voix pour obtenir des transformations vocales.
- Il est à remarquer aussi le fait que Percy Grainger, (1882-1961) compositeur d'origine australienne, utilise aussi le phonographe dès 1906 enregistrant dans la campagne anglaise sur des cylindres Edison Bell, puis travaillant en écoutant ces enregistrements en les manipulant (en variant la vitesse) pour en saisir les détails et ainsi les transcrire musicalement ou s'en inspirer dans ses compositions ; il a certainement été un des premiers collecteurs de chants populaires en Angleterre[55] .
- de même Béla Bartók, à partir de 1907, enregistre sur phonographe les chants populaires dans les villages de Transylvanie.[56]
Ces développements aboutiront à Glenn Gould : le Nouvel Auditeur.
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | « […] Je réaffirme […] que, grâce à la disparition [du concert public], la musique pourra devenir, bien davantage qu'elle ne l'est aujourd'hui, la source d'expériences infiniment plus riches. […] De ce fait, l'enregistrement a dégagé ses propres conventions qui ne sont pas nécessairement conformes aux traditions découlant des limites acoustiques de la salle de concert. […] À l'heure actuelle, les quelques essais de la musique aléatoire, ce triomphe de la quasi-improvisation, font penser que les privilèges décisionnels sont ostensiblement abandonnés à l'interprète. Mais il est raisonnable d'imaginer qu'ils ne resteront pas l'apanage exclusif de l'interprète-monteur. Qui dit qu'ils ne pourraient pas être délégués directement à l'auditeur ? Il serait absurde d'écarter d'entrée de jeu l'idée que l'auditeur puisse finir par devenir son propre compositeur. Au centre du débat technologique, on trouve donc un nouveau type d'auditeur. Il s'agit d'un auditeur qui participe plus et mieux à l'expérience musicale. […] L'avenir de l'art musical découlera en partie de l'accroissement de sa participation. […] Le mot-clé est ici le « public ». Les expériences par lesquelles le public entre en contact avec de la musique transmise électroniquement ne font pas partie du domaine public. On pourrait très utilement leur appliquer l'axiome paradoxal suivant : cette musique capable d'atteindre en théorie une masse sans précédent d'auditeurs, aboutit en fait à un nombre illimité d'écoutes se déroulant en privé. […] S'il [s']empare [de ce paradoxe], il transforme l'œuvre et sa relation à l'œuvre. D'artistique, son expérience devient environnementale. Aussi limité soit-il, la manipulation des cadrans et des boutons est un acte interprétatif. […] Encore ces contrôles ne sont-ils que des dispositifs de réglage très primitifs en comparaison des possibilités de participation qui seront offertes à l'auditeur lorsque les actuelles techniques très sophistiquées de laboratoire seront intégrées aux appareils domestiques. […] Il […] découle [du développement de la musique de fond] que pour vraiment attirer notre attention, une expérience musicale, quelle qu'elle soit, doit être de nature tout à fait exceptionnelle. […] Ce qui surviendra […] c'est une prolifération de nouveaux champs de participation, l'exécution de chaque expérience particulière requérant la contribution d'un bien plus grand nombre de participants. En raison de cette complexité et du fait que tant de niveaux variés de participation se fondront dans le résultat final, les concepts d'information individualisés qui jusqu'alors définissaient la nature de l'identité de l'auteur deviendront bien moins imposants. […] En fait, toute cette question de l'individualité de la situation créatrice selon laquelle l'acte créateur est le résultat d'une opinion individuelle, l'absorbe et la conditionne, sera soumise à une reconsidération radicale. […] Je suis convaincu qu'à l'ère de l'électronique la musique occupera une place beaucoup plus essentielle dans nos vies ; qu'elle les transformera de manière d'autant plus profonde qu'elle cessera d'en être un élément décoratif. […] Il se pourrait bien, à vrai dire, [que le mot art] devienne tout à fait inadéquat pour décrire un environnement et des situations. […] L'auditoire serait alors devenu artiste. La vie serait devenue art. » (Glenn Gould, pp. 54-99)[57] |
Étienne Gilson, de son côté, appuie sur la dimension sociale de la musique :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Musique de masse – Je désire rappeler d'abord que la formule elliptique « industrialisation de la musique » signifie simplement « industrialisation de l'expérience musicale ». […] Le problème de l'expérience esthétique des œuvres musicales, c'est-à-dire des conditions dans lesquelles la musique est perçue, se pose en termes différents. Deux événements ont modifié sensiblement les conditions de cette expérience au cours des cent dernières années. Le premier fut le développement innatendu d'un appareil inventé en 1877 par Thomas Edison (1847-1931) : le phonographe. Le deuxième est l'invention et la généralisation de la télégraphie sans fil, œuvre du physicien Branly et de l'ingénieur Guglielmo Marconi (1874-1937). Je ne compte pas à part la jonction de ces deux inventions, car leur rencontre était inévitable, mais elle intéresse directement notre problème. Elle en est peut-être même la donnée la plus importante. […] L'expérience esthétique ayant pour objet des qualités sensibles, il importe de savoir si celle d'un enregistrement musical équivaut à l'expérience directe de l'œuvre même, et non pas seulement de savoir si elle est aussi parfaite, mais si, parfaite ou non, elle est de même nature. On peut en douter. Les seuls moyens connus de produire de la musique sont la voix humaine et les instruments de musique dont joue l'homme, que nous nommons le musicien. Le phonographe et le microphone de la radiodiffusion ne sont ni des chanteurs, ni des instrumentistes, ni des instruments de musique. Celui qui règle l'exécution d'une musique enregistrée joue du disque et du microphone, il ne joue pas de la musique. En dépit de la complaisance avec laquelle on nous informe de leurs noms, ces agents subalternes ne sont pas des musiciens. […] On peut encore écrire une histoire de complète de la musique sans mentionner le phonographe. Cet appareil ne s'intéresse qu'à la musique déjà faite, il n'en fait pas. Reproduire la musique a pour effet de la transformer. […] Ce qui sort de ces appareils est l'image d'une musique, ce n'en est pas la réalité. […] La possibilité d'enregistrer la musique a d'abord modifié le statut ontologique de l'expérience musicale. Jusqu'au phonographe et au développement récent de l'industrie du disque, les œuvres musicales n'existaient, en deux exécutions, que sous forme de signes écrits qui les symbolisaient. […] Grâce au phonographe, la situation n'est plus tout à fait la même. N'importe qui peut à présent rendre l'existence actuelle, sinon à la musique, du moins à son image sensible. […] Le phonographe a donc conféré à la musique une possibilité permanente et continue d'existence actuelle, imparfaite mais réelle, qu'il n'est pas dans sa nature d'avoir. […] D'une manière tout à fait générale, on peut dire que l'afflux de la musique mécanique modifie nécessairement l'attitude de l'auditeur à l'égard de l'art musical. […]On ne pense pas à applaudir un phonographe ou une radio, qui ne font entendre que de la musique sans musicien. […] [La musique] est un art essentiellement social. Sous ce rapport, l'expérience musicale parfaite prend la forme du concert. […] Le concert est une cérémonie sociale d'une complexité à confondre l'imagination. La salle se garnit peu à peu de centaines d'auditeurs qui ne se connaissent pas les uns les autres et qu'une même raison assemble pourtant en ce lieu. (Gilson, Étienne. La société de masse et sa culture. Paris: Vrin, 1967) |
La participation de l'audience dans la création musicale :
Nous remarquerons particulièrement parmi ces exemples historiques ceux qui engagent d'une manière ou d'une autre la participation de l'audience comme partie intégrante de l'œuvre : Darius Milhaud dans « Christophe Colomb » en 1928 propose la dissémination de parties de chœurs dans le public (à l'image des anciens chœurs grecs), puis dans « Musique pour San Francisco » op. 436 en 1971[58], la participation active de l'auditoire (claquements de mains, de pieds et sifflements) ; dans l'œuvre « Der Ozeanflug » (1929) de Bertolt Brecht, Kurt Weill et Paul Hindemith[59], réalisée pour le Festival de Musique de Chambre de Baden-Baden, intitulée « Der Lindberghflug » au moment de sa création le 27 juillet 1929 par le Südwestrundfunk SWR Radio-Sinfonieorchester sous la direction de Hermann Scherchen, était un événement radiophonique : l'œuvre était retransmise dans différentes salles à partir d'une autre reconfigurée comme un studio de radiodiffusion ; elle proposait certaines parties qui devait être réalisées par chaque auditeur chez lui auprès de son poste radio[60].
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | « Notes pour “Le Vol au-dessus de l’océan” — 1. “Le Vol au-dessus de l’océan” […] est un “objet didactique” composé de deux parties. La première (chants des éléments, chœurs, bruits d’eau et de moteurs, etc.) a pour fonction de rendre l’exercice possible, c’est-à-dire d’introduire et d’interrompre, ce qu’un appareil permet de faire le plus aisément. La seconde, la partie “pédagogique” (rôle de l’aviateur), constitue le texte proprement dit de l’exercice : l’élève écoute une partie du texte et dit l’autre. Il se crée ainsi une collaboration entre les élèves et l’appareil, dans laquelle l’important est plus la précision que l’expression. Le texte doit être dit et chanté de façon mécanique, il faut s’arrêter à la fin de chaque vers et répéter mécaniquement le texte entendu. […] — 2. Il ne faut pas approvisionner la radio, mais la changer. “Le Vol au-dessus de l’océan” n’est pas un matériau destiné à l’usage de la radio, mais quelque chose “qui doit la changer”. La concentration croissante des moyens mécaniques et la spécialisation croissante de la formation professionnelle - processus qu’il faut accélérer - rendent inévitable une sorte de “révolte” de l’auditeur, son activation et sa réintégration comme producteur. — 3. L’expérience radiophonique de Baden-Baden. Une représentation donnée au festival musical de Baden-Baden en 1929 a montré comment il fallait utiliser “Le Vol au—dessus de l’océan” et tirer parti de la radio dans sa forme modifiée. Sur le côté gauche de la scène on avait placé l’orchestre de la radio et tous ses chanteurs, tandis que sur le côté droit, l’auditeur, une partition sous les yeux, tenait le rôle de l’aviateur en tant que rôle pédagogique. Il chantait le texte, soutenu par l’accompagnement instrumental de la radio. Il lisait les parties qui devaient être parlées, sans identifier ses propres sentiments avec le contenu sentimental du texte, s’arrêtant à la fin de chaque vers, autrement dit à la façon d’un exercice. Sur un panneau du fond de la scène était inscrite la théorie, dont on faisait ainsi la démonstration. […] » (Bertolt Brecht, Suhrkamp, 1930 — Transl. by Jean-Louis Lebrave & Jean-Pierre Lefebvre, In “Sur Le Cinéma”, Écrits sur littérature et l’art 1, Travaux 7, Paris : Éditions de l’Arche, 1970) |
Une autre œuvre fondatrice à ce sujet est bien entendu « 4'33 » de John Cage, œuvre pour piano constituée par les sons ambiants produits non-intentionnellement par le public et par l'environnement[61] ; par la suite toute une série d'œuvres musicales aura recours à ces moyens : « Antithese » (1962-65) de Mauricio Kagel pour un acteur et des sons électroniques intègre les sons produits par le public (applaudissements, bruits de conversation et de foule, etc.)[62], « Répliques » (1969) de François-Bernard Mâche pour un orchestre de 64 à 75 musiciens avec des parties du public jouant des sifflets d'oiseaux (chaque auditeur est muni d'un appeau)[63], Luc Ferrari dans sa série Société s'appuie sur des les relations entre le chef d'orchestre, les instrumentistes et le public comme dans « Société V - Participation or not participation » pour instrumentistes, acteur et public (1967-1969), et surtout « Société VI - Liberté, Liberté Chérie » pour public solo (1969)[64] :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | « [Société VI est une] [p]artition-texte. Ici, le public est le seul protagoniste de ce réalisable dont le but est la communication. Des questions sont posées (sociologiques ou provocantes), mais plutôt comme incitation à l'imagination. Cette partition, dans la mesure où elle est un exemple de la curiosité que chacun peut avoir dans la vie quotidienne, peut être considérée comme une enquête sociologique. » (In Luc Ferrari, Parcours Confus) |
Les questions de l'instrument et de la composition live (en direct) en tant que modes d'expérimentation parcourent tout un pan de la musique du XXème siècle. Ces dimensions expérimentales représentent une partie des conditions de la musique actuelle et définissent les enjeux d'un horizon musical : celui engagé par Karlheinz Stockhausen dans Mikrophonie (I et II) (1964/1965), œuvre dans laquelle expérimenter l'instrument fait œuvre (Mikrophonie (Stockhausen), par David Tudor dans Rainforest (1968/1973), par John Cage dans Cartridge Music (1960), à propos de l'intégration du direct dans la composition, ou encore les enjeux lancés par les initiatives permettant de prendre l'enregistrement comme support de création (comme par exemple avec la « GrammophonMusik » envisagée par Alexander Dillmann (en 1910) et Heinz Stuckenschmidt (en 1925), puis réalisée en 1929 par Paul Hindemith et Ernst Toch avant que Pierre Schaeffer ne lance l'aventure de la musique concrète, puis électroacoustique et acousmatique).
Ces expérimentations riches en formes et en contenus semblent rejoindre une autre question, celle concernant l'intention de jouer et de faire sonner le réel au sein d'une œuvre : à l'image de l'utilisation d'emprunts dans les œuvres de Charles Ives, de Gustav Mahler, voire de Béla Bartók (mais aussi, au travers d'exemples plus éloignés dans le temps, comme dans certaines œuvres de Jean-Philippe Rameau[65]) jusqu'à celles, avant l'accès aux techniques d'échantillonnage (ou sampling), de John Cage (Roaratorio en 1979), Luciano Berio (Sinfonia, 1968), Karlheinz Stockhausen (Telemusik, 1966 , Hymnen, 1967) et de la musique électroacoustique (Luc Ferrari avec ses Presque-Rien, 1967-1998), pour arriver à des œuvres plus récentes liées aux techniques de sonification pour générer du matériau sonore et musical à partir de variations de données captées dans des environnements (comme par exemple les œuvres récentes d’Andrea Polli[66]). De même la prise en compte de l'environnement dans une œuvre avait trouvé son apogée dans 4'33" de John Cage lorsque le 29 août 1952 cette œuvre (silencieuse) avait été créée par David Tudor dans une salle de concert (le Maverick Concert Hall) dont l'arrière était ouvert directement au plein air, laissant le mixage fortuit des sons environnants venant de l'extérieur et du public faire « œuvre »[67].
Quant aux expérimentations liées à l'espace et aux multi-dimensionnalités acoustiques qui peuvent se déployer dans une réalisation musicale, elles sont présentes dans la musique depuis de nombreux siècles — un seul exemple avec les « Cori Spezzati » de Giovanni Gabrieli (1557-1612) —, et le développement de dimensions instrumentales liées à l'espace trouve aujourd'hui son expression par l'appropriation et la musicalisation des techniques informatiques[68] ainsi que de celles liées aux réseaux et au techniques de streaming. Concernant l'utilisation de la distance par le positionnement, le parcours ou le déplacement des musiciens au-delà des murs d'une salle de concert, afin de créer des effets acoustiques d'intensité et de relief, Hector Berlioz dans son livre Les Soirées de L'Orchestre, et plus spécifiquement dans une fiction intitulée Euphonia ou la Ville Musicale[69], décrit des concerts monumentaux de plus de dix mille musiciens répartis dans la ville. Un autre exemple est celui de Charles Ives et de sa Universe Symphony de 1911, restée inachevée, pour laquelle il imagine plusieurs orchestres et ensembles instrumentaux, chacun accordé sur des systèmes harmoniques différents et jouant simultanément tout en étant répartis dans les montagnes et les vallées. De son côté, Karlheinz Stockhausen avec ses œuvres Sternklang — Parkmusic pour 5 groupes d'instrumentistes pour une durée d'environ 3 heures (1971) et Musik für ein Haus (1968) consistant en des compositions collectives données simultanément dans quatre pièces d'une même maison[70], ou encore Alphabet für Liège (1972) une œuvre de 4 heures répartie dans quatorze salles ouvertes les unes sur les autres que les auditeurs traversaient et parcouraient (dans les sous-sols du Palais des Congrès de Liège qui était alors en chantier). D'autres œuvres déambulatoires (les musiciens et/ou les auditeurs) sont celles plus récentes de Salvatore Sciarrino avec Lohengrin II (2004) (Guerrasio, 2007; Di Scipio, 1998)[71], « dessins pour un jardin sonore », et de Rebecca Saunders dont la série des Chroma (2003), œuvre instrumentale « spatialisée » jouant sur la distribution des musiciens dans différents espaces acoustiques d'un même bâtiment (Gallet, 2004)[72]. De son côté, le groupe de recherche « Locus Sonus » explore au travers des espaces sonores en réseau la notion de « field spatialization » (spatialisation de terrains, ou spatialisation ambulatoire) (Joy & Sinclair, 2008)[73] dans laquelle les sons peuvent traverser et être diffusés dans des espaces acoustiques de natures différentes (naturels ou synthétiques, en proximité ou à distance — de la diffusion sur haut-parleurs dans un espace local, dans des espaces « outdoor » parcourus, à la diffusion par streaming dans des espaces disjoints et distants, jusqu'à des intrications de diffusions et d'acoustiques entre espaces physiques et virtuels), chacun de ceux-ci donnant ses qualités propres de réverbération et d'ambiance selon la position des auditeurs qui peuvent être répartis également dans ces différents espaces (physiques, virtuels, mobiles, etc.)[74].
Au sein de l’histoire musicale, la problématique des espaces permet à Edgard Varèse d’énoncer en 1955 qu’il faut considérer
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | non pas un espace où se déroule un événement musical, mais un espace qui est lui-même la musique. (Varèse, 1983; Codron, 2007)[75]. |
Une variété de métaphores présentes dans la littérature sont utilisées pour les transports de sons à distance, enregistreurs, musiciens et musiques en réseau : les sons capturés et transportés d’un lieu à un autre par des éponges (Charles Sorel, 1632), et des paroles gelées (Mandeville, 1356 ; Balthasar de Castillon, 1528 ; Rabelais, 1552) — en ayant soin de bien choisir la saison —, ou encore dans une canne de bambou (légende de Chine) et conduits et tuyaux (Francis Bacon, 1627); il s’agit aussi d’inventer des interfaces tel que ce globe tissé de canaux imperceptibles (Tiphaigne de la Roche, 1760), et ce clavier ou orgue à microphones en multiplex, chaque touche déclenchant le fonctionnement de microphones distants autour de la planète, l’ensemble jouant la symphonie du monde (Le Roi-Lune, Apollinaire, 1916), ou de les substituer par un cortège de machines et appareils inventés dont le « téléchromophotophonotétroscope » imaginé par Didier de Chousy dans Ignis (1883) et des capteurs microphoniques à distance, comme ceux installés par Télek (Le Château des Carpathes, Jules Verne, 1892) et le « téléphonoscope », proposé en 1878 par George Daphné du Maurier, imaginé par Camille Flammarion en 1894 pour relier la Terre à la planète Mars (La Fin du Monde) ou permettant de suivre à distance et en direct les représentations musicales ou théâtrales (Le Vingtième Siècle - La Vie Électrique, Albert Robida, 1883). Jules Verne décrit en 1875 un concert en réseau par le pianiste Pianowski jouant à Moscou sur des pianos à distance situés dans différentes salles de concert autour du globe (Une Ville Idéale, Jules Verne, 1875). De son côté, Philip K. Dick imaginent des concerts « psychokinétiques » joués et transmis à distance, sans le toucher des instruments et la diffusion acoustique ou électroacoustique, par le pianiste Richard Kongrosian (Simulacres, 1963).
Le développement de la téléphonie puis de la radio à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, techniques de communication qui ont été conçues pour la transmission du son, a permis de soulever les enjeux quasi-anthropologiques liés aux transports de son et à l'écoute à distance. Citons deux extraits de Paul Valéry, le premier relevant l'opposition de l'homme mobile et de l'homme enraciné dans un texte de 1937, et le second datant de 1928, s'appuyant sur l'avenir d'un monde tout-connecté :
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Un monde transformé par l’esprit n’offre plus à l’esprit les mêmes perspectives et les directions que jadis ; il lui impose des problèmes entièrement nouveaux, des énigmes innombrables. [...] Après votre dîner, et dans le même instant de votre perception ou de votre durée, vous pouvez être par l’oreille à New York (et bientôt, par la vue), tandis que votre cigarette fume et se consume à Paris. Au sens propre du terme, c’est là une dislocation, qui ne sera pas sans conséquence. (Valéry, 1937[1945])[76]. |
| | | | | | | | | | | | | | | | | | | Je ne sais si jamais philosophe a rêvé d’une société pour la distribution de Réalité Sensible à domicile. [...] Cette circonstance, jointe aux récents progrès dans les moyens de transmission, suggérait deux problèmes techniques : I. – Faire entendre en tout point du globe, dans l’instant même, une œuvre musicale exécutée n’importe où. II. – En tout point du globe, et à tout moment, restituer à volonté une œuvre musicale. Ces problèmes sont résolus. Les solutions se font chaque jour plus parfaites. (Valéry, 1928)[77]. |
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