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La Musique Étendue - « En Plein Air »
(Les écoutes fascinantes sur l’île Lamma)
(Jérôme Joy)Locus Sonus – audio in art, groupe de recherche, http://locusonus.org/
Professeur à l'École Nationale Supérieure d'Art de Bourges, France
joy(at)thing.net, support(at)locusonus.org
Printemps 2010
French, English and Chinese versions. In « Around », catalog of the sound festival (w/ Akio Suzuki 鈴木昭男, Black 素黑, Carlo Fossati, Cédric Maridet, Dajuin Yao 姚大鈞, Edwin Lo 羅潤庭, Eugene Tan, Felix Hess, Jérôme Joy, Kawai Shiu 蕭家偉, Lau Gukzik 劉掬色, Mike Cooper, William Lane, Yan Jun 顏峻), (pp. 104-149), Transl. by Celine Cruickshanks. Edited by Yang Yeung, Soundpocket, Hong Kong Arts Development Council, Hong Kong (HK), 2010.
Article (FR) Article (EN) Article (Chinese)
1. — Les étendues — (après Bastien Gallet)(Edit)
À l’alentour et au travers des lieux, tous hypothétiquement lieux d’écoute, il y a des étendues de sons qui y sont joués, prévus ou fortuits, jeux ou ambiances ;
Une situation d’écoute est un complexe de lieu(x), chacun d’eux révélé par les sons qui s’y épandent jusqu’à leur extinction dans le temps mais aussi dans la distance qui nous séparent d’eux ;
L’étendue d’un son est sa propagation dans un lieu ;
Les émissions de sons restent la plupart du temps localisées, dessinant des périmètres acoustiques marqués par des surfaces réfléchissantes et réverbérantes au milieu desquelles nous sommes, auditeurs, situés, figés ou mobiles ;
Notre écoute s’organise sur les variations d’intensité (d’étendue) sonore dévoilant les distances entre notre point d’écoute et les productions de sons, plus ou moins proches ou lointaines, et sur les distinctions modulées qui surgissent des étendues sonores répercutées par les lieux ;
Nos écoutes sont fabriquées par ces modulations sonores continuelles ;
L’ambiance sonore d’un lieu est l’intrication sans cesse variée de ces étendues dans notre périmètre d’écoute ; les sons, au-dessus ou au-dessous de l’ambiance toujours changeante d’un lieu, jouent de ces répercussions pour être distingués et pour fabriquer une variation d’écoute ;
Choisir son point d’écoute est se placer aux croisements d’étendues sonores qui se répercutent au travers des lieux mais aussi sur les surfaces de nos épaules et de nos corps ;
Nos écoutes sont habituellement prévues dans des lieux confinés possédant une acoustique déterminée par les murs les cernant en tant que périmètre de répercussion ; nos musiques, nos jeux, sont généralement indépendants de ces lieux ;
Ils peuvent être reproductibles dans tous lieux sans prendre en compte les minimes variations ou les propriétés distinctives de ceux-ci, et sans considérer les places et les parcours des auditeurs ;
Les distances sont absorbées pour rester homogènes et pour régler une écoute basée sur les nuances d’intensité dont l’échelle reste moyenne aux lieux et aux espacements des auditeurs ;
Les sons y ont également leurs durées scandées sur des débuts et des fins d’émissions entre deux silences, celui préalable et le second successif, plus ou moins identiques et signatures, négligées ou non signifiantes, de l’acoustique du lieu ;
La durée générale entre le début et la fin d’une écoute signe le temps musical et la fabrication d’une musique, sans apport de la mémoire acoustique d’un lieu et des étendues sonores qui en font un lieu d’écoute traversé et parcouru : la place de l’auditeur est une station plus ou moins momentanée et située d’une écoute modulée d’échelles de distance et de durées ;
Dans ce cas habituel, la musique peut oublier ces répercussions et les écoutes sont fabriquées hors des acoustiques quotidiennes ;
La station de l’auditeur est indépendante de ses parcours et déambulations au travers des étendues sonores construites par les distances et les durées du contingent et des lieux du quotidien ;
L’écoute à distance est la plupart du temps proscrite et réduite à la moyenne des distances consensuelles de nos salles d’écoute qui oblitèrent les ambiances, les éloignements et les espacements ;
La répartition des sons y est « périmétrée » dans une topographie du face-à-face (la scène, l’audience) et prescrite momentanément à une durée d’écoute musicale ;
Les étendues y sont déterminées à bon escient ;
L’intention musicale la plus à propos serait de saturer et de « filigraner » le lieu du concert musical qui est réglé sur ses murs et sur son acoustique confortable, afin de rendre critique l’écoute, c’est-à-dire la rendre distinctive de l’écoute des autres étendues sonores, spatiales et temporelles ;
Nos écoutes sont continuelles, non arrêtées aux seuls lieux sociaux de l’écoute, et fabriquent incessamment des circuits et des relations entre les étendues sonores et les lieux, au travers de nos parcours et des mobilités des sons environnants et joués ;
Ceci crée des écoutes partagées liées à nos décisions de nous rendre disponibles à l’écoute et de signaler des points d’écoute à l’adresse des autres auditeurs ;
Écouter est proposer une situation indéterminée, à évaluer ensemble, qui fait circuit, relation entre nous, au travers d’intrications d’étendues sonores que nous traversons ;
L’écoute est une attention critique, c’est-à-dire qui révèle les alentours, les étendues et les durées, et qui propose un ralentissement et une lenteur de nos traversées d’espaces et des moments : l’attention aux reliefs momentanés de nos temporalités, à la fois individuelles et collectives ;
Lorsqu’au lieu des murs construits de nos salles, nous disposons d’autres lieux, comme ceux non prescrits, ou comme ceux déjà présents dans nos environnements, nous proposons l’écoute d’autres étendues et d’autres modulations d’étendues sonores, semblant, en premier lieu, excentriques et inhabituelles à des écoutes propices ;
Pourtant, une seconde dimension des étendues se révèle, celle d’étendre la musique à d’autres lieux et acoustiques par d’autres modalités de propagation sonore ;
Le premier exemple, que nous ne développerons pas ici, est celui de mettre en corrélation des espaces et des lieux distants en y transportant des sons et en proposant d’écouter à distance et en direct des étendues provenant d’autres lieux disjoints à notre emplacement d’écoute et qui viennent se répercuter, tout en étant colorées intentionnellement par leur lieu d’origine, dans notre espace par le biais de la diffusion électroacoustique : c’est le cas de la musique en réseau et de la mise en réseau d’espaces sonores, créant ainsi des étendues sonores médiées et une écoute simultanée d’espaces sonores, ceux distants et celui, multiple, des auditeurs, tout en laissant envisager, par ce système, une chaîne de captations et de réinjections, par la transmission à distance et la diffusion, des ambiances et des sons entre ces espaces, et une possibilité de fabriquer électroacoustiquement des configurations d’étendues « mixées » et simultanées produisant un lieu virtuel composé des lieux originaux ;
En parallèle de cet exemple d’expériences d’écoute liées à nos appareillages actuels de transports des sons, un second cas est celui des étendues sonores « en plein air », issues de l’imbrication indéterminée entre des jeux et des sons environnants, contextuels et fortuits, et jouant des situations plurielles d’écoute des auditeurs répartis et mobiles selon leur gré dans un site aux espaces hétérogènes ;
Cette configuration de concert et de performance sonores et musicaux jouent sur des modulations de distance et de propagations sonores ; les écoutes, dans ce cas, deviennent multiples, différenciées, localisées : il nous faut conduire notre écoute, nous diriger et orienter dans l’occasionnel qui se présente ;
Tout en semblant inhabituelle, et pourtant nous la connaissons et la rencontrons quotidiennement, cette disposition d’écoute nous amène à « instrumenter » les distances et les parcours dans l’espace des étendues sonores, et à moduler en direct les conditions de notre propre écoute : la relation sociale qui se tisse dans le fait d’écouter ensemble à partir de points et de parcours d’écoute individuels construit ce temps musical commun, celui d’un événement d’écoute ;
La musique s’étend, hors les murs, dans les dimensions occasionnelles liées aux espaces ouverts et aux temporalités longues et lentes : elle provoque l’écoute ambulatoire afin d’explorer les différentes étendues sonores, tout autant que les sons, qui les composent et qui sont émis, peuvent être mobiles et circuler intentionnellement afin de provoquer des variations d’intensité et d’éloignement ;
Les déplacements et les localisations des sons, conjugués à la déambulation des écoutes pour moduler notre perception dans un espace ouvert, procurent une situation d’évaluation « ensemble » et de décision de points d’écoute (les espacements entre les sons et les sillages acoustiques, réverbérations et échos, de ces sons) et de saisie (attraper ce qui est lancé) des moments et des étendues sonores ;
Il est possible que nous puissions ne pas entendre tous la même chose, même si nous reconnaissons ou distinguons la source ou l’origine d’une émission sonore ; il est possible que certains éléments restent non perçus, car par trop éloignés ou « masqués » et filtrés par d’autres étendues ;
Si la musique devient étendue, outre les propagations et les étendues singulières des sons dans le plein air et dans l’acoustique ouverte du dehors, c’est parce qu’elle s’ouvre au mélange des ambiances et des lieux, et à une « musicalisation » de l’espace social, c’est-à-dire à des régimes d’attention et d’adresse qui intensifient notre conscience (mutuelle et individuelle) au travers de l’écoute de ce qui arrive et de la musique que l’on construit, fabrique et compose ;
La musique étendue, qu’elle soit en « plein air » (« outdoor ») ou, comme nous l’avons évoqué, médiée par des transports de sons à distance dans d’autres espaces acoustiques éloignés , n’est ni antagoniste ni complémentaire de la musique destinée à des lieux du concert (« Musikhaus » ou « Kammermusik ») ; elles sont l’une et l’autre passeurs de réels et liées à des expériences différentes de l’écoute, entre une écoute dirigée, destinée à tout percevoir spatialement (« panacoustique »), et une écoute qu’il nous faut conduire et moduler, qui restera, elle, sans doute partielle et cheminante, mais qui modifiera profondément notre perception de nos environnements et notre interprétation du monde;
Si j’explore aujourd’hui les conditions d’une musique étendue, au travers et simultanément de concerts et de performances, la plupart du temps improvisés, basés sur des saturations et des intensités minimales d’espaces acoustiques (« passer dans le décor »), et de dispositifs de musique en réseau (ou « télémusique ») et à distance dans laquelle il s’agit que l’exogène, le fortuit et le « décor » s’immiscent, par la reconstruction des perceptions des distances et des espacements, c’est parce qu’il me semble que la musique est liée à la fabrication des écoutes, fabrication qu’il faut explorer et expérimenter, afin d’interroger nos alentours ;
Ce que j’ai écouté à Tung O Beach sur l’île Lamma, lors du festival « Around » organisé par soundpocket, avec les expériences en tant qu’auditeur des performances « outdoor » de Akio Suzuki et de l’œuvre de Kawai Shiu, m’a poursuivi jusqu’à présent et est venu dialoguer avec les réflexions sur la musique étendue que je viens de développer. Toutes deux, et chacune à sa manière, collaborent avec l’environnement et jouent avec les étendues sonores.
2. — Shakkei ( 借 景 )(Edit)
Les deux événements de Suzuki et Shiu parviennent à modifier à la fois notre participation en tant qu’auditeur et notre perception de ce qui fait musique, entre ce qui est joué et ce qui accueille ces jeux. Pour l’un, il s’agit d’une procession et d’une promenade ; pour l’autre, d’une répartition et dissémination. Ils participent tous les deux à un art de l’égarement.
Dans les performances d’Akio Suzuki, celui-ci crée des sillages de sons que nous sommes amenés à suivre au travers d’un cheminement sans but. Les sons successifs des pierres entrechoquées par le performeur se répercutent au fur et à mesure de la marche sur les surfaces plus ou moins réfléchissantes de l’environnement, le long du chemin étroit traversant une zone herbeuse, puis un petit hameau de maisons ressérées, et pénétrant la forêt naissante sous les feuillages. Les sons émis en se déplaçant éclairent successivement des acoustiques qui répondent en écho. Notre propre marche suit le sillon, sans enregistrer ni lire un son préalable, et crée des filtrages acoustiques dûs aux distances et à notre déplacement continuel entre l’émission et la réception des sons percutés, qui reviennent réverbérés et réfléchis. Il s’agit en quelque sorte d’une pratique de l’éclairage ambulatoire en excitant et explorant des zones acoustiques par des étendues sonores. Le déjà-là prend une présence par notre déplacement et nos espacements éphémères. Nous interprétons occasionnellement — ou en saisissant l’occasion du moment et des lieux —, ces espaces sensibles, en accueillant ce déjà-là qui se manifeste et qui résonne de ses multiples fragments et variations, comme autant de plans et volumes colorés et teintés. Cette perception modifie profondément et durablement la topographie : le chemin et le relief sont plus complexes qu’ils n’y paraissent et, à la fois, nous nous y égarons et y révélons de nouveaux repères.
L’œuvre de Kawaï Shiu destinée à 5 instruments (violoncelle, 2 cors, trombone, violon, joués par des instrumentistes du HKNME) est localisée autour d’une maison abandonnée, un pavillon — dans les deux sens du terme —, et une plage, telle une membrane accolée à l’horizon marin. L’ensemble, en tant que prolongement d’un vallon, fait clairière, à ciel ouvert. L’auditorium s’aménage au fur et à mesure de l’exécution de l’œuvre : les musiciens se déplacent et circulent progressivement, électrons et grappes, de la maison à la plage, à la jetée et à la côte, et se rejoignent sur l’esplanade du pavillon face à l’horizon, le mouvement d’une trentaine de minutes créant une grande pulsation ; les auditeurs se répartissent, tel un chœur (« choros ») structurant de manière fortuite une « chôra », c’est-à-dire ici une organisation temporaire de l’espace, et se déplacent pour régler leur écoute sur les sons instrumentaux qui se répondent par phrases et par des jeux d’échos entre des points de l’espace en plein air. Les distances sans cesse variantes, à la fois entr’instrumentistes et entre les instrumentistes et les auditeurs, loin d’écarteler et de dissoudre la musique dans des dislocations et pertes dans le fond sonore présent (les bruissements des vagues et du vent), tissent des trajectoires et des étendues qui, successivement, utilisent l’environnement sonore (l’ambiance) pour s’y fondre, et le dominent en intensité. Ces disséminations dans l’espace créent un ensemble, dans le sens de « jouer de la musique ensemble », les interprètes et les auditeurs se modulant les uns les autres à distance, à l’image des unissons et des rencontres harmoniques marquées dans le jeu instrumental coloré par les temps de réponses et de réception dûs aux distances et aux espacements.
Plantons le décor.
Cet art de la fabrication d’écoutes par la distance rejoint par analogie un autre art, le « shakkei » ( 借 景 ) : c’est-à-dire la pratique subtile de la plantation jardinière vue comme une technique de perception, de construction et d’interprétation de la réalité, et correspondant à ce qui est appelé le « mitate » (« voir comme »), que nous pourrions transposer dans le domaine de l’écoute par « ototate » (si proche étonnamment du terme « Oto date », rituel du point d’écoute, désignant certaines œuvres d’Akio Suzuki). Le « shakkei » permet de prendre conscience des plans successifs compris dans une perspective (comme un point de vue par exemple), et offre un mode de décision consciente aidant à placer un élément (pour le jardinier : une plante) dans un rapport entre le premier plan et un arrière-plan lointain. Ainsi une plante devant soi est placée dans un arrangement composé : le parterre proche, organisé, et, par exemple, une montagne dans le lointain. Je propose que la musique étendue et l’écoute à distance soient des « embrayeurs » de telles situations : en collaborant et empruntant aux distances, et en expérimentant les étendues.
Dans son article « Faire de la musique ensemble » (1951), Alfred Schütz analyse la situation musicale constituée d’un groupe d’interprètes et d’auditeurs ensemble, s’orientant les uns les autres à partir d’indices et de réactions d’interprétation au long d’un temps musical (ce qu'il appelle la « syntonie »); c'est le cas de tout événement concertant :
« Chaque action de chaque interprète s’oriente non seulement selon la pensée du compositeur et sa relation au public mais, aussi, de façon réciproque, selon les expériences dans les temps externe et interne des autres interprètes ; [...] [c]hacun d’eux doit, par conséquent, prendre en compte ce que l’autre doit interpréter simultanément. [...] Tout musicien de chambre sait à quel point une disposition qui les empêche de se voir peut être dérangeante. […] Dans toutes ces circonstances, l’interprète et l’auditeur se syntonisent l’un sur l’autre. ». |
Nous pourrions aussi nous reporter à des ouvrages plus anciens tels que « Comment Écouter » (« Peri tou akouein ») de Plutarque, et quelques extraits des Livres I et III des « Essais » de Montaigne dont « la parole est à moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l'écoute ».
Que cela soit dans la musique en « plein air » ou dans le cas plus contemporain de la musique en réseau, qui, de son côté, intègre dans son dispositif de réalisation (ou d'exécution) et de composition, les conditions du direct et de la présence simultanée à distance (« hic et nunc », « illic et simul »), il s'agit d'explorer les conditions des instrumentations distribuées et des systèmes de jeux, de composition et d’improvisation qu’elles engagent, dans des configurations multi-spatiales distantes : les places du public, de l’audience, de l’auditeur et des musiciens s’ajustent sur cette question de participation et de syntonie.
Il semble important de ne pas ignorer également l’intervention interprétative de l’auditeur en tant qu’acte créatif et interprétatif. Il participe activement à la transformation de la musique en une expérience « environnementale » d’un genre nouveau, qui est proprement une expérience esthétique, engagée au-delà de la simple déambulation distraite dans des espaces, et, dans le cas de nos écoutes quotidiennes et appareillées, de la seule manipulation des cadrans et des boutons (Glenn Gould) et du pilotage (Christophe Kihm) de machines d'écoute ou de fonctions pré-programmées de logiciels.
3. — Écoutes(Edit)
Les exemples historiques montrent comment la musique divertit parfois nos environnements : des promenades accompagnées de concerts particuliers dans les bosquets ou sous une feuillée, aux orchestres placés dans les jardins ou dans des kiosques, aux espaces aménagés par un jardinage sonifère consistant en des instruments « autophones » excités par l’eau et le vent (harpe éolienne, automates musicaux, « shishi-odoshi », « sozu », « fuurin », etc.), jusqu’aux instruments imitateurs (serinette, merline, etc.). Explorons l’histoire de la musique du point de vue de son dialogue avec le fortuit et le contingent, envisagé comme une extension de ses moyens de réalisation et de diffusion.
Toute une série de dimensions expérimentales liées à l’instrumentation représentent une partie des conditions de la musique actuelle et définissent les enjeux d'un horizon musical : celui engagé par Karlheinz Stockhausen dans « Mikrophonie (I et II) » (1964/1965), musique dans laquelle expérimenter l'instrument fait œuvre, par David Tudor dans « Rainforest » (1968/1976) et John Cage dans « Cartridge Music » (1960), à propos de l'intégration du direct dans la composition, ou encore les enjeux lancés par les initiatives prenant l'enregistrement comme support de création et d’investigation de captation du direct (comme par exemple avec la « GrammophonMusik » envisagée par Alexander Dillmann (en 1910) et Heinz Stuckenschmidt (en 1925), puis réalisée en 1929 par Paul Hindemith et Ernst Toch, avant que Pierre Schaeffer ne lance l'aventure de la musique concrète, puis électroacoustique et acousmatique).
Ces expérimentations riches en formes et en contenus semblent rejoindre une autre question, celle concernant l'intention de jouer et de faire sonner le réel au sein d'une œuvre : à l'image de l'utilisation d'emprunts dans les œuvres de Charles Ives, de Gustav Mahler, voire de Béla Bartók (mais aussi, au travers d'exemples plus éloignés dans le temps, comme dans certaines œuvres de Jean-Philippe Rameau empruntant sous forme d’agrégats intrumentaux les images sonores du chaos et de l’orage) jusqu'à celles, avant l'accès récent aux techniques d'échantillonnage (ou sampling), de John Cage (« Roaratorio » en 1979), Luciano Berio (« Sinfonia », 1968), Karlheinz Stockhausen (« Telemusik », 1966 , « Hymnen », 1967) et de la musique électroacoustique (Luc Ferrari avec ses « Presque-Rien », 1967-1998), pour arriver aux œuvres très récentes liées aux techniques de sonification pour générer du matériau sonore et musical à partir de variations de données captées dans des environnements (comme dans les œuvres de Charles Dodge et celles d’Andrea Polli). De même la prise en compte de l'environnement dans une œuvre avait trouvé son apogée dans « 4'33" » de John Cage lorsque le 29 août 1952 cette œuvre (silencieuse) avait été créée par David Tudor dans une salle de concert (le Maverick Concert Hall à Woodstock, NY) dont l'arrière était ouvert directement au plein air, laissant le mixage fortuit des sons environnants venant de l'extérieur et ceux produits par inadvertance par le public, faire « œuvre ».
Quant aux expérimentations liées à l'espace et aux multi-dimensionnalités acoustiques qui peuvent se déployer dans une réalisation musicale, elles sont présentes dans la musique européenne depuis de nombreux siècles — un seul exemple : les « Cori Spezzati » de Giovanni Gabrieli (1557-1612) —. Le développement de dimensions instrumentales liées à l'espace trouve aujourd'hui son expression par l'appropriation et la musicalisation des techniques informatiques de spatialisation ainsi que de celles liées aux réseaux et au techniques de streaming. Concernant l'utilisation de la distance par le positionnement, le parcours ou le déplacement des musiciens au-delà des murs d'une salle de concert, afin de créer des effets acoustiques d'intensité et de relief, Hector Berlioz dans son livre « Les Soirées de L'Orchestre », et plus spécifiquement dans une fiction intitulée « Euphonia ou la Ville Musicale », décrit des concerts monumentaux de plus de dix mille musiciens répartis dans la ville. Un autre exemple est celui de Charles Ives et de sa « Universe Symphony » de 1911, restée inachevée, pour laquelle il imagine plusieurs orchestres et ensembles instrumentaux, chacun accordé sur des systèmes harmoniques différents et jouant simultanément tout en étant répartis dans les montagnes et les vallées. De son côté, Karlheinz Stockhausen avec ses œuvres « Sternklang — Parkmusic » (1971) pour 5 groupes d'instrumentistes sur une durée d'environ 3 heures et « Musik für ein Haus » (1968) consistant en des compositions collectives données simultanément dans quatre pièces d'une même maison, ou encore « Alphabet für Liège » (1972) une œuvre de 4 heures répartie dans quatorze salles ouvertes les unes sur les autres que les auditeurs traversaient et parcouraient (dans les sous-sols du Palais des Congrès de Liège qui était alors en chantier). D'autres œuvres déambulatoires (les musiciens et/ou les auditeurs) sont celles plus récentes, remarquées par Bastien Gallet, de Rebecca Saunders dont la série des « Chroma » (2003), œuvre instrumentale « spatialisée » qui joue sur la distribution des musiciens dans différents espaces acoustiques d'un même bâtiment. De son côté, le groupe de recherche « Locus Sonus » explore au travers des espaces sonores en réseau la notion de « field spatialization » (spatialisation de terrains, ou spatialisation ambulatoire) dans laquelle les sons peuvent traverser et être diffusés dans des espaces acoustiques de natures différentes (naturels ou synthétiques, en proximité ou à distance — de la diffusion sur haut-parleurs dans un espace local, dans des espaces « outdoor » parcourus, à la diffusion par streaming dans des espaces disjoints et distants, jusqu'à des intrications de diffusions et d'acoustiques entre espaces physiques et virtuels), chacun de ceux-ci apportant ses qualités propres de réverbération et d'ambiance selon la position des auditeurs qui peuvent être répartis également dans ces différents espaces (physiques, virtuels, mobiles, etc.).
4. — Métaphores(Edit)
Une variété de métaphores présentes dans la littérature sont utilisées pour les transports de sons à distance, enregistreurs, musiciens et musiques en réseau : les sons capturés et transportés d’un lieu à un autre par des éponges (Charles Sorel, 1632), ou à l’aide de paroles gelées (Mandeville, 1356 ; Balthasar de Castillon, 1528 ; Rabelais, 1552) — en ayant soin de bien choisir la saison —, ou encore dans une canne de bambou (légende de Chine) et par des conduits et tuyaux (Francis Bacon, 1627); il s’agit aussi d’inventer des interfaces tel que ce globe tissé de canaux imperceptibles reliés à des lieux distants dont l’on peut entendre en direct l’ambiance (Tiphaigne de la Roche, 1760), et ce clavier ou orgue à microphones en multiplex, chaque touche déclenchant le fonctionnement de microphones distants autour de la planète, l’ensemble jouant la symphonie du monde (« Le Roi-Lune », Apollinaire, 1916), ou de les substituer par un cortège de machines et appareils inventés dont le « téléchromophotophonotétroscope » imaginé par Didier de Chousy dans « Ignis » (1883) et des capteurs microphoniques à distance, comme ceux installés par Télek (« Le Château des Carpathes », Jules Verne, 1892) et le « téléphonoscope », proposé en 1878 par George Daphné du Maurier et imaginé par Camille Flammarion en 1894 pour relier la Terre à la planète Mars (« La Fin du Monde ») ou permettant de suivre à distance et en direct les représentations musicales ou théâtrales (« Le Vingtième Siècle - La Vie Électrique », Albert Robida, 1883). Jules Verne décrit en 1875 un concert en réseau par le pianiste Pianowski jouant à Moscou sur des pianos à distance situés dans différentes salles de concert autour du globe (« Une Ville Idéale », Jules Verne, 1875). De son côté, Philip K. Dick imaginent des concerts « psychokinétiques » joués et transmis à distance, sans le toucher des instruments et sans diffusion acoustique ou électroacoustique, par le pianiste Richard Kongrosian (« Simulacres », 1963).
Dislocations — Écholocations.
Notre monde est aujourd’hui en réseau ; nos environnements deviennent interconnectés et interconnectables, requalifiant nos périphéries et nos proximités, tout autant que nos distances et éloignements, au travers de tous types de dispositifs communicants. Nos perceptions spatiales et temporelles se retrouvent de plus en plus appareillées. Le développement de la téléphonie puis de la radio à la fin du XIXème siècle et au début du XXième siècle, techniques de communication qui ont été conçues pour la transmission du son, en parallèle de la phonographie, a permis de soulever les enjeux quasi-anthropologiques liés aux transports de son et à l'écoute à distance. Les supports d’écoute, de vision et d’écriture se sont répandus au fur et à mesure de cette imprégnation, aujourd’hui de nature numérique, rendant nos activités interopérables et coïncidantes, et augmentant nos registres de perception et d’action. Nous sommes à la fois acousmates et microphones, en tout lieu et tout moment, hypothétiquement récepteur et émetteur.
Citons cet extrait de Paul Valéry, issu d’un texte intitulé « La Conquête de l’Ubiquité » datant de 1928, et s'appuyant sur l’avenir d'un monde tout-connecté :
« Je ne sais si jamais philosophe a rêvé d’une société pour la distribution de Réalité Sensible à domicile. [...] Cette circonstance, jointe aux récents progrès dans les moyens de transmission, suggérait deux problèmes techniques : I. – Faire entendre en tout point du globe, dans l’instant même, une œuvre musicale exécutée n’importe où. II. – En tout point du globe, et à tout moment, restituer à volonté une œuvre musicale. Ces problèmes sont résolus. Les solutions se font chaque jour plus parfaites. » |
Ce que veut signaler également Paul Valéry est l’interrogation de nos appareils qui nous « disloquent », nous « distribuent » simultanément en plusieurs lieux et moments. Face à la célérité et la performance de nos techniques, nous est-il possible d’adopter, avec (et sans) elles, un rythme autre, ralenti, voire arrêté ou variant inégalement, jusqu’à des aller-retour et des détours, des suspensions, bref, un temps pour expérimenter en commun des étendues ?