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« Tout ce qui bouge sur un écran est du cinéma. » (Jean Renoir)


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Bill Viola, entretiens




Entretien avec Bill VIOLA(Edit)

L'Image dans la main

- Dans vos bandes, vous traitez la perception et l'expérience du temps comme des illusions, et de façon souvent abstraite, paradoxale; cela vient en partie du montage et des effets spéciaux. Ce qui me frappe, c'est que contrairement à la plupart des artistes-vidéo qui utilisent les effets pour s'éloigner du réalisme de la présentation, vos bandes donnent presque une impression de " réalité ", de continuité spatiale et temporelle.

- Oui, parce que je me suis rendu compte que, pour moi, la vidéo prend sa source dans le direct. Quand j'ai rompu avec tout ce qui est traitement de l'image et que j'ai commencé à travailler à partir de situations réelles, je me suis dégagé en premier lieu de tous les éléments superflus, pour essayer de revenir à ce qui est fondamental. J'ai fini par axer mes recherches, pendant plusieurs mois, sur l'unité de base de la vidéo: la caméra et le moniteur.

Au cinéma, l'enregistrement sur pellicule est indissociable de l'essence du medium. On n'a pas besoin d'un magnétoscope pour faire de la vidéo. On déclenche, et aussitôt les circuits sont en activité, ça ronronne, ça marche. La vidéo est plus proche du son que du film ou de la photographie, on retrouve exactement le rapport du microphone avec celui qui parle. Un micro, et tout d'un coup votre voix traverse la pièce: tout est connecté, un système dynamique vivant, un champ d'énergie.

Il n'y a pas un instant de discontinuité, d'immobilité dans le temps. Quand on fait de la vidéo, on interfère dans ce processus continu, existant avant qu'on ait l'intention de s'en servir- c'est la grande différence entre la vidéo et le cinéma.

C'est un peu comme quand on entre dans une pièce et que la lumière est déjà allumée: c'est déjà là. C'est une autre manière de concevoir la création. La décision d'enregistrer consiste à mettre en marche le magnétoscope, non la caméra. La caméra est toujours en marche, il y a toujours une image. Cette durée permanente, on peut l'appeler temps réel. On travaille des images- je ne dis pas qu'on crée des images, car c'est la caméra qui les crée- en synchronisme avec ce qu'on perçoit et ce qu'on sent.

- La façon dont vous parlez de votre travail fait tout-à-fait penser à la manière dont certains écrivains parlent de leur rapport à la littérature. Vous décidez souvent de vous représenter comme " acteur ", comme pour montrer que c'est vraiment votre expérience, votre corps, qui sont en jeu. Il me semble que concevoir ainsi la vidéo, en impliquant autant sa subjectivité, en ayant un rapport avec la création aussi direct et solitaire pour représenter les choses et les traiter dans le temps, c'est presque comme écrire. Comment tout cela vous est-il venu?

- Le point de rupture s'est produit très récemment, quand j'étais au Japon, chez Sony, et que pour faire Hatsu Yume j'avais l'occasion de travailler seul dans un studio un pouce professionnel. Depuis des années, je faisais mes montages à Channel 13, à New York, et bien-sûr, une fois qu'on est dans une station de télévision, il faut travailler avec un technicien, il faut prendre le technicien avec le studio. Cela m'a permis d'apprendre beaucoup de choses, mais cela ne m'était pas facile. J'avais toujours travaillé dans la solitude, en individuel, et c'était la première fois qu'il fallait que j'indique comment monter mon travail à quelqu'un qui ne me connaissait pas, qui n'avait rien à voir du tout avec ma vie. C'est moi bien-sûr qui déterminais les plans, les répertoriais, et ce qu'il restait à faire était très mécanique, mais il reste qu'on a affaire à une autre personnalité.

C'est pourquoi lorsque, chez Sony, ils m'ont autorisé à me servir tout seul de leur équipement, cela m'a ramené à ma façon première de travailler. Depuis, je n'ai fait que deux vidéogrammes, mais j'ai maintenant pour priorité de travailler seul, et, du coup, l'image de l'écrivain se précise de plus en plus.

Quand je dois expliquer l'art vidéo à des gens qui ne le comprennent pas vraiment, je fais souvent l'analogie avec la littérature. Je leur dis: imaginez un monde où les seules formes existantes de littérature sont le journalisme et quelques romans: il n'y a ni poètes, ni poésie.

C'est un peu ma position par rapport à la télévision. En d'autres termes, mes travaux sont l'expression de moi-même. Je sais que c'est vrai pour les autres gens qui font des images, mais l'expression paraît plus métaphorique , ou médiatisée par d'autres éléments. Pour moi, il s'agit toujours de maintenir mon travail aussi près que possible de sa source. C'est ce qui me fait penser qu'il n'y a pas de différence entre ce que je fais et ce que fait un écrivain.

Au début, il fallait que je m'enseigne à moi-même le langage, la façon d'écrire.

Maintenant, je connais suffisamment la technologie pour faire des choses de façon indépendante, donc cela devient encore plus personnel, qu'avant.

Mon dernier vidéogramme, Anthem, je l'ai fait entièrement seul, à la maison, tout simplement ( une seule personne m'a aidé à le faire). On peut s'enfermer quelque part et se consacrer aux appareils. Je veux arriver au moment où le stylo est votre main et votre esprit, et que les choses se font toutes seules. Et on peut être n'importe où pour faire cela, pour écrire; on peut aller à la montagne, ou être au milieu d'une ville trépidante. On crée cette chose qui existe en dehors de soi: le texte.

La fiction

- Quelle est votre relation à la fiction? Dans vos articles, vous parlez beaucoup de paysages, d'objets, de la nature. Mais dans vos bandes, les événements arrivent toujours à quelqu'un, d'une manière ou d'une autre.

- Oui. Cela ne m'intéresserait pas tellement de faire des séries de plans sur des pierres ou des bambous, par exemple, comme des images bien sages. J'ai tourné certains plans de paysages seuls, mais vous avez raison, les gens reviennent toujours, il y a toujours un repère humain, au moins un repère d'identité.

Dans Choot-el-Djerid, ce petit point noir qui traverse l'écran, on sait que c'est une personne et non pas un animal, ou une petite pierre qui roule. On est connecté avec quelqu'un. Comme vous l'avez dit, les images donnent l'impression qu'on est à l'intérieur, plutôt qu'à l'extérieur. Elles ont toutes un rapport à la personne.

Je pense que toutes mes oeuvres sont narratives, elles ont quelque chose à voir avec le drame. Chott-el-Djerid en est un exemple frappant, à mes yeux. Je peux faire la démonstration que, dans une pièce où se trouvent cinquante personnes et où les moniteurs ne sont pas très grands, même si le point noir a l'épaisseur de quatre, ou cinq lignes sur l'écran, même si ce n'est en fait qu'une petite tache, il a une personnalité, et chacun, dans la pièce va suivre des yeux un point noir de cinq millimètres de diamètre pendant sa traversée du rectangle. C'est presque de la composition pour rétine, pour oeil, où on sait, pour presque chaque image, où l'oeil se posera.

C'est là le sens de ces images, et il s’exprime par une espèce d'action ou de résolution de la scène. Ce mode de structuration fait partie de notre système nerveux central. Le narratif a une origine biologique, que je cherche à approcher. Et du coup, cela ne m'intéresse pas de construire les choses comme pour un film, de simuler une situation.

- Donc selon vous, il y a une frontière, que vous ne voulez pas franchir, entre votre façon de travailler le narratif et des manières plus traditionnelles de raconter des histoires, comme au cinéma, avec des acteurs, etc.

- Vous savez, je n'ai pas forcément décidé de ne pas franchir cette frontière ( rires). Nous avons parlé du fait que j'apparaissais dans mes propres vidéogrammes parce que j'étais incapable de laisser quelqu'un d'autre le faire. Je n'aurais jamais pu dire à d'autres quelles pensées devaient les animer pendant qu'ils agissaient; même s'il ne s'agissait que de sortir, ou de s'asseoir, je sentais que je ne pourrais pas vraiment leur communiquer ce que je désirais obtenir: comme l'essence de l'acte lui-même. Mais ma présence sur l'écran était cependant une forme de "jeu" d'acteur. Si un jour, pour une bande, j'ai besoin d'être plus en dehors, si j'ai besoin d'utiliser des acteurs professionnels, de faire comme au cinéma, c'est-à-dire si je désire reconstruire un événement avec des gens, chorégraphier leurs mouvements, leur indiquer comment se conduire et que dire, je le ferai. Et puis je n'ai rien contre l'utilisation des mots ou du texte. Je ne l'ai pas fait jusqu'à présent: dans mon travail, le mot articulé n'est qu'un élément du paysage sonore.

- Et si Hollywood venait à vous, et qu'on vous demandait de faire un film, que feriez-vous?

- Euh, cela dépend. Si on me donnait l'occasion rêvée d'être entièrement maître de ma création, j'accepterais. J'ai été plusieurs fois contacté par des producteurs d'Hollywood, et le problème, c'est que quand ils regardent mon travail, ils le font dans l'optique de savoir ce qu'ils pourraient en tirer.

Plus précisément, ils ont tendance à regarder comment j'ai fait mon montage, ou quel genre de plans j'ai utilisés, pour découvrir de nouvelles techniques dont ils pourraient se servir pour eux-mêmes. Il est évident que pour moi, le travail sur les effets spéciaux n'est pas l'essentiel: les effets et les techniques sont là pour servir une idée. Mais ces idées ne disent rien aux gens de l'industrie du cinéma dès lors qu'elles ne sont pas présentées sur le mode traditionnel et normal de la narration.

La télévision.

- Le problème de la diffusion de l'art vidéo à la télévision. Quelle a été votre expérience en cette matière?

- Eh bien, comme vous le savez, je suis "artiste-résident" à Channel 13, à New York, depuis 1976. Je suis sûr que les gens, en Europe, ont entendu parler des cellules de recherche établies dans les stations de télévision publiques des Etats-Unis. Le premier travail expérimental a été fait sur la WGBH TV de Boston, à la fin des années soixante, vers 1967. Ils ont commencé par diffuser des programmes expérimentaux faits par des producteurs de la station, mais qui étaient très novateurs et utilisaient de nombreuses techniques nouvelles de la vidéo. Cela a conduit, vers 1969-1970, à la création sur la KQED, à San Francisco, de la première cellule de recherche.

Très peu de temps après, la WGBH TV à Boston et Channel 13 WNET à New York créaient aussi des cellules de recherche, où ils conviaient des "artistes-résidents", mettant à leur disposition les outils de la télévision.

C'était là l'idée essentielle: ne pas forcément faire travailler les artistes avec des vidéos portables et ce genre de choses, mais leur faire utiliser les outils de production des mass-media pour créer quelque chose de nouveau.

Comme d'habitude, les premières années ont été les meilleures, les plus ouvertes, et les plus novatrices, avant que les choses ne changent graduellement jusqu'à se fossiliser.

Je crois que la WGBH a maintenu son programme hebdomadaire de vidéos d'artistes, le dimanche soir; c'est la vitrine expérimentale qui a tenu le plus longtemps, depuis 1975 ou 1976, tous les dimanches soir. C'est le dernier programme dont il soit encore question, avec toujours des travaux d'artistes, les oeuvres sont de toutes les durées, de cinq minutes à une heure.

- Y a-t-il un public pour cela?

- Oh oui, à l'heure qu'il est, ils ont crée un public, pas un très grand public, mais il y a des gens qui savent que s'ils mettent WGBH vers minuit le dimanche, ils verront quelque chose de vraiment différent, d'inusité. C'est accepté. Channel 13 a essayé une autre approche: ils ont fait une série plus courte, en lui donnant autant de publicité que possible. La série Video and Film Review passe pendant dix semaines d'été, également le dimanche soir à 11 heures ( une des tranches horaires les plus creuses).

Elle a obtenu un écho tout-à-fait favorable, mais malheureusement, ils y mettent fin cette année. Toutes mes bandes, depuis 1975, ont été diffusées sur les chaînes publiques des Etats-Unis, surtout sur Channel 13, à New York.

Cependant, je ne travaille pas de façon spécifique pour le passage à la télévision, et les producteurs de Channel 13 m'ont critiqué sur ce point. Ils me disent que je devrais reconnaître que j'ai affaire à un large public et que je ne peux pas rester deux ou trois minutes sur chaque plan.

Je ne crois pas qu'il faille mettre son style en veilleuse ou se plier au conditionnement en vigueur à la télévision. Je pense qu'il y a des choses universelles, tous les êtres humains ont deux yeux, deux oreilles et un cerveau. Les éléments fondamentaux de notre vie nous sont communs: la naissance, la croissance, la mort, et nous pouvons éventuellement partager les mêmes aspirations- c'est ce qui a guidé ma réflexion sur les mass-media: entrer en contact avec ce que nous avons tous en commun.

Donc bien que je n'aie pas fait d'oeuvres spécifiques pour la diffusion télévisée, j'ai le sentiment que je travaille pour un public plus large que celui des spécialistes du monde de l'art.

Reverse télévision.

- Puisque nous y sommes, pourriez-vous nous parler un peu de cette série que vous avez faite récemment et que vous avez intitulée de façon très ambiguë Reverse television. Il semble qu'elle ait un lien direct avec ce problème de public. C'est un appel aux gens, aux spectateurs.

- Oui, Reverse television c'est le seul travail que j'ai fait spécifiquement pour la télévision. L'idée consistait à utiliser l'espace entre les programmes qui est normalement occupé par la publicité.

Aux Etats-Unis, il n'y a pas de publicité sur les chaînes de télévision publiques, alors elles tentes de faire leur propre publicité: par exemple "à huit heures, ne manquez pas telle émission", etc. Et on a encore l'impression d'un rythme qui vient casser l'émission, l'encadrer et vous conduire à la suivante. C'est donc ce qu'on connaît, en informatique, sous l'expression "down time". Le "down time" c'est ce qu'il y a entre deux programmes; c'est ce qui donne tant de puissance aux publicités- une fois encore le rapport figure-arrière-plan.

J'ai observé mon père quand il regarde la télévision: dès qu'une émission est finie, il se détend. Et c'est quand il est le plus détendu que boum, la publicité arrive. C'est d'une grande habileté.

Ainsi, cet espace m'intéressait, et aussi l'idée de dresser un programme de diffusion, d'utiliser le mode de diffusion en tant que tel, de sorte que la programmation devienne une sorte de montage. C'est tout-à-fait comme un montage. Chaque plan succède à l'autre, mais il faut deux semaines pour que l'ensemble soit complet, au lieu de cinq minutes. J'appelle cela une "micro-série" télévisée. Pour Reverse television, je suis allé voir à peu près quarante personnes dans la région de Boston; je suis entré tout droit chez elles, les ai fait asseoir dans le fauteuil le plus confortable de leur salon. J'ai cadré de telle sorte qu'on puisse voir leur corps en entier et une partie de l'endroit où elles vivent. Elles étaient assises, simplement et regardaient la caméra en silence.

Lors de la diffusion, à la fin du programme normal, la publicité serait arrivée et bang, il y aurait eu l'image d'une de ces personnes assises en silence. On les entend respirer, car le niveau d'enregistrement était très élevé, on entend les voitures qui passent en bas de chez elles; la personne se contente de regarder l'écran. Et puis elle disparaît. Il n'y aurait eu aucun signe de reconnaissance, aucun titre, rien. Et puis une heure après, il y en aurait eu une autre. Ceci aurait duré deux semaines.

- C'est la formule que la chaîne a refusée?

- Bien-sûr. Vous avez déjà mentionné le titre, qui a, selon eux, une sorte d'accent subversif. Ils ont immédiatement vu les choses comme cela. A la télévision, tout doit être encadré, c'est essentiellement un art du conditionnement En fait, ma bande devait apparaître comme venant du fond- de cet espace que sur les ordinateurs on appelle le champ de données ( le fond), qui n'existe que comme support à l'apparition des choses ( la figure). Ou cette notion qu'au-dessous de nous tous, il y a une espèce de continuum.

Ce qui m'a toujours fasciné dans la télévision, c'est qu'à tout moment, il y a des millions d'individus qui regardent chacun chez eux la même image . Le point de départ de cette bande était donc l'idée d'un espace: comme s'il y avait un drap recouvrant quelque chose, et que de temps en temps, il laisse entrevoir, par une fente, ce fond ou ce champ, qui est toujours là, en dessous. On le voit pendant un instant, et il disparaît. C'est un peu comme lire entre les lignes ou ouvrir un volet, pour avoir l'image de ce qu'il y a dehors.

Mais cette idée posait vraiment des problèmes aux gens de la télé et cela s'est soldé par une confrontation avec le directeur de la station, qui en l'absence de titre, refusait son feu vert. J'ai refusé de mettre un titre au début, parce que cela aurait vraiment cassé mon travail, mais j'ai été forcé d'en mettre un à la fin.

Ils voulaient que ce soit à chaque fois une description complète de la bande, parce qu'il faut, aussi, décrire avec des mots ce que tout le monde voit. Je m'en suis finalement sorti en ne mettant que mon nom et la date, ce qui était quand même un peu ridicule.

- La signature l'isolait comme pure et simple provocation d'artiste.

- Oui. Cela ne me plaisait pas, mais c'était le seul moyen pour qu'elle soit diffusée. Et puis ils ne voulaient pas m'accorder une minute par heure; ils ne l'ont programmée que cinq fois par jour, et ils voulaient que chaque spot ne dure que quinze secondes. Pour moi, c'était trop court, car mon idée était de casser l'attente du spectateur, pour qui la télévision, ce sont des mots.Quand quelqu'un paraît à l'écran, les gens s'attendent à ce qu'il ou elle parle, et quand il ne le fait pas, les gens pensent que c'est une fausse manoeuvre, que le présentateur a oublié de donner un signal. Ainsi, pendant dix ou quinze secondes, au début on est aux prises avec un problème, cette personne ne parle pas, et il faut dépasser ce stade. Je pense que mon travail est souvent lié à cette notion de dépassement, de coupure avec une espèce d'attente ou de modèle, qu'il y a un moment où il faut laisser tomber, réévaluer telle notion, et y revenir, dans un second temps. C'est le processus de la création - il ne s'agit pas de faire quelque chose de neuf, mais de formuler à nouveau quelque chose d'ancien. La découverte comme reconnaissance.

- Et l'une de vos méthodes pour parvenir à cela est la durée?

- Oui, parce que la pensée est fonction du temps. C'est pourquoi Hatsu Yume, par exemple, est si long. Dans cette bande, je voulais aller au-delà du désir, de même que dans mes portraits. Mais à la télévision, la durée est un luxe. Le temps est de l'argent, et quand quelque chose dure longtemps, les producteurs n'entendent que le bruit du tiroir-caisse. C'est aussi la raison pour laquelle tout est court, à la télévision. Finalement, nous avons trouvé un compromis, trente secondes pour chaque portrait, ce qui était trop court pour moi.

Le vidéo-disque.

- J'aimerais que nous parlions d'un autre de vos projets, celui où vous utilisez le vidéodisque, et que nous abordions aussi le phénomène du vidéo-disque en général.

- Le vidéo-disque est le plus grand changement intervenu dans la technologie de l'image en mouvement depuis trente-cinq ans. C'est le spectateur qui contrôle le processus du montage.

- Comment?

- Au sens propre. Quand vous passez un vidéo-disque, vous faites du montage. La notion de montage prendra un sens entièrement différent. Selon moi le processus a commencé avec les systèmes de montage par ordinateur, où les images sont encodées en terme de durée, et où, pour faire son montage, on élabore en fait un programme ou, pour le dire autrement, on marque les points.

- Qu'est-ce que le montage par ordinateur a changé pour vous, à part l'élément de précision?

- Avant, le montage était toujours un processus linéaire. Je ne fais pas seulement allusion au fait d'aligner les plans les uns derrière les autres, mais aussi au fait qu'à chaque coupure succède une autre coupure. L'ordinateur m'a appris qu'une bande peut être achevée avant d'être effectivement montée.

- Quel rapport tout cela a-t-il avec le vidéo-disque?

- Eh bien, ce qui m'a fasciné dans le montage par ordinateur, c'est qu'il faut qu'un champ ou un fond existe avant que l'ordinateur puisse faire quoi que ce soit ( j'ai déjà parlé de cela à propos de Reverse television). En introduisant la liste des plans dans l'ordinateur, vous décrivez le champ dans lequel l'ordinateur travaille. Dans le système du vidéo-disque, vous couchez l'information sur le disque lui-même: il y a 54 000 images sur chaque face d'un vidéo-disque (on appelle géographie de l’information ou géographie du disque la façon dont l'information est disposée sur un disque).

Bon, il n'y a aucune raison de passer ces 54 000 images dans l'ordre où elles ont été enregistrées. On peut théoriquement passer la n°1, la n°50 000, la n°4, la n°1700, etc., à la même vitesse, 30 images-seconde (dans le même système américain). C'est-à-dire qu'on peut passer d'un point quelconque à un autre.

- Quel genre d'effets pensez-vous que cela puisse produire?

- Pour commencer, prenons un exemple familier, l'enregistrement de deux personnes discutant dans un restaurant: dans le langage cinématographique normal, il y a trois plans fondamentaux: le plan d'ensemble, le plan moyen et le gros plan - et le montage reconstruit l'illusion du "temps réel" à partir de ces éléments distincts, comme si on passait de l'un à l'autre de ces différents points de l'espace au même rythme que le temps réel de la scène.

Avec le vidéo-disque, il est possible d'enregistrer ces différentes positions de caméra d'un coup et de les avoir toujours là, présentes. On pourrait enregistrer plus: 10, 20, 100. C'est comme un enregistrement sonore sur un magnétophone à dix pistes: dix micros dans une pièce, dix personnes en train de parler: à l'écoute, on a , en temps réel, ce que les différents micros ont enregistré en même temps, en des points différents. Et il est possible de passer sur n'importe quelle piste pendant le déroulement de la bande.

- C'est donc ce que vous projetez avec le vidéo-disque?

- C'est l'un de mes projets. Il s'agit d'avoir en parallèle différents angles de caméra ( comme on dirait dans le cinéma traditionnel). Si on veut observer la conversation du fond de la pièce- dans un plan d'ensemble- on le peut, et si l'on veut se diriger sur le type qui est en train de parler, c'est possible aussi. Mais, c'est fondamental, tout ce qu'on laisse de côté continue d'exister, là, alors que normalement, au cinéma, cela se retrouve sur le sol de la table de montage. Avec le vidéo-disque, regarder des images, c'est les monter.

La fin de la caméra

- Vous voulez dire maintenant qu'on a intégré les ordinateurs dans ce processus?

- Oui. En fait, le vidéo-disque représente la fusion des media les plus puissants de ce pays - la vidéo ( et, par conséquent le cinéma), et l'ordinateur. L'ordinateur est de plus en plus intégré à ces différents domaines. Comme le dit Youngblood, l'ordinateur finira par englober tous les médias, il sera tous les médias - tous les autres systèmes différenciés dont nous disposons actuellement. Ils conserveront leur personnalité, mais tous, y compris la photographie, le cinéma, l'écriture, fonctionneront à partir d'un certain code numérique. Alors la notion de traduction prendra des dimensions inouïes, parce que tout sera encodé de la même manière.

Le domaine de l'image par ordinateur est fascinant, il finira par remplacer ce qu'on appelle les images cinématographiques. J'attends impatiemment, j'espère que nous pourrons voir cela de notre vivant: la fin de la caméra! Quand je serai à Paris, j'achèterai une grande bouteille de champagne et la garderai pour ce jour là- je ne sais pas, dans dix, vingt, trente ans- pour le jour où il n'y aura plus de caméra. Je ferai sauter le bouchon, pour célébrer non pas une mort, mais une des mutations les plus importantes dans l'histoire des images. Cela sera peut-être comparable au sort qu'a connu la perspective, l'espace illusionniste de la Renaissance.

- Pourquoi est-ce si révolutionnaire?

- Depuis la caméra obscura, la lumière a été un préalable nécessaire à toutes les images, mais cela touche à sa fin. Nous serons bientôt capables de fabriquer des images complexes, réalistes, sans compter sur la lumière; et à partir du moment où la lumière n'est plus la condition et le matériau fondamental de l'image, on est dans le domaine de l'espace conceptuel.

- Oui, mais est-ce vraiment différent pour celui qui regarde l'image, dès lors que dans l'un ou l'autre cas, l'effet est le même?

- La différence importante réside dans le processus de fabrication de l'image. Comme vous le savez, un gros travail a été fait, au tournant du siècle, à l'époque où Einstein développait ses théories, sur la notion d'espace à quatre dimensions ( le travail de Duchamp en est l'exemple le plus évident).

Je fais en ce moment des recherches sur les travaux de cette période, notamment sur ceux de S.E. Hinton, qui cherchait à reproduire, au moyen d'une espèce de système mécanique qu'il avait inventé, le processus qui se déroule dans le cerveau lors de la perception d'un objet.

Par exemple, s'il y a un cube sur la table, vous savez dans votre tête, bien sûr, qu'il a une autre face, même si votre oeil ne la voit pas; c'est comme la face cachée de la lune. C'est le niveau conceptuel de toute image. Hinton travaillait sur des cubes spéciaux avec un certain système de couleurs, en espérant qu'on pourrait arriver, d'une manière ou d'une autre, à percevoir toutes les faces d'un cube d'un coup.

La véritable nature de notre rapport au réel ne réside pas dans l'impression visuelle, mais dans les modèles formalisés des objets et de l'espace que le cerveau crée à partir des sensations visuelles. L'image n'est que la source, la donnée que l'on entre. Bon, il s'agit de créer des images en ne prenant plus du tout la lumière comme fondement, s'il s'agit de construire des images conceptuelles, encore une fois, on trace des cartes géographiques. Par exemple, dans le processus de construction de l'image à trois dimensions par ordinateur, le choix du point de vue vient en dernier.

- Ce qui, avec la caméra, vient en premier.

- Exactement. Ainsi, si on voulait construire sur ordinateur une image de cette pièce, on ne prendrait pas de caméra, on mesurerait tous les objets, à leur place, en centimètres et millimètres. Puis on entrerait tout cela dans l'ordinateur et on aurait la pièce.

Et le point de vue?

- Et le point de vue?

- D'accord, où est le point de vue? La pièce est là dans son entier- le dessous et le dessus de la table, tous les livres- ce n'est pas une image, c'est de l'information organisée. Puis en dernier, vous choisissez un point de vue. On appelle encore cela " la caméra " sur les ordinateurs, même si une telle caméra n'existe pas. C'est comme dans Tron, que le studio Walt-Disney a produit il y a quelques années- c'était un très mauvais film, mais il était fascinant de voir des mouvements traditionnels de caméra ( l'espèce de grand balayage panoramique et le plan sur le crâne) transposés dans le programme d'un ordinateur qui lui, n'a pas du tout à faire ce genre de choses. Mais ils l'ont fait quand même! C'est incroyable! Ce sont toujours les conventions des hommes qui sont un facteur de limitation, et non la technologie. Pour en revenir à l'exemple de cette pièce où nous sommes, pour en avoir une image, on fixe par exemple un point de vue à un mètre du mur A, et à deux mètres du mur B, à cinquante mètres de hauteur, tourné dans telle direction, etc. on le décrit entièrement en termes mathématiques.

Les objectifs deviennent des algorithmes, des équations.

C'est bien sûr de cette façon qu'on a fabriqué les objectifs, à l'origine , au moyen de calculs d'optique, sauf que dans un ordinateur, les calculs d'optique ne servent pas à construire un objet matériel appelé objectif, mais à déterminer comment la lumière se conduit dans l'espace. Un grand angulaire devient une certaine équation, que l'on tape sur le clavier une fois qu'on a déterminé le point de vue, et le tour est joué.

On commence par entrer dans la base de données de l'ordinateur les lois de l'optique, les images d'objets viennent plus tard.

- Mais les images de synthèse qu'on voit aujourd'hui sont si simples, si primitives- comme des dessins animés!

- Oui, bien sûr, mais nous parlons d'images d'un tout autre niveau. La prochaine générations d'ordinateurs produira des images équivalentes à celles que donne la caméra.

Aujourd'hui, la caméra demeure encore le meilleur moyen de générer des images "réalistes". Et cela durera encore un certain temps. Mais une fois que les ordinateurs auront atteint un très haut niveau dans la résolution des images et la quantité d'informations qu'elles contiennent, on ne pourra pas faire la différence. Et cela n'aura pas d'importance.

La conception qu'on a de la caméra devrait aussi entièrement se modifier.

- Par exemple?

- On pourrait avec un sonar, vous savez, à partir du son, relever toutes les informations contenues dans cette pièce et en tirer une image de synthèse très honnête. C'est ce qu'on utilise dans les sous-marins: on envoie des ondes sonores qui rebondissent sur les objets environnants et reviennent, créant une impression sonore.

Alors mettez cette "caméra" sonar ici, et elle enverra des ondes dans toute la pièce, qui heurteront les objets, reviendront et seront enregistrées.

Ce n'est pas du tout un enregistrement visuel, mais acoustique, c'est un mapping sonore. C'est de cette manière qu'on établit des cartes du fond de l'océan et cela pourrait être un moyen tout à fait valable de créer une image de synthèse de cette pièce.

Avancer vers le passé

- J'ai remarqué, dans l'un de vos articles sur cette question de l'évolution des techniques, de nombreuses références à la culture orientale. L'imagerie et les idées venues d'Orient sont également très présentes dans vos vidéogrammes. Quel rapport voyez-vous entre ces choses?

- Je me suis rendu compte qu'il y avait un lien puissant, ou un lien virtuel, entre la technologie dans son évolution actuelle et les cultures artistiques traditionnelles de l'Orient. Ou même avec la culture occidentale d'avant la Renaissance, quand ses modèles étaient très proches de ceux de la culture orientale.

Et curieusement, l'un des points de rupture les plus importants entre ces cultures a été la restructuration de l'image à travers les lois de la perspective - avec Brunelleschi et la formulation d'un espace illusionniste.

Je pense qu'en rompant avec le principe de la lumière comme fondement de l'image, on en reviendra, de manière inattendue, à certains aspects de la tradition antérieure, notamment à la manière dont on concevait les images au Moyen-Age en Europe, et dont on les conçoit encore de nos jours en Orient.

L'image n'est pas considérée comme un arrêt du temps, une action suspendue , un effet de la lumière- rien de tout cela. On pense qu'elle existe dans la tête du spectateur. C'est une projection du spectateur et c'est l'interaction entre le spectateur et l'image qui compte.

L'image tend à ressembler plutôt à un diagramme. Le mandala, par exemple, représente, sous forme de diagramme ou de schéma, un système plus vaste et non pas un objet tel qu'il apparaît pour l'oeil.

- Pour l'oeil extérieur...

- Oui, c'est tout à fait fondamental. La technologie nous amènera à construire les objets selon un processus allant de l'intérieur vers l'extérieur, plutôt que l'inverse.

- Vous pensez donc que la technologie porte en elle-même un retour à toute une série d'anciennes conceptions et instaure une espèce de lien universel, si je comprends bien.

- Oui. Je pense qu'il était historiquement nécessaire qu'arrivés à notre époque, nous découvrions et apprenions encore plus de choses sur notre passé. Nous avançons vers le passé autant que vers le futur.

C'est une progression organique. Comme la naissance des arbres - un arbre ne croît pas. Il rayonne à partir de son centre, il se développe suivant des cercles concentriques.Coupez-le transversalement, vous verrez des cercles concentriques. L'homme aussi se développe selon ce schéma.

Voyez par exemple comme la technologie de la vidéo a ramené les artistes à la peinture, une fois qu'ils ont effectué le passage nécessaire et qu'ils se sont perfectionnés dans la manipulation électronique de la ligne et de la couleur. C'est la première étape- les premières images vidéo sans caméra. Et bientôt, les images seront formées à partir d'un système logique, presque comme on fait de la philosophie- on décrira les objets à partir de principes et de codifications mathématiques au lieu d'arrêter dans le temps des ondes lumineuses. C'est d'ailleurs ce qui constitue la réalité intrinsèque des objets dans l'art oriental traditionnel.

Un rapport physique à l'ordinateur

- A ce niveau, il deviendra quasi essentiel pour l'artiste qui désirera manipuler des images, de connaître la technologie à fond.

- Oui, mais je pense que cela a toujours été le cas, quand on veut être un bon pianiste, il faut connaître le fonctionnement mécanique du piano. C'est une obligation. En ce qui concerne la vidéo, c'est un problème, parce que c'est une technologie coûteuse et exclusive. Elle n'est pas toujours accessible, un grand fossé s'est créé entre la haute technologie et la technologie courante. Par exemple une bande comme Hatsu Yume, que j'ai faite grâce au lien particulier que j'avais avec Sony en tant qu’" artiste attaché ", n'aurait jamais pu être réalisée avec les systèmes vidéo que j'aurais pu me procurer aux Etats-Unis. A chaque fois qu'on parle de la vidéo, il faut prendre en compte le facteur économique, qui tient une place énorme. Encore une fois, c'est comme le piano, si on ne dépense pas beaucoup d'argent pour l'instrument, on continue à tâtonner avec des bribes, on ne pense pas vraiment la musique. C'est vrai que tout cela fait partie du métier.

- Oui, mais dans ce cas précis, la complexité de l'objet est phénoménale.

- Pour nous, oui, mais regardez les gosses jouer avec les ordinateurs. La différence, c'est que les talents dont nous avons besoin aujourd'hui, non seulement pour faire des images vidéo, mais pour presque toutes nos actions quotidiennes, sont de moins en moins ceux dont nous sommes dotés en naissant. Dès la naissance, nous fonctionnons à partir de la manipulation, qui structure le processus de la pensée- de la main à la bouche, de la main à l'oeil. Notre pensée est fondée sur la réalité physique, comme lorsqu'on se brûle la main au feu et qu'on prend de l'argile pour lui donner une forme, le manipuler physiquement. Nous avons acquis un très haut niveau d'intelligence pratique. Aujourd’hui, le rapport à l'ordinateur est incroyablement fastidieux parce que, jusqu'à présent, il est purement intellectuel, sans être physique en même temps. Avec l'ordinateur, l'esprit et le corps sont séparés. Si on veut du rouge, on tape: R.O.U.G.E. L'ordinateur rend toute chose abstraite, puisqu'elle doit être symbolisée par des mots. Quand on a un stylo ou un pinceau rouge, on y va: pfffff.... C'est une expérience directe, immédiatement compréhensible. Par exemple, au lieu d'appuyer sur "edit" et de taper les numéros d'images, je préfère, et de loin, bouger un objet avec ma main. C'est ce qui est visé par l'adjectif "convivial": intégrer l'ordinateur dans un rapport naturel. Le temps passant, le rapport aux ordinateurs devient moins intellectuel, plus physique. C'est l'évolution de la technologie. L'image que j'ai jusqu'à présent est plutôt celle d'un singe manipulant un outil non identifié.

- Donc dans un certain sens, nous en revenons à vos premières bandes: par exemple celle où vous éraflez le mur d'un couloir en allant et venant avec votre caméra.

- Oui, toujours le cercle.

Entretien réalisé par Raymond Bellour. 1984.


La sculpture du temps(Edit)

''Entretien avec Bill Viola par Raymond Bellour

Cahiers du Cinéma n°379- Janvier 1986''

Il y a deux vidéos américaines. La première est extravertie, frénétique, ludique. Elle détourne les machines, s’attaque aux images, combat de front le monstre froid dont elle naît, s’amuse à le doubler: elle transforme la télévision en visions, vitesses, intensités, elle l’accélère ou la ralentit, elle la dénature, comme les futurismes (russe et italien) retravaillaient la langue bouleversée par un trop de révolutions. De cette vidéo porteuse, dont les têtes de fusée sa détachent pour faire face aux défis planétaires de la technologie, Nam June Paik a été le fondateur et le héros. Il en a inventé les positions, les gestes, les idées. Il n’a cessé d’en étendre l’empire. Comme Lumière enregistrant en continu ses repas de famille ou la sortie des usines, comme Méliès bricolant les trucages qui ont modelé la technique du cinéma et son imaginaire. Comme Vertov plus tard, recherchant la vitesse des images, ou Godard aujourd’hui: actualité, contemporanéité.

Dans ce mouvement, une autre vidéo est née. Tout comme la première, mais néanmoins très différente. Plus silencieuse, hantée par les dilemmes de sa propre possibilité, animée d’un profond mouvement intérieur. Moins soucieuse de visibilité, de défi, de spectacle et d’immédiateté. Moins transformatrice en somme, et sans doute plus constructrice. Elle croit au génie des machines, mais pour nourrir l’intimité de sa démarche. Elle n’est pas indifférente à la télévision -comment l’être- mais elle s’en tient à distance. Elle est très loin du cinéma; elle le concerne pourtant directement. Aujourd’hui où tout devient si mélangé, dans le royaume incertain des images, un quelconque " salut " du cinéma pourrait venir aussi de ce qui lui est apparemment le plus lointain.

Bill Viola me semble incarner au plus près cette exigence si vive de la vidéo américaine. D’où un désir d’en savoir plus, et de l’interroger, longuement. Désir de faire le point sur cette oeuvre déjà considérable, diverse, si fortement centrée sur elle-même. Viola se présente suffisamment, de façon très concrète, dans cet entretien, pour qu’il y ait beaucoup à ajouter. Je voudrais seulement, pour mieux le situer (et évoquer aussi quelque chose dont nous n’avons pas parlé: ses installations) m’arrêter un instant sur l’une d’elles: Room for Saint-John of the Cross (1983). Elle me semble, parmi les vingt-neuf installations qu’il a réalisées depuis 1972, avoir un privilège. Contrairement à beaucoup d’autres, elle n’a pas été un terrain d’expérience qui a permis ensuite à Viola de reformuler une même recherche à travers une bande. Au contraire, on retrouve dans son Saint-Jean -de-la-Croix un extrait de l’une de ses bandes les plus fortes, Ancient of Days. Il fait ainsi un retour sur lui-même et exprime, je crois, ce qu’est pour lui la vidéo.

La pièce est noire. Sur un très grand écran, qui couvre à demi le mur du fond, des images de montagne, en noir et blanc, défilent, animées d’un mouvement instable, rapide, perpétuel. Le vent souffle, le bruit est assourdissant. Au centre de la pièce, un volume reproduit la cellule dans laquelle Saint-Jean-de-la-Croix fut enfermé pendant neuf mois en 1577. Le regard du spectateur qui se penche pénètre par une petite ouverture à l’intérieur du cube faiblement éclairé: une table, un verre, un pichet d’eau, un minuscule moniteur couleur. A l’image, une montagne, en plan fixe et en temps réel (c’est l’extrait de Ancient of Days). On devine à peine le mouvement qui agite les arbres et les buissons. Dans la cellule, une voix qui semble monter du sol récite en espagnol des poèmes, une voix tout juste audible, recouverte par le mugissement du vent.

Tout se joue sur la mise en rapport des deux espaces. De même qu’on entend le vent dans la cellule, on peut difficilement voir l’image entière sur le grand écran sans être gêné par un des angles du volume central. Tout se joue sur la position (physique et psychique) que le spectateur, partagé entre un dedans et un dehors (des dedans et des dehors), est conduit à s’inventer.

Mais pourquoi Saint-Jean-de-la-Croix? Pour exprimer ce qui a pris aujourd’hui la place de Dieu. Dans sa cellule sans fenêtre, on peut penser que Saint-Jean imaginait un paysage: il avait l’image intérieure d’une perception. Il s’en inspire pour plonger dans la " Nuit obscure " et y rencontrer Dieu. Pure image intérieure, qui se métamorphose en poème. Hanté par " l’irrésistible pouvoir du paysage ", Bill Viola tend par la vidéo à une relation du même ordre; entre la perception et l’image mentale. Leur rapport de transformation et de métamorphose est ce qui l’intéresse. Quand il met le petit moniteur dans la cellule et la cellule dans une immense boîte noire, Viola construit une machinerie qui cherche à représenter le fonctionnement de l’esprit, comme celui de l’outil-vidéo qui en est la stimulation. Viola nous rappelle ainsi que la vidéo est en elle-même un double permanent du paysage, de tout ce que regarde la caméra devenue l’oeil possible du nouveau mystique. Il nous dit ensuite que cette perception continue est branchée sur un grondement intérieur: une sorte de fureur organique, un flot ininterrompu d’image-sons. C’est en accueillant cette force qu’on métamorphose la perception-vidéo, et qu’on la transforme en poème. Qu’on passe et repasse du dedans au dehors de l’image. Dans des bandes, comme dans une installation.

Les bandes de Viola, on le verra, se développent selon quatre grands principes. Elles figurent des expériences-limites, des situations extrêmes, de sorte que celui qui les filme comme celui qui les regarde se retrouve toujours un peu dans la peau de Saint-Jean. Qu’il choisisse ou non de se mettre en scène lui-même, Viola donne toujours de son corps à l’image: lorsqu’il s’enferme par exemple trois jours et trois nuits sans dormir pour tourner Reasons for Knocking at an Empty House, ou s’enfonce dans le désert de Chott-el-Djerid où l’image se transforme comme d’elle-même en mirage. Pour chacune de ses bandes, Viola met au point un dispositif technique, la plupart du temps très complexe, parfois rudimentaire: ce dispositif émane directement de son " sujet ", de l’expérience qu’il cherche à provoquer et à communiquer. Il concerne ainsi toujours des propriétés de l’esprit et du corps humain, dont la technologie permet de donner une image parce qu’elle en est elle-même l’image et l’émanation. Aussi, troisième caractère, ses bandes ont-elles pour sujet des thèmes à la fois minces et immenses (isolés ou tissés en réseaux): un cri, la naissance, la veille et le sommeil, le froid, le chaud, le phototropisme, les cycles de la nuit et du jour, de l’ombre et de la lumière, le rythme, l’infiniment grand et l’infiniment petit, la réversibilité du temps et, toujours, les aventures de la perception. Fictions élémentaires, invisibles à l’oeil nu, l’oeil banal, insouciant, inattentif, mais rendues visibles à l’oeil (et à l’oreille) supra-sensible de la vidéo par un observateur méticuleux et passionné. Enfin, toutes les bandes ont aussi pour sujet, ou plutôt pour matière première, le temps. C’est tout simple: il faut à la bande achevée un temps et un tempo tels que le spectateur puisse revivre le temps nécessaire à l’expérience et qu’il ressente, même s’ils lui demeurent en partie mystérieux, temps de contemplation et d’analyse: c’est le temps supposé, chez un spectateur disponible, pour voir et pour comprendre. Se voir et se comprendre.

Viola, homme d’image et de son, m’évoque spontanément un poète ou un savant. Michaux ou Lévi-Strauss. Mais pour continuer à filer la métaphore cinéma qui nous est proche, disons que si Paik est à la fois le Lumière et le Méliès de l’art-vidéo, Viola pourrait en être le Fritz Lang. Pour son juste regard. Ou le Godard (un autre des Godard possibles): pour sa quête d’un corps à partir duquel poser ce regard. Il n’y a pas si loin des métaphores " naturelles " par lesquelles Godard cherche à réinventer le cinéma autour du corps d’une Vierge Marie, au travail d’image-paysage que Viola nous propose à travers la voix de Saint-Jean.

R.B


Entretien avec Bill Viola(Edit)

Apprentissage

-Parlons d’abord un peu de votre itinéraire. La vidéo était une technique toute nouvelle quand vous avez commencé à l’utiliser. Pourquoi vous a-t-elle attiré au début?

- Pour un tas de mauvaises raisons, sans doute. J’étais étudiant en art plastique à l’Université de Syracuse et j’étais l’un des plus mauvais du cours de peinture. Les études étaient très traditionnelles: on nous faisait dessiner à longueur de journée des pommes et des oranges sur une table, ou des modèles nus, comme au XIIe siècle. L’enseignement n’incluait même pas encore la peinture abstraite. Pendant ce temps, autour de nous, c’était l’explosion des médias, de l’information, mais à l’école, rien ne passait de cette nouvelle approche des choses que le software introduisait. Comme la plupart des écoles d’art plastique, l’enseignement de l’art tournait autour de la notion d’atelier: il s’agissait de fabriquer des objets.

- Comme le ferait un menuisier?

- Oui. Si on me donnait à faire une boîte carrée, l’un des coins se collait sur un autre, et quand je faisais un chose avec un tiroir, il était impossible de le fermer. Je ne le sentais pas. Je me débrouillais vraiment très mal, et j’étais sur le point d’abandonner les cours quand je fus sauvé par Jack Nelson. Ce professeur créa une section destinée à accueillir tous les étudiants qui ne s’adaptaient pas dans les autres sections, une sorte de refuges pour orphelins. Cela s’appelait l’ "experimental studio ", et c’était un espace de liberté totale. Nelson est l’un de ceux qui a introduit le Super 8 dans cette université, et plus tard la vidéo . Il ne connaissait même pas son fonctionnement, mais il pensait que c’était une nécessité, et que les étudiants trouveraient le mode d’emploi- c’était un enseignant à l’esprit ouvert, comme il y en a peu. C’était en 1970. Jusque là, seule la musique m’avait vraiment intéressé. Et c’est resté une chose très importante pour moi.

- L’avez-vous étudié?

- De manière informelle. J’ai joué de la batterie dans des orchestres de rock quand j’étais au lycée, puis à l’université. Mon existence entière était focalisée là-dessus. C’était la première fois que je travaillais vraiment quelque chose, que j’allais plus loin que ce qu’on accepte de la part d’un débutant. Cela m’a marqué et m’a aidé à progresser dans mon travail de vidéo. A l’université, j’ai pris aussi des cours de musique électronique. Nous avions un synthétiseur , un des premiers modèles sortis, le Moog (du nom de son inventeur); travailler avec cet instrument, c’était comme faire de la sculpture. J’avais toujours aimé les magnétophones, les micros et cela m’a conduit plus loin dans l’électronique et la technique. Maintenant, je conseille toujours à mes étudiants de suivre un cours de musique électronique, parce que la technologie de la vidéo a beaucoup emprunté à celle de la musique électronique, qui vient du téléphone. En fait, les medias doivent beaucoup au téléphone, qui ramène tout à la communication.

- Donc, pour vous, c’était l’aspect technique de la musique électronique qui était le plus important?

- Cela m’a fait sentir que le signal électronique était un matériau avec lequel on pouvait travailler. Ce fut là encore une découverte importante pour moi. Cela a supplée aux insuffisances dont j’avais preuve dans les cours d’art plastique, et m’a appris comment aborder ces fréquences électroniques intangibles. La manipulation est fondamentale dans nos processus de pensée (voyez comment le bébé apprend). C’est pourquoi la plupart des gens ont tant de mal à aborder les médias électroniques. C’est quand les énergies électroniques sont devenues pour moi aussi concrètes que les sons pour un compositeur que j’ai vraiment commencé à apprendre, et que le processus m’est apparu aussi simple et essentiel que de la sculpture. C’est ainsi que, peu de temps après, mon passage à la vidéo a été très facile, je n’y ai jamais pensé en termes d’image, mais plutôt en termes de processus électronique, de signal.

- Et bien qu’il y ait eu une caméra Super 8 dans votre section, vous n’avez pas été tout de suite intéressé?

- Non, j’étais trop impatient. J’aurais filmé, et j’aurais voulu voir le résultat immédiat. Dès que j’ai vu la vidéo, que je l’ai touchée, ça y était. Sans problème.

- Et depuis, vous vous êtes mis à faire régulièrement de la vidéo?

- Oui, j’ai fait plus de bandes en 1973 que durant n’importe quelle autre année.

Feed-back.

- Comparant toutes ces bandes, que je ne connais pas, à vos productions suivantes, comment les décririez-vous?

- Red Tape, qui date de 1975 était une sorte de transition. Avant, mes bandes étaient didactiques, le contenu c’était le médium, un peu comme dans le film structuraliste. Je pense que nous étions tous complètement focalisés sur le médium. Nous avions appris à connaître ses possibilités. Faire une bande, c’était donc un moyen de découvrir la vidéo, et de faire des démonstrations.

- Vous voulez dire que chaque bande traitait un problème spécifique?

- Oui. Par exemple, j’ai fait en 1973 Passage series. C’est une série de trois ou quatre bandes, chacune d’entre elles traitant un problème différent. Dans l’une d’elles, par exemple, j’ai découvert qu’il y avait une énorme différence entre un zoom et une dolly (le zoom étant encore de nos jours, je crois, ce dont on abuse le plus en vidéo: les caméras se sont toujours équipées, et tout le monde en use comme par un réflexe pavlovien). Dans un couloir, on a une perspective, le point de fuite de la Renaissance, et je me suis rendu compte qu’on pouvait faire un zoom- avant sans qu’il y ait un grand changement dans l’image si le couloir était assez long. J’ai essayé de faire une petite expérience, consistant à marcher jusqu’au bout du couloir d’une manière qui ressemblerait à un zoom, puis de faire un zoom- avant comme si la caméra était tenue par quelqu’un qui marche. Finalement, j’ai pris la caméra et je l’ai mise contre le mur de ce très long couloir, et je l’ai fait glisser tout le long des murs, aller et retour. On voit l’éraflure que la caméra fait sur le mur défiler sur le côté de l’image. Le son était très fort.

- Cela a tout à fait l’air d’un exercice.

- Oui, je faisais, cette fois-ci sous une forme concrète, l’expérience de ce couloir, une translation, de sorte qu’au lieu de se transformer en image, le couloir devenait tangible, concret. La plupart de ces problèmes et de ces expériences m’avaient été suggérés par mes études sur la perception et sur la psychologie expérimentale, dont Mac Luhan m’avait fait découvrir l’importance. Quand j’ai commencé à faire de la vidéo, les premières années, j’étais immergé dans l’électronique, les synthétiseurs, le traitement de l’image, je construisais des petits circuits, je faisais des montages personnels. Puis j’ai fait une autre bande, également en 1973, Information: j’étais en train d’utiliser deux machines pour faire une copie, quand j’ai branché la borne de sortie sur la borne d ’entrée de la même machine, par accident; j’ai enclenché l’enregistrement et il y a eu soudain un étrange feed-back, un signal qui n’était pas du tout un signal, mais comme il parcourait toute l’installation du studio - le mélangeur, le " chroma keyer ", tous les moniteurs - chaque fois que je poussais le bouton, cela donnait quelque chose de différent. Je n’avais jamais fait une bande aussi bonne (rires). J’ai eu le sentiment que si mon résultat le meilleur était le fruit d’une erreur, c’est qu’il me fallait approfondir mes connaissances.

Jusqu’alors, j’avais pensé que faire de la vidéo, c’était prendre la technologie comme matériau, mais je me suis rendu compte que j’avais tort, ou que ce n’était vrai qu’à moitié. A part égale, il y a aussi le système de la perception humaine. Alors je me suis dit: " Non seulement tu dois savoir comment marche la caméra, mais aussi comment fonctionne l’oeil, l’oreille, comment le cerveau traite l’information ". Cela m’a ouvert un champ tout nouveau, qui a défini mon travail ultérieur. J’en suis venu à considérer la vidéo comme un système vivant.

- Comment cela a-t-il influencé votre façon d’utiliser la technologie?

- Je me suis reposé de moins en moins sur elle. J’ai acquis le sentiment - qui ne fit que s’amplifier- qu’il y avait " là-bas " en permanence une présence invisible, ou un élément manquant avec lequel il était nécessaire d’entrer en contact pour que le travail soit vivant. C’était là en puissance et, du coup, le travail immédiat, l’enregistrement, était incomplet. Cet élément, c’est bien sûr le spectateur, ou la fonction de spectateur, autre pôle du système; la nature fondamentale du travail à la vidéo, c’est l’interaction dynamique entre les deux, et non la technologie et le langage de la vidéo à eux seuls.

- Etiez-vous alors influencé par d’autres travaux en vidéo?

- Disons d’abord que c’était une période privilégiée pour faire de la vidéo, j’ai eu beaucoup de chance d’être étudiant à ce moment-là. Et, bien qu’encore étudiant, je participais à des manifestations en même temps que des gens comme Nam June Paik, Bruce Naumann, Richard Serra, Peter Campus - tous les artistes les plus importants des débuts de la vidéo. Aucun n’avait fait plus de bandes qu’un autre, à cette époque. C’était encore tout nouveau: nous faisions ensemble les mêmes découvertes. Au début, mes influences se situaient plutôt dans le monde de l’art, notamment du côté du performance art, qui en était alors à ses débuts. Un peu plus tard, je me suis intéressé aussi au cinéma expérimental. Un de mes amis m’a emmené voir les films de Michael Snow, Ken Jacobs, Hollis Frampton, Stan Brackage.

The Reflecting Pool

''- Pour situer un peu mieux votre travail, j’aimerais que nous nous attardions sur The Reflecting Pool (1977-1980) et en particulier sur la bande la plus courte, la première de celles qui composent cette série , et qui dure sept minutes. Voici comment je le décrirais. La caméra est immobile. Au premier plan il y a un étang, ou une mare, et à l’arrière-plan, une forêt. Tout le temps que dure le vidéogramme, on entend un son ressemblant au bruit du vent, et d’une intensité variable. Un homme, vous, émerge de la forêt, on voit son reflet dans l’eau, il reste là, debout pendant longtemps, et soudain saute, mais son corps s’immobilise en l’air au-dessus de l’eau. Dans la mare, la lumière change, l’eau est animée de mouvements divers. Le reflet réapparaît. La figure immobilisée s’évanouit graduellement dans le paysage. Encore des mouvements dans l’eau, cette fois-ci en marche arrière. Puis le reflet tout seul. L’eau devient noire, puis reprend sa couleur d’origine, et soudain, un homme, le même, émerge de l’eau, nu, il nous tourne le dos; il grimpe sur la berge et disparaît dans la forêt, en petits mouvements fragmentés.

D’abord comment tout ceci a-t-il été fait, techniquement?''

- Aujourd’hui ce serait plus facile à faire que quand je l’ai fait il y a quelques années. Le point essentiel, c’est que, comme dans beaucoup de mes autres travaux, la caméra ne bouge pas. Garder la caméra à la même place veut dire automatiquement que tout objet qui n’a pas bougé au cours des différents enregistrements peut être repéré (aligné) à nouveau, fragmenté, rassemblé, et son image totalement reconstruite. C’est ainsi que l’image obtenue montre un espace cohérent où rien ne manque mais, en fait, elle est constituée de plusieurs zones spécifiques, qui ont été découpées dans des sections de temps distinctes. Pendant toute une période, j’ai travaillé sur cette question: je cherchais à combiner des niveaux de temps différents à l’intérieur de la même image, pour échapper à la stricte dépendance de cet espèce de temps absolu généré par le fonctionnement même de la vidéo. Je disposais, pour cette bande, de trois éléments, ou couches, qui étaient trois enregistrements (ou série d’enregistrements) distincts. D’abord, une série d’enregistrements de tout ce qui arrivait dans la mare. En second lieu, un enregistrement de la scène où je sors de la forêt et saute dans l’eau. Et enfin, un enregistrement de la scène complètement vide, sans personnage. Le montage final a été obtenu par étapes. J’ai d’abord combiné les diverses actions spontanées que j’avais accomplies près de la mare: j’avais jeté des objets dans l’eau, marché près du bord pour montrer son reflet, etc., et cela m’a donné un pré-montage; j’ai utilisé des fondus enchaînés très lents pour lier chacun des événements se déroulant autour de la mare, de sorte à créer l’apparence d’une activité sans cesse renaissante. Cela m’a donné ma source numéro un. La source numéro deux, c’était ma sortie de la forêt, mon saut, et l’arrêt-image sur le saut. Ensuite intervient la partie bricolage: j’ai d’abord relevé sur le moniteur la forme exacte de la mare sur l’image. Puis j’ai dessiné sur un carton ses contours, que j’ai remplis de blanc, le reste étant noir, et j’ai posé le carton sur un support, dans le studio (cela pourrait être généré électroniquement aujourd’hui mais, quand je l’ai fait, de nombreux studios utilisaient encore des cartons dessinés pour les titrages). Nous avons dirigé l’objectif de la caméra vidéo sur le carton et, avec le zoom, nous avons fait coïncider les formes dessinées sur le carton noir et blanc avec l’image du plan d’origine aussi précisément que possible. Ensuite nous avons fait ce qu’on appelle une " external key ".

- Vous pourriez peut-être expliquer brièvement ce que c’est?

- En vidéo, il y a deux sortes d’incrustations. L’incrustation, c’est cet effet de découpage qu’on utilise par exemple au journal télévisé, qui permet d’entremêler deux images distinctes. Une incrustation peut être déterminée soit par la différence de luminosité entre deux parties d’une image (" luminance-key "). Dans l’incrustation normale, on pointe la caméra sur un objet, par exemple le présentateur du journal se détachant sur un fond bleu, et on " découpe " son contour électroniquement, en laissant de côté tout ce qui dans l’image est de cette couleur bleue particulière. Ensuite, une autre source est insérée à la place de la page bleue qui était derrière lui. Dans l’ " external key ", on fait la même chose, mais en plus, on remplit la forme du journaliste avec une deuxième source, différente, de sorte que la seule chose qui reste de l’image d’origine est sa forme. On ne voit plus son visage, son contour est rempli par une autre image, et autour de lui, il y a une seconde image. C’est ce procédé que j’ai utilisé: le carton lui-même a disparu, et il n’en est resté que deux niveaux différents de lumière, noir et blanc, nécessaires pour découper l’incrustation. Ils correspondaient d’une part à la mare, d’autre part à l’arrière-plan. J’ai inséré dans la forme de la mare le prémontage que j’avais fait en premier, avec tous les changements et mes actions, et j’ai utilisé un " soft key " (une incrustation à bords flous) pour découper ses contours: par ce procédé, les contours de la forme qui fait l’objet de trucage sont adoucis et se mélangent avec le fond. Les deux autres enregistrements- moi, sortant de la forêt, sautant et m’immobilisant en l’air, et le plan de l’espace sans rien en temps réel-, je les ai reliés par un long fondu-enchaîné (d’environ trois ou quatre minutes), qui commence sur la figure immobilisée et son arrière-plan, et finit sur l’arrière-plan vide. Le personnage semble disparaître dans le paysage. Pendant ce temps, les séquences d’activité dans et autour de la mare ne sont visibles qu’à l’intérieur des contours de celle-ci, sous forme de reflets et d’ondulations à la surface de l’eau dans une scène par ailleurs immobile ou vide. Finalement, j’ai fait un dernier fondu de l’image où je sors de la mare et où je retourne dans les bois. Ainsi l’image est fragmentée en trois niveaux de temps distincts (temps réel, temps suspendu, laps de temps) et reconstruite de telle sorte qu’elle ressemble à l’image d’un espace unique, puisque ses lignes de division suivent la composition de la scène d’origine. C’est vraiment comme si on sculptait du temps.

- Quelles étaient les idées que vous vouliez faire passer?

- Dans un sens, c’était une recherche sur l’idée première du Baptisme: dégager, purifier, et aussi traverser, briser l’illusion. L’eau est un symbole très puissant et très évident de purification, et aussi de naissance, et même de mort. Nous venons de l’eau et en un sens, nous glissons à nouveau dans sa masse indifférenciée, lors de notre mort. L’émergence du personnage solitaire, c’est le processus de différenciation ou d’individuation à partir de la nature indifférenciée. Je suggère aussi que les événements de ce monde sont illusoires ou éphémères, puisqu’ils ne sont visibles que comme reflets sur la surface de l’eau. La réalité n’est jamais perçue directement - c’est la Caverne de Platon.

- Et puis vous sortez de l’eau...

- Oui. Je sors de l’eau. L’élément le plus significatif est le saut arrêté. C’est une transformation; à la base, il y a le désir de lâcher prise, cela a un certain rapport avec la mort, ou avec l’abandon des choses que l’on connaît, tout laisser aller. L’image que j’ai en tête est celle d’une falaise, on est tout au bord et on doit décider d’avancer ou de reculer. A mon avais, il faut sauter.

- The Reflecting Pool est l’une des cinq bandes vidéo que vous avez regroupées en une série. Comment sont-elles articulées entre elles?

- Quand j’ai commencé à faire de la vidéo, je mettais plusieurs vidéogrammes ensemble pour tout avoir sur une seule bande. Puis je me suis rendu compte qu’à l’évidence, ils s’influençaient les uns les autres et que je pourrais faire une espèce de métavidéogramme composé de parties discontinues, mais qu’on pourrait cependant considérer comme un seul et unique travail. Cela ressemblerait à un album de disques dont on peut choisir d’écouter une chanson, ou qu’on peut se passer en entier. La première fois que j’ai fait cela, c’était pour Red Tape, et la dernière fois, pour The Reflecting Pool.

- Quelle est l’idée qui parcourt cette série?

- C’est l’idée de ce que j’appelle le voyage individuel: le cycle de la naissance et de la mort qui se répète. La seconde bande, Moonblood, peut être mise en rapport avec la naissance; il s’agit d’une femme, la femme comme source- la Mère, le principe de féminité au sens large.

Puis vient Silent life, portrait de bébés, qui paraît être l’épisode le plus transparent, mais j’aime la façon dont il fonctionne dans cette série. C’est un simple enregistrement - sans effet- de style purement documentaire, en surface, cela ressemble à du reportage vidéo. Du fait qu’il s’agit de nouveau-nés , le rapport avec la naissance est évident, mais dans un sens, c’est la première fois que la mort apparaît clairement et avec force dans cette vidéo. Les bébés n’ont que quelques jours. Je me suis contenté de les observer de très près avec ma caméra, alors qu’ils faisaient l’expérience des premiers moments et des premières images de la vie- des premières pensées. Cela se voit sur leurs visages. C’était très fort. Par moments aussi, ils ressemblent à des vieillards ratatinés attendant la mort. La vieillesse comme l’enfance.

Ensuite, c’est Ancient of days: là, je voulais traiter le temps de façon directe, l’effet de durée, le temps comme force qui détruit et cependant donne la vie. Les principes complémentaires de croissance et de déclin- ou la force unique et globale de changement et de transformation. La dernière bande de la série est Vegetable memory que j’ai enregistrée dans le marché central aux poissons, à Tokyo. Son rapport avec la mort paraît plus direct, à cause du procédé de ralentissement- les trente même plans se répètent en boucle, d’abord à très grande vitesse, pour arriver en quinze minutes à l’image par image. Les poissons sont découpé et mis de côté , encore et encore, de plus en plus lentement. Cependant, j’y vois quelque chose de positif, de productif- un élément de libération.

L’image dans la main.

- Dans vos bandes, vous traitez la perception et l’expérience du temps comme des illusions, et de façon souvent abstraite, paradoxale; cela vient en partie du montage et des effets spéciaux. Ce qui me frappe, c’est que contrairement à la plupart des artistes-vidéo qui utilisent les effets pour s’éloigner du réalisme de la représentation, vos bandes donnent presque une impression de " réalité ", de continuité spatiale et temporelle.

- Oui, parce que je me suis tendu compte que, pour moi, la vidéo prend sa source dans le direct. Quand j’ai rompu avec tout ce qui est traitement de l’image et que j’ai commencé à travailler à partir de situations réelles, je me suis dégagé en premier lieu de tous les éléments superflus, pour essayer de revenir à ce qui est fondamental. J’ai fini par axer mes recherches, pendant plusieurs mois, sur l’unité de base de la vidéo: la caméra et le moniteur. Au cinéma, l’enregistrement sur pellicule est indissociable de l’essence du medium. En vidéo, c’est une étape secondaire. On n’a pas besoin d’un magnétoscope pour faire de la vidéo. On déclenche, et aussitôt les circuits sont en activité, ça ronronne, ça marche. La vidéo est plus proche du son que du film ou de la photographie, on retrouve exactement le rapport du microphone avec celui qui parle. Un micro, et tout d’un coup votre voix traverse la pièce: tout est connecté, un système dynamique vivant, un champ d’énergie. Il n’y a pas un instant de discontinuité, d’immobilité dans le temps; quand on fait de la vidéo, on interfère dans ce processus continu, existant avant qu’on ait l’intention de s’en servir- c’est la grande différence entre la vidéo et le cinéma. C’est un peu comme quand on entre dans une pièce et que la lumière est déjà allumée: c’est déjà là. C’est une autre manière de concevoir la création. La décision d’enregistrer consiste à mettre en marche le magnétoscope, non la caméra. La caméra est toujours en marche, il y a toujours une image. Cette durée permanente, on peut l’appeler temps réel. On travaille des images- je ne dis pas qu’on crée des images, car c’est la caméra qui les crée- en synchronisme avec ce qu’on perçoit et ce qu’on sent. C’est ce que je voulais dire quand je parlais de mon impatience avec le Super 8: l’image serait venue le lendemain; c’est comme s’il se passait la chose suivante: on a envie de regarder par la fenêtre, on va jusqu’à elle, on ouvre les yeux, on les referme, on traverse la pièce pour s’asseoir, et on attend l’image; et une fois qu’elle arrive: " Ah oui, bon, maintenant voyons... je vais déplacer ce pot de fleurs qui est en travers de la fenêtre ", on va à nouveau jusqu’à la fenêtre, on déplace le pot de fleurs, on revient s’asseoir et: " Oh non! je l’ai déplacé trop loin " (rires).

- Donc vous travaillez toujours avec un moniteur?

- Oui, partout, ce qui fait que je vois toujours une image en couleurs. Certains, au vu de mon travail disent que j’ai dû étudier les éclairages. Je n’ai jamais lu le moindre livre sur la lumière. J’installe la caméra vidéo, le moniteur, et je fais de nombreux essais, comme je les sens, modifiant les lumières jusqu’à obtenir ce que je veux- créer un espace, détruire un espace. C’est très simple, cela devient de l’adresse physique, comme lorsque je jouais de la batterie: cela concerne le corps, et non l’esprit. On voit immédiatement les effets sur l’image.

- C’est à cela que vous faites allusion quand vous dites: " Je pense avec ma main au lieu de penser avec ma tête? "

- Oui, penser avec la main, avoir les images dans la main. Quand je dirige des ateliers de vidéo, l’une des premières choses que je fais, c’est de couvrir le viseur de la caméra. Diriger la caméra dans une direction et tourner la tête dans une autre, pour regarder son image sur le moniteur à cinq mètres de là, c’est le genre de dispositif qui vous sort de vous-même. C’est la raison pour laquelle j’aime la paluche: elle vous apprend que l’image est dans votre main, non dans votre oeil. Elle ressemble à des animaux extraordinaires, certains crabes notamment, dont les yeux se trouvent au bout de leurs petits pédoncules. Cette façon d’être lié directement à son expérience sensorielle, par le truchement d’un " bras-image ", est merveilleuse. La vidéo a d’abord été utilisée pour la perception à distance- il n’y avait que du direct à la télévision. Les systèmes de surveillance en circuit clos sont une part essentielle de l’histoire de la vidéo.

Les trois temps.

- En d’autres termes, il y a trois " temps " distincts. Le premier, c’est ce temps continu qui ne concerne que vous et votre perception de la réalité telle qu’elle apparaît simultanément sur le moniteur. Puis il y a le temps de l’enregistrement, qui opère une sélection dans ce continuum; et enfin le montage final a lui-même son temps spécifique,, qui crée l’illusion que le deuxième temps, celui de l’enregistrement, possède la continuité du premier.

- Oui. Exactement. D’après moi, ce qu’il faut surtout développer quand on fait de la vidéo, c’est l’aptitude à sentir que ces " autres temps " sont déjà inclus dans le premier temps, celui de l’expérience sensorielle. L’acte d’enregistrer, qui est aussi un ici et maintenant, et la transformation de cet enregistrement, qui en fait l’objet d’un futur, sont tous deux réels et doivent coexister quand j’élabore une bande. J’ai beaucoup appris en travaillant à la vidéo- beaucoup plus que ce dont j’ai besoin dans ma pratique d’artiste. L’objet véritable de ma recherche, c’est la vie, et l’Etre même. Le médium n’est qu’un instrument dans cette recherche. Regardez les anciennes disciplines orientales concernant la pensée et la spiritualité: les parallèles sont nombreux. Le savoir-faire du maître, par exemple, ne vient pas tant d’une accumulation de connaissances, comme dans notre enseignement, ni même de sa conscience aiguë du présent. Il a développé en lui la capacité de savoir parfaitement comment une action présente se développera et se transformera dans le futur. Ce n’est pas prédire le futur, mais avoir la connaissance du futur. Comme disent les Chinois: " Il est plus facile de laisser tomber un gland que de soigner un chêne ".

- Comment reliez-vous cela, pratiquement, avec votre façon de travailler?

- Il s’agirait, au fond, du dosage entre la spontanéité de l’inspiration et les calculs de la pensée rationnelle. Je pense parfois que mon travail est une sorte d’ " inspiration rationnelle ". On m’a enseigné la maîtrise pendant mes études, mais j’estime maintenant que l’imprévisible et le spontané sont plus importants. C’est pourquoi je n’aime pas la façon dont les choses se passent au cinéma: l’inspiration est couchée sur le papier, décrite comme sur une sorte de papier calque. Le tournage consiste alors à suivre le calque et à reconstruire l’idée première. Même lorsque mon travail est déterminé à l’avance avec une grande précision, jusqu’au moindre plan, il reste que l’enregistrement est toujours une expérience, qui fait partie intégrante du travail. Au fond, c’est pour cela que je le fais. Il est important pour moi de ne pas toujours savoir ce que je suis en train de faire. Si je parviens à m’impliquer assez fortement pendant l’expérience que constitue l’enregistrement, je pense que cela se sent dans le résultat final.

- Mais n’y a-t-il pas une contradiction entre cette structure, cette prévision plan par plan, et l’idée de faire du tournage un moment fort?

- Non, parce que je ne sais pas nécessairement à la lettre ce que sera la bande. Quand je regarde le fruit de mon travail, j’ai comme une impression de déjà vu. " Déjà vu " ne signifie pas forcément qu’on y a déjà assisté. Nous sommes en train de parler, et tout d’un coup, j’ai une impression de déjà vu, je me dis: " Ceci est déjà arrivé ", mais ce n’est pas une image visuelle, ce n’est pas que vous portiez le même pull, ou que votre coiffure soit la même, c’est plutôt le sentiment qu’un même événement a lieu de nouveau.

- Mais alors, où faites-vous intervenir la prévision?

- J’ai toujours lutté pour parvenir à un contrôle. Quand j’ai commencé à faire de la vidéo, on n’en avait presqu’aucun. C’était comme si on était dans une voiture sans freins et qu’on descendait une colline, qu’on pouvait braquer, mais pas s’arrêter. En 1970, on ne pouvait pas monter à une image près (l’image existait, mais elle était inaccessible avant l’introduction du montage par ordinateur en 1973). On ne pouvait pas tourner en couleurs en dehors des studios et on ne pouvait tourner et enregistrer en couleurs qu’avec un très gros magnétoscope professionnel 2 pouces. Nous utilisions donc tous le noir et blanc. A mesure que mon travail avançait, de nouvelles technologies apparaissaient, permettant un contrôle de plus en plus précis. L’invention de la caméra couleur portable fut un tournant décisif; je l’ai utilisée pour la première fois en 1975 pour Red Tape.

La photo dans l’eau

Donc, quand j’ai pu sortir (le studio était devenu pour moi un incroyable carcan, après m’avoir tant apporté au début), j’étais décidé à ne pas tourner au hasard. Je n’avais jamais aimé le style des documentaires vidéo des débuts, ou le genre télévision de guérilla où on enregistre tout et où, plus tard, on se contente d’assembler les plans. J’ai toujours pensé qu’il fallait partir d’une idée. Mais quand je suis sorti dans le monde réel, j’ai découvert qu’on ne pouvait pas tout prévoir. Certains passages, dans mes bandes, n’existent que parce que j’étais là au bon moment. L’un des plus impressionnants se trouve tout à fait à la fin de The Space between the Teeth, quand la photographie tombe dans l’eau. J’avais prévu de couler la photographie (je l’avais montée sur un support rigide), mais au moment où nous nous préparions à la laisser tomber dans l’eau, je vis un bateau remonter la rivière, et j’ai dit à mon ami d’attendre; quand il l’a enfin lâchée, la vague causée par le bateau l’a atteinte et l’a submergée.

- C’est très fort; l’image en mouvement devient cette photographie, et on a l’impression que c’est la bande dans son entier qui est emportée par la vague.

- Oui; le même genre de choses se produit dans Sweet Light. Il y a une scène où je jette un morceau de papier par terre, et il en sort un papillon de nuit, tout à fait par hasard. Je faisais une bande sur le phototropisme- c’est le phénomène qui fait que certains insectes se dirigent aveuglément vers la lumière- mis en rapport avec le fanatisme. J’ai commencé à dix heures du matin, travaillant seul presque sans m’arrêter; je faisais descendre ma caméra selon un itinéraire prédéterminé, l’installant dans trente positions différentes pour obtenir une simulation de zoom. Le temps que j’arrive au plancher, il faisait nuit, j’avais deux lampes de studio de mille watts chacune, et les insectes ont commencé à entrer dans la pièce et à s’affoler. L’un d’entre eux s’est dirigé droit sur la lampe, et il a atterri juste en face de ma caméra, les ailes brûlées. Incroyable! C’était justement l’objet de ma bande vidéo! Dans mon travail le plus récent, j’intègre de plus en plus cette sorte d’événements qui vous poussent plus loin. Vous vous demandez alors qui contrôle qui. C’est comme dans la physique des quanta- la présence de l’observateur a toujours un effet et devient indissociable du résultat de l’expérience.

Vidéo-stylo.

- Ce qui frappe, dans vos bandes vidéo, c’est que la réalité est en même temps un flux constant d’images mentales. Nous sommes toujours renvoyés à l’intérieur et à l’extérieur de la représentation. Comme si, dès le moment où la réalité a laissé sa marque sur votre esprit, vous étiez capable de projeter à nouveau sur l’extérieur les images qui traversent votre esprit. Un jour, vous m’avez raconté une histoire qui m’a beaucoup impressionné: vous êtes resté assis au sommet d’un arbre du matin jusqu’au soir, bougeant à peine, jusqu’à ce que des oiseaux se posent près de vous. Je n’aurais jamais pu rester là plus de dix minutes!

- C’est à peine si j’étais capable moi-même, mais je l’ai fait. Et puis il y a dans Truth trough Mass Individuation une scène où je saute d’un rocher, qui réalisait ce que je n’avais jamais fait dans ma vie. Une fois, je revenais du nord de l’Etat de New York et, passant près d’un beau lac, j’ai arrêté ma voiture et j’ai été m’asseoir sur un rocher; et je suis resté là trois heures assis au même endroit sans bouger, à regarder. Je sentais de temps en temps qu’il fallait que je saute dans l’eau, mais je ne l’ai pas fait, je me suis contenté de retourner à ma voiture et de m’en aller. Ce genre d’expérience vous reste; elles continuent de réapparaître sous forme d’images, et ces images sont la base de tout mon travail. Dans un sens, mon travail en est une transcription fidèle, mais il a plus à voir avec l’après-coup de l’expérience qu’avec l’expérience elle-même. Comme si la mémoire était une sorte de filtre, un processus de montage, elle aussi. En fait, le montage a lieu tout le temps. On crée et on transforme sans cesse des images.

- Pour vous, la mémoire travaille constamment...

- Oui, elle est active, pas du tout conservatrice. Je pense que la mémoire travaille tout autant avec le futur qu’avec le passé.

- La façon dont vous parlez de votre travail fait tout à fait penser à la manière dont certains écrivains parlent de leur rapport à la littérature. Vous décidez souvent de vous représenter comme " acteur ", comme pour montrer que c’est vraiment votre expérience, votre corps qui sont en jeu. Il me semble que concevoir ainsi la vidéo, en impliquant autant sa subjectivité, en ayant un rapport avec la création aussi direct et solitaire pour représenter les choses et les traiter dans le temps, c’est presque comme écrire. Comment tout cela vous est-il venu?

- Le point de rupture s’est produit très récemment, quand j’étais au Japon, chez Sony, et que pour faire Hatsu Yume j’avais l’occasion de travailler seul dans un studio 1 pouce professionnel . Depuis des années, je faisais mes montages à Channel 13, à New York, et bien sûr, une fois qu’on est dans une station de télévision, il faut travailler avec un technicien, il faut prendre le technicien avec le studio. Cela m’a permis d’apprendre beaucoup de choses, mais cela ne m’était pas facile. J’avais toujours travaillé dans la solitude, en individuel, et c’était la première fois qu’il fallait que j’indique comment monter mon travail à quelqu’un qui ne me connaissait pas, qui n’avait rien à voir du tout avec ma vie. C’est moi bien sûr qui déterminais les plans, les répertoriais, et ce qu’il restait à faire était très mécanique, mais il reste qu’on a à faire à une autre personnalité. C’est pourquoi lorsque, chez Sony, ils m’ont autorisé à me servir tout seul de leur équipement, cela m’a ramené à ma façon première de travailler. Depuis, je n’ai fait que deux vidéogrammes, mais j’ai maintenant pour priorité de travailler seul, et, du coup, l’image de l’écrivain se précise de plus en plus. Quand je dois expliquer l’art vidéo à des gens qui ne le comprennent pas vraiment je fais souvent l’analogie avec la littérature. Je leur dis: imaginez un monde où les seules formes existantes de littérature sont le journalisme et quelques romans; il n’y a ni poètes ni poésie. C’est un peu ma position par rapport à la télévision. En d’autres termes, mes travaux sont l’expression de moi-même. Je sais que c’est vrai pour les autres gens qui font des images, mais l’expression paraît plus métaphorique, ou médiatisée par d’autres éléments. Pour moi, il s’agit toujours de maintenir mon travail aussi près que possible de sa source. C’est ce qui me fait penser qu’il n’y a pas de différence entre ce que je fais et ce que fait un écrivain. Au début, il fallait que je m’enseigne à moi-même le langage, la façon d’écrire. Maintenant, je connais suffisamment la technologie pour faire des choses de façon indépendante, donc cela devient encore plus personnel qu’avant. Mon dernier vidéogramme, Anthem, je l’ai fait entièrement seul, à la maison tout simplement (une seule personne m’a aidé à le faire). On peut s’enfermer quelque part et se connecter aux appareils. Je veux arriver au moment où le stylo est votre main et votre esprit, et que les choses se font toutes seules. Et on peut être n’importe où pour faire cela, pour écrire; on peut aller à la montagne, ou être au milieu d’une ville trépidante. On crée cette chose qui existe en dehors de soi: le texte.

(Entretien réalisé par Raymond Bellour, revu par Bill Viola et traduit de l’américain par Francine Arakelian).


'''Bill Viola - L’espace retrouvé(Edit)

Conte d’effets'''

Jean-Paul Fargier- 25 mai 1986

Il faut voir l’excitation qui s’empare tout à coup de Bill Viola, quand il raconte, dans le n° 379 des Cahiers du Cinéma comment il a bricolé un cache en carton afin de créer un leurre visuel dans une piscine. C’est que la question cruciale de tout son travail n’est pas le temps, comme on le dit souvent, faute de mieux, par paresse théorique, et comme il le dit lui-même, tout en démontrant par ailleurs le contraire, mais l’espace.

Certes le temps, le jeu avec le temps, avec des temps simultanés ou différés, n’est pas rien dans son oeuvre, mais ce n’en est que la partie la plus visible. Ce vieux bout d’iceberg qui dépasse n’en finira jamais d’attirer les pingouins!

La manipulation du temps chez Viola, comme chez d’autres, est un moyen, pas le but. C’est le moyen d’opérer l’espace. De le charcuter esthétiquement. C’est le moyen- comme n’importe quel duplex ou triplex sportif ou politique dont la télévision fait son pain quotidien- de produire un espace divisé, pluriel. A la différence que chez lui- et cela le différencie radicalement de la télévision- les points de suture sont si habilement posés qu’à la fin on n’y voit que du bleu! L’espace multiple a l’ai un. Et c’est le temps, unifié dans un éternel présent, qui a l’air multiple. Pourtant c’est bien l’espace qui est multiple, fractionné.

Il n’y a qu’à regarder attentivement, par exemple, comment fonctionne, pour le spectateur, les pièges de cette piscine truquée (Reflecting Pool). Quand on voit dans la piscine des reflets de corps balladeur sans que personne n’arpente à ce moment- là le bord de l’eau, on ne se dit pas: ah tiens voilà un mélange à deux temps, un temps présent et un temps antérieur, quelle merveille! Non, on se dit: ça alors, qu’est-ce que c’est que cet espace magique? Ce corps miraculeux? Ces ombres libertaires?

Comme si les miroirs, au lieu de réfléchir, se mettaient à penser.

Viola arrive-t-il à instaurer?

1) L’autonomie du corps par rapport au décor (le corps se promène devant un décor réfléchissant- une surface d’eau- et celui-ci ne réfléchit à rien, n’en est en rien affecté);

2) l’autonomie du décor quant au corps (il y a des reflets de corps dans le décor réfléchissant qui ne viennent d’aucun corps visible mais, pour ainsi dire, du décor lui-même).

En acquérant une autonomie, le décor acquiert, du même coup, le statut de personnage. Un personnage égal aux autres ou même supérieur -en pouvoirs.

C’est bien d’ailleurs ce qui se passe quand soudain le décor - le rideau d’arbre derrière la piscine- absorbe, avale, éponge le corps du promeneur-baigneur-plongeur préalablement fixé en l’air, capturé en quelque sorte, comme par une araignée tuant sa proie. Le décor chez Viola est une plante carnivore. Il se nourrit, comme n’importe quel ogre, de la chair des personnages.

A partir du moment où le décor vaut un ogre, on navigue en pleine fiction, en plein conte de fée. Tout peut arriver. Et arrive aux personnages qui s’y risquent.

Le but de la production d’un tel espace, à coup de géométrie variable, est d’intéresser le spectateur, par les moyens propres de la vidéo, à des aventures somme toute traditionnelles. En divisant l’écran en deux par un cache et en risquant dans ce piège un corps (qui n’est autre que le sien, selon le principe du vidéaste auto-suffisant), Bill Viola cherche à déclencher ce qui fait marcher depuis toujours un public: la curiosité, le transfert, l’identification, la catharsis, etc..., tous ces bons vieux réflexes de l’âme, qui ont habituellement tant de mal à s’enclencher en présence d’un si petit écran, d’une si petite aire de jeu. La division de l’espace est une réponse à son exiguïté.

Que la question décisive soit celle de l’espace, et non celle du temps, est encore plus patent dans Chott-el-Djerid. Parce que là, il n’y a plus de trucages électroniques. Seulement des effets d’optiques, obtenus par un énorme zoom photographique (800 millimètres) bagué sur une caméra électronique.

Là, l’espace a priori est un: corps et désert sont bien pris en même temps, au même instant, dans la même image. Mais les conditions matérielles (de climat, de distance) sont telles que les corps se mettent à se détacher du décor et à s’y résorber. Un corps se dédouble dans un effet de mirage. Plusieurs corps (femmes autour du puits, motards, camions) se fondent en une masse informe ressemblant plus, à la limite, à une partie mouvante de décor qu’à quelque chose qu’on pourrait encore appeler un corps. Et pourtant- c’est là que la fiction opère- il en reste assez, de ressemblance, comme l’a bien pointé Raymond Bellour (1), pour que nous soyons retenus, retenant notre souffle, par ce point vacillant dans la neige, par cette masse flageolante dans la chaleur mauve, avec ses airs de farandole immobile au bord de l’informe, fascinante comme l’usure des statues, comme ces fresques au trois-quarts évanouies, comme ces bas reliefs archi rabotés, danse macabre si peu danse mais si fort macabre à être ainsi abolie dans la pierre où elle saillait. Corps devenus déjà des images. Et des images déjà en train de se dégrader. Voilà le vertige où nous plonge Viola. Peu d’oeuvres y arrivent en général, et encore moins en vidéo.

Pour dire les choses plus techniquement: dans Chott-el-Djerid Viola fait de l’incrustation sans régie. Il fait des effets d’incrust. Un comble! Mais par lequel se démontre que tel est bien l’essence de tout espace vidéographique, trucage ou pas: être divisé, multiple, fissuré.

Tous les espaces construits par Viola le sont. Apparemment unifié au départ, ils avouent bien vite une fracture, des fragments dessoudés, autonomes.

Pensons à la balançoire, de Semi-circular canal, où l’on voit là aussi des effets d’incrust sans régie. Tout bouge autour d’un corps restant fixe au centre de l’image, comme si corps et décor n’obéissaient pas aux mêmes lois de la pesanteur.

Pensons à ce rocher d’Hatsu-Yume, qui ne change pas de taille alors que les gens qui le contournent ne cessent de grandir, contaminés par la radioactivité fictionnelle qu’il dégage. Où plutôt comme si ce rocher existait dans plusieurs espaces emboîtés, avec dans chacun une densité différente.

Pensons à la production de l’espace à partir d’un cri, dans Anthem ou dans L’Espace entre les dents.

Bref, penser les bandes de Viola en terme de travail sur l’espace, c’est beaucoup plus vertigineux, beaucoup plus jouissif, que si on le remâche en termes de sculpture du temps. Et c’est beaucoup plus conforme à la façon dont le spectateur les vit. Comme espace magique, enchanté. Ou même comme Viola les vit lui-même. Il n’y a qu’à voir dans l’entretien qui précède, ce qui l’émoustille le plus: c’est la production d’un espace sans le truchement d’une caméra. Par simple accouchement numérique. Par mapping sonore! Autrement dit, sans plus du tout faire appel à des notions temporelles. Mais, au contraire avec la possibilité de fractionner à l’infini un espace illimité, puisque ne dépendant plus d’un point de vue, tous les points de vue, absolument tous, pouvant être à tout instant convoqués. Viola c’est le rêve de l’ubiquité totale.


(1) Dans son intervention au Colloque de Montbéliard, mars 1984, Vidéo, Fiction et Cie, intitulée Les bords de la fiction.






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