« Tout ce qui bouge sur un écran est du cinéma. » (Jean Renoir) |
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Aleksandr Sokurov, Mère et Fils (Mat'i Syn), 1997
Mère et fils est d’abord un film visuel. Dés la première image, nous pénétrons dans un tableau en mouvement. L’image éblouie, pénètre et envoûte nos sens. Nous sommes à la fin de l’été, le ciel est bas, les champs de blé pas encore moissonnés et le vent incertain joue avec les arbres fantômes. Inspiré par les peintures romantiques, en particuliers les travaux de Caspar David Friedrich, l’image, aux couleurs feutrées, s’étire dans le cadre visuel créant ainsi une atmosphère intimiste et propice à l’histoire.
L’histoire est simple, même universelle. Une mère malade, à l’orée de sa vie et un fils à son chevet, essayant de lui insuffler un peu de vie. Plongé au coeur de cette relation, le film montre les gestes quotidiens, l’aide apportée, les promenades effectuées.
Au fil du temps, les rapports s‘inversent la mère se fait enfant, nouveau né et le fils adulte vieillissant jusqu’à la rupture définitive.
Mère et fils raconte tout simplement l’amour d’un parent proche, l’impossibilité de l’aimer pleinement de son vivant et de le perdre trop prématurément puis la solitude des sentiments, le vide et le doute.
Toutes ces sensations que l’on éprouve un jour et que le film développe de manière admirable.
Analyse
La mère est gravement malade. Elle est si faible que son fils doit la porter. il la soigne avec amour, la nourrit au biberon. il la promène longuement sur les chemins ensoleillés, l'assoit sur un banc, lui lit de vieilles cartes postales. Il lui parle du temps où il était enfant, de cette époque où elle ne le quittait pas des yeux tant elle l'aimait et avait peur de le perdre.
Puis il la dépose sur son lit et s'en va seul, dans la forêt, pour cacher ses sanglots car il sait qu'elle va mourir. De temps à autre, des cris d'oiseaux rompent le silence. Un bateau glisse sur la mer. Un train passe dans le lointain, suivi d'une fumée blanche. Le fils rentre à la maison. Lorsque sa mère meurt, il se retrouve seul au monde,
C'est l'inspiration la plus expérimentale du cinéaste qui atteint sa plénitude dans ce film, où une mère et son fils vivent leurs derniers jours ensemble, au coeur d'un monde métamorphosé par l'intimité de leur échange, par la force que leur tendresse oppose, en vain, au temps qui passe, à la vieillesse, à la maladie, à la mort.
Le réalisateur a produit un travail exceptionnel sur la couleur en utilisant des filtres peints et colorés créant des sensations, un sentiment d’étrangeté. Il donne l’impression de voir le monde à travers un filtre. Le monde est ainsi mis à distance. Nous sommes immergés. Non pas dans des vagues meurtrières, des hélices qui tournent au-dessus de nos pauvres têtes pour mieux nous écraser, tout au contraire, Mère et fils transmet un univers, celui de la création, un monde, celui de l’amour.
Peu importe qu’il s’agisse d’amour maternel et d’amour filial. Le cercle de l’humain est là : la naissance et la mort, l’acceptation de l’humain, l’acceptation de la fin. Sokourov installe une ouverture, une sortie. C’est une sortie réelle, un bain d’humanité intime et impersonnel, car le fils porte la mère dans le monde, lui fait regarder le monde. Alors ainsi la boucle est bouclée. Elle avait mis le fils au monde, le fils va maintenant porter sa mère à son coucher.
Ces manipulations de couleurs ne donnent pas un film abstrait qui jouerait de variations de lumière sur un paysage inchangé, mais sont utilisées pour aller au plus concret, à ce rapport charnel qui passe par le toucher entre deux êtres qui s’aiment, ici un fils caressant la joue de sa mère endormie comme elle avait dû, longtemps avant, veiller d’une main douce sur son sommeil d’enfant. C’est bien là ce qui fait la beauté de ce film qui ne ressemble à aucun autre : que tant d’artifice soit employé à dire ce qui est au plus près de la nature, l’amour qui n’a pas même besoin des mots, et qui ne passe que par les corps, par leur proximité.
Tout se passe comme si Sokourov, qui a toujours cherché à dire l’indicible, torturante germination de la vie ou marche apaisée vers la mort, approchait ici de son but, à travers cette réflexion sur la peinture et ses moyens appliqués au cinéma. Et tout le film se ressent de cette exaltation de celui qui est, comme disait Picasso, en train de "trouver". Superbe orgueil. Parlant des peintres qu’il considère comme ses maîtres, il dit dans un entretien avec les "Cahiers du cinéma" de février 1998 : Tous partageaient une conscience aiguë des limites de la toile. C’est très simple : ils savaient que la toile était le seul espace à leur disposition, de la même manière que moi, je sais que les films sont conçus pour un écran plat. Mes films sont fait en fonction de cette surface. C’est là qu’ils existent, et uniquement là.
Avec son rythme d'une lenteur extrême, ses dialogues réduits à quelques mots psalmodiés, sa bande son qui superpose bruits (cris d'oiseaux, souffle du vent, hurlement d'une locomotive) et des bouffées musicales qui décuplent la puissance émotionnelle des images, Mère et fils, célébration d'un lien fondamental entre deux êtres, l'amour est une œuvre qui fascine, écrase, bouleverse, mais qui peut aussi apparaître, si l'on refuse d'y entrer, comme un monument d'ennui. Elle est le chef-d'œuvre d'un poète du cinéma russe qu'Andreï Tarkovski, de son vivant, tenait pour un maitre du cinéma mondial.
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