« Tout ce qui bouge sur un écran est du cinéma. » (Jean Renoir) |
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Aleksandr Sokurov, Sokurov et le ralenti
Sokurov et le ralenti(Edit)
Chaque film de Sokourov demeure dans la mémoire du spectateur,l’oblige à méditer,à se souvenir,à réfléchir longuement, à s’indigner. Et ce n’est pas par la richesse imaginative du sujet qu’il atteint ce résultat. Ses films captivent par des images expressives qui ne sont pas totalement claires, qui n’apportent pas d’explication logique. Il n’est pas rare que l’esthétique d’un mythe ressorte dans un canevas pleinement réaliste.La puissance de sa liberté créatrice,un début fortement poétique, communiqué par le réalisateur, éveille la fantaisie et oblige le spectateur à vivre dans ce monde qui naît sur l’écran. Le rythme de ses films est ralenti,ils semblent longs et sont effectivement longs.Pour les regarder sans s’ennuyer et sans s’irriter,il faut s’abandonner à la volonté de l’artiste,se plonger dans le monde de sa fantaisie et accepter de la suivre. Cela le rend proche de Tarkovski.Pour eux,ce n’est pas la logique du développement des événements,ce n’est pas la succession des épisodes qui est importante,mais la logique de la transformation des sentiments.
Sokourov atteint une grande force d’expression en utilisant les possibilités techniques de traitement et de reproduction des matériaux déjà filmés.Il utilise le mouvement au ralenti, l’espacement en phases si, par exemple il juge nécessaire de donner une impression de déplacement difficile ;il élargit à plusieurs reprises des fragments isolés du cadrage,contourne,aplatit l’image représentée. Il amplifie les réceptions accoustiques, retravaille le son de façon inhabituelle, accorde beaucoup d’attention à la musique,utilise la parole de façon originale,en un mot :non pas tant pour sa signification que pour sa sonorité et son intonation.Il utilise tous ces moyens techniques non comme un inventeur qui élargit l’arsenal des procédés poétiques du cinéma.
L’originalité du cinéma de fiction de Sokourov apparaît dans l’utilisation large et organique d’une vieille chronique,de photographies,de documents d’archives qu’il monte adroitement avec les matériaux du film.Il fait de même dans ses documentaires c’est pourquoi ceux-ci se regardent comme des films de fiction.
Sokourov ne filme pas un cinéma d’acteurs, centré sur un acteur connu et son emploi.Des non professionnels jouent souvent dans ses films.
Si Sokourov malmène subtilement nos habituelles perspectives, allant parfois jusqu’à supprimer la profondeur de champ, c’est pour nous convier à une nouvelle expérience temporelle. L’instant présent – dilaté à l’extrême, quasiment suspendu – est ainsi traversé par une autre dimension: celle de l’infini. En témoignent les nuages qui glissent au ralenti et nous font imperceptiblement changer d’horizon.
24 images : C’est aussi possible avec la fiction, comme l’a montré Alexandre Sokourov dans L’arche russe avec son plan de 90 minutes, ce qui ne s’était jamais fait. Est-ce qu’il y a un avenir pour un cinéaste dans le filmage en numérique ?
Paul Tana : Le film de Sokourov est une proposition audacieuse sur le plan esthétique. Il a joué avec les possibilités techniques et plastiques du numérique et il a essayé de trouver une adéquation. Mais paradoxalement, et pour faire référence à Hervé Fischer qui écrit que le numérique va nous ramener Méliès, je pense que le numérique va plutôt nous ramener à ce que le cinéma était dans sa plus grande expression, c’est-à-dire à la tradition des frères Lumière et à cette attention à la réalité physique, concrète. Dans les années 1920, le peintre Fernand Léger soulignait la fonction extraordinaire du cinéma qui permettait de voir en gros plan un pied sous une table ou un bouton sur un faux-col, ce qui ne pouvait pas se faire au théâtre. Au fond, on a Méliès actuellement et les majors nous le restituent tous les jours. Pour revenir au numérique, Hollywood est plongé dedans.(...)
Hervé Fischer : Ce que je peux ajouter à ce qu’a dit Paul, c’est qu’on ne peut séparer la perception du réel de la technologie, la culture de la technologie. Nous avons appris à voir avec Poussin, avec les impressionnistes, avec Nadar, avec Méliès, etc. Il y a toujours un effet de la technologie sur la perception, et une relation étroite entre les deux. Et le réel est aussi très changeant. Chaque fois qu’on invente une nouvelle technologie, on redécouvre la précédente ou on l’évacue. Ainsi, l’apparition de la bicyclette a changé la perception du paysage qu’on pouvait avoir à cheval. On ne regarde pas de la même manière, ni même les mêmes choses à bicyclette qu’à cheval, parce que la relation physique n’est pas la même. Avec le cheval, on sent la respiration, la chaleur de l’animal, et cela dirige autrement notre perception. Avec la bicyclette, notre perception est plus mentale. L’objet technologique change notre rapport au monde, qui est un rapport imaginaire avant tout. Et ce que j’ai voulu dire, quand je parlais de Méliès dans mon bouquin, c’est qu’il n’était pas un réaliste. Il était de la culture de la prestidigitation, de la magie, du cirque, des effets spéciaux, et il voulait surprendre son public. Pour moi, le numérique a libéré dans un premier temps la production cinématographique du réalisme, qui a dominé durant tout le XXe siècle, comme la photographie a libéré la peinture qui est devenue alors abstraite. Le numérique nous a redonné l’idée que nous sommes des magiciens de la lumière, ce qui n’exclut pas le réalisme, mais ouvre l’éventail des possibilités de voir la réalité. On n’est plus esclave d’une lumière naturelle, d’une figure naturelle. C’est comme ça, d’après moi, qu’on renoue avec Méliès. Je pense en particulier au dessin animé fait par ordinateur. On renoue avec Méliès pour ce qui est de la distribution aussi. Méliès était pris avec ses bobines 35 mm et il allait les montrer dans les foires, sur les places publiques. La légèreté qu’il avait pensée avec le cinéma, sans la machinerie et la lourdeur du marketing, de la gestion complexe des salles, etc., le numérique nous la donne aussi. Un Québécois qui n’a pas d’argent ou quelqu’un du fin fond de l’Amazonie peut travailler hors d’un studio, monter son film par ordinateur, y faire des effets spéciaux et le distribuer ensuite dans d’autres circuits. On peut aujourd’hui envisager une légèreté de la machinerie et du commerce grâce à la caméra et à la distribution numériques. Je peux aller faire une célébration du cinéma pour 25 personnes dans une petite salle ou dans une grange perdue en Abitibi sans être prisonnier d’une structure technico-commerciale. Le système actuel du cinéma est si lourd commercialement, tant dans sa production que dans sa distribution, qu’il ne peut qu’être entraîné vers l’inertie. On peut être nostalgique de la pellicule argentique, de la bobine de film, et je le comprends car cela fait partie de deux attitudes normales : une première, qui est celle de l’accoutumance à une culture perceptive, et la deuxième, qui est celle de la résistance à ce qui est inconnu – car on est devenu extrêmement dépendant d’une technologie. Un film d’animation fait avec des objets et un autre fait par ordinateur peuvent avoir la même valeur artistique. Être contre le numérique n’est pas nécessairement être un méchant conservateur réactionnaire ; c’est tout simplement dire que moi, cela ne m’intéresse pas car je ne crois pas que la force de l’art soit liée au progrès technique. (...)
http://www.revue24images.com/archives.php?type=extraits&edition=122
"S'il a pu dire, à propos de l'un de ses films, qu'il « rencontrera le public, à condition que le public cherche à le trouver… », c'est que ses sons et ses images, tissées de rêves et de cauchemars, s'offrent à nous, au final, comme des partitions du temps, dont chaque spectateur est invité à devenir le solitaire interprète."
"Ce qui frappe avant tout le spectateur qui s’approche de l’œuvre de Sokourov c’est l’insouciance de ce dernier pour toute forme de continuité photographique, l’utilisation systématique des couleurs (plus ou moins trafiquées) et de noir et blanc, le travail sur la lumière, les contrastes, les ombres et son goût pour des objectifs particuliers (souvent à courte focale) qui déforment les figures humaines, les paysages, les routes. Autant d’éléments qui ont fait souvent se rapprocher son cinéma à la peinture. Mais dans quel sens ?"
"Si on retrouve quelque chose du travail du peintre chez lui, c’est essentiellement dans le ton. Sokourov semble pouvoir dépasser l’idée bazinienne selon laquelle le cinéma, par sa nature photographique, est ontologiquement lié au réel. En partant du réel pour en trafiquer l’image, jouant sur les lumières et les couleurs et en faisant sentir la caméra comme un trait de pinceau, le cinéaste flirte avec l’impressionnisme. Il ne faut pas prendre cette analogie au premier degré, d’un point de vue strictement figuratif. Il est clair que les moyens sont fort différents, même si par moment, dans Pages Cachées par exemple, mais aussi dans les paysages de Mère et fils, dans les intérieurs du Deuxième cercle, seule la lumière dessine les formes qu’on entrevoit à l’écran, justifiant par-là le rapprochement (et qui fait du cinéma de Sokourov un cas unique dans l’histoire du cinéma) et sa volonté de dépasser (au moins partiellement) l’antinomie de réalisme et formalisme à travers un travail sur les matériaux qui prend en compte le réel. Il est en effet difficilement discutable que ce dernier reste (même dans ces aspects les plus concrets - voir Elégie paysanne, Maria, Elégie soviétique), le référent de tous ses films, qui toutefois assument et témoignent du filtre de l’artiste, de sa subjectivité, et de ses émotions. Le trait d’union entre l’art et le monde est la lumière."
"On le pense, mais les films de Sokourov ne s’arrêtent sans doute pas au travail plastique sur l’image. Dans nos mémoires, les images reviennent, habitées de sons et de musique : le vent, les bruits quotidiens, Tchaïkovski. Impossible de séparer l’image, de l’isoler : la musique accompagne et clarifie ce que l’écran nous montre sans qu’on ne sache dire pourquoi. L’ambiguïté de la musique classique, qui joue sur la nuance, sur le non dit, se révèle un outil essentiel à la réflexion de Sokourov. (...) Elle est irremplaçable par le discours, le mot étant dramatiquement beaucoup moins subtil. Ce n’est pas un hasard si les dialogues dans les films de Sokourov ont une place très limitée. Souvent sibyllins, fragmentés, ils sont libérés de toute fonction explicative ou descriptive. Ils interviennent pour préciser, pour donner un contour, pour ébaucher une esquisse mais ils n’ont qu’un poids relatif : ils doivent entrer en relation avec les images et la musique pour se compléter. Seule la voix qui intervient de l’extérieur, peut poser des questions claires, interpeller le spectateur, se faire entendre. La voix off, omnisciente et invisible peut parfois s’arroger le droit de donner un ordre aux chaos des images et des sons. Mais encore, sans eux, elle serait incompréhensible et vaine. Alors on continuera à se laisser transporter dans cet univers flottant entre mélancolie et présent, entre éternel et quotidien, curieux de découvrir les nouvelles interrogations que les films de Sokourov nous proposerons, soucieux de ne plus se laisser tromper par la vie quelle querelle du contenu et de la forme, en allant vers les images même quand elles nous semblent s’échapper… "
"C’est probablement dans deux oeuvres, Confession et Voix Spirituelles, que la quête de Sokourov, saisir l’essence de l’être humain, atteint ici son sommet. Ces deux films surprennent d’abord par leur durée, près de 5 heures chacun. Pourquoi ? Au lieu de chercher à résumer, à couper, à enchaîner les événements, Sokourov semble vouloir créer un « espace de temps » dans lequel le spectateur peut littéralement se plonger. Il n’a pas à suivre des faits, mais au contraire à se glisser dans une atmosphère d’attente dont le paradoxe est de perdurer sachant que rien ne viendra l’interrompre. Pourtant ce ne sont pas deux films ratés, ni des rushs, ni deux documentaires à peine montés. Ce sont dix heures dans lesquelles un cinéaste nous offre la possibilité de regarder des hommes."
"Et sommes toutes c’est peut être ce qui se cachait derrière ces images et ces sons si souvent incompréhensibles. Cette chose qui nous touchait sans que nous sachons dire pourquoi, n’était rien d’autre que la sensation à la fois douce et angoissante de pouvoir partager, dans le noir de la salle la propre existence avec celles des fantômes qui animaient l’écran, sachant qu’ils n’étaient rien d’autres que nous, ou mieux, nos images."
"Oeuvres de lenteur et de nuit, les films d'Alexandre Sokourov nous arrivent dans une étrange frénésie, sans rapport avec leur maturation difficile, éprouvante, leur fragilité extrême. Avant cela, ils furent d'abord invisibles. Après des études au V.G.I.K., l'école de cinéma moscovite, vers la fin des années 7O, Sokourov s'est adressé pendant des années à un public imaginaire. Tel un artiste de contrebande, encouragé par l'amitié et le soutien de Tarkovski, qui voyait en lui l'un des "rares génies du cinéma".De quoi le maître parlait-il ? De La Voix solitaire de l'homme(1978-87), peut-être, dédié à sa mémoire. De Maria (1975-1988), ou de L'Offrande du soir (1984), documentaires d'un nouveau genre et fictions hantées par une menace irrémédiable. Cinéma sensuel et hypnotique, suspendu à un gouffre, tourné vers sa limite, vers l'instant crucial où tout disparaît, tout s'épuise.
Au-delà de la séparation insaisissable entre documentaire et fiction, il y a chez Sokourov deux tendances qui s'entrechoquent. L'une attachée à une forme de récit - Le Jour de l'éclipse (1988), Sauve et protège (1989) inspiré de Madame Bovary de Flaubert, Pages cachées(1993), d'après Crime et châtiment de Dostoïevski -, l'autre, plus proche du cinéma expérimental, marquée par d'incessantes recherches plastiques et parfois, un étonnant travail de montage - La Voix solitaire...notamment, Mère et fils, fils,et la plupart des élégies. Mais une telle séparation importe peu. D'abord parce que le cinéaste travaille toujours son sujet de prédilection - l'art comme instrument mélancolique -, ensuite parce qu'il est un homme de paradoxe, d'affrontements subtils, de glissements improbables entres les formes, les époques, les univers, qui rendent caduques tout discours définitif.
Il parle du cinéma comme d'un art mineur, retardé, de notre siècle comme d'un temps honteux, lâche et superflu. Sokourov regarde fermement ailleurs. Vers le passé, vers l'art et la littérature du XIXème siècle qu'il vénère, des grands auteurs russes au romantisme allemand, accompagnateurs tenaces de son parcours intime. Et le plus beau paradoxe, puisque c'est de cela dont il s'agit, est que cette attitude réactionnaire en fait un cinéaste exactement moderne, furieusement contemporain dans sa manière de faire naître son oeuvre à la lumière d'autres arts et d'autres temps. Le cinéma n'a rien d'un instrument autonome, soit. Mais nourrir un film actuel de la noirceur brutale de Malher, des inspirations ténébreuses de Friedrich ou de Hubert Robert ouvre un champ de liberté immense dont Sokourov est le plus grand ordonnateur."
Source : Alexandre Sokourov, Alexeï Guerman,
Darejan Omirbaev et la Nouvelle Vague Kazakh
Supplément Cahiers du Cinéma - Festival d'Automne à Paris
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