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« Tout ce qui bouge sur un écran est du cinéma. » (Jean Renoir)





Sommaire / Contents


Cinéma, jeux vidéo, nouveaux média : enjeux de vocabulaire
par Jean-Michel Frodon

« Hybridation des images, émergence d’un nouveau cinéma ? »

Il m’a semblé nécessaire de prendre au pied de la lettre l’intitulé de ce colloque, tel que son document de présentation l’explicite : la problématique de l’hybridation du cinéma et d’autres univers audiovisuels. Ce document définit quatre formes d’ « hybridation », le commentaire, la citation, l’adaptation et la remediation. Du moins est-ce la formulation employée. Mais en réalité, il s’agit de quatre formes de relations entre le cinéma et d’autres univers. Trois d’entre elles possèdent des appellations connues depuis longtemps, et qui ne concernent en rien la spécificité de nouveaux modes de production, d’assemblage et de diffusion audiovisuels, parmi lesquels les jeux vidéo dont il sera plus particulièrement question ici. Ce qui est défini comme le « commentaire » relève de la propension naturelle du cinéma à utiliser ce qui existe dans le monde réel, et les jeux vidéo sont un composant du monde réel contemporain, comme pratique de loisir, comme économie, comme source d’imaginaire, comme outil de travail de différentes corporations, notamment scientifiques et militaires, etc. Le cinéma « commente » les jeux vidéo comme il commente il « commente » l’usage intensif des automobiles dans la vie moderne, la chute du Mur de Berlin ou la mode capillaire. Ensuite, dans la mesure où les jeux vidéo comportent des éléments de récit, ceux-ci peuvent faire l’objet d’ « adaptations », en soit le processus n’a pas grand chose d’intéressant sinon pour constater que, jusqu’à présent, les adaptations de jeux vidéo ont donné des résultats esthétiquement et économiquement décevants (même si Final Fantasy-le film n’était pas sans beauté, et si les deux Tomb Raider ont, à force de marketing, obtenu des résultats au box-office assez consistants, quoique inférieurs aux prévisions de leurs promoteurs). Les deux caractéristiques précédentes, existence dans le monde réel et teneur narrative, rendent évidemment possible la troisième occurrence envisagée, la « citation ». Mais le seul véritable enjeu concerne le quatrième mode de rencontre entre cinéma et jeux vidéo, c’est ce qui est appelé remediation par Jay David Bolter et Richard Grusin, et à leur suite par le document de présentation de ce colloque. C’est le seul qui concerne l’hypothèse d’une véritable « hybridation », au sens strict, c’est-à-dire l’opération où se produit un mélange de ce qui définit la nature, le « code génétique » de chaque domaine, pour constituer un nouveau génome.

Il est impossible d’envisager ce que serait cette nouvelle combinatoire sans s’interroger sur ce qui caractérise chacune des « souches » qui se trouveraient ici mêlées. Je confesse devant vous ne pas être compétent pour définir les jeux vidéo au-delà de ce qu’en connaît un usager très occasionnel, lecteur de travaux sur ce thème sans prétendre en être un spécialiste. J’ai peut-être un peu plus de légitimité en ce qui concerne le cinéma, et c’est de toute façon par rapport à lui que j’essaie de me poser des questions, davantage qu’au nom d’un domaine, le jeu vidéo, qui en tant que tel ne m’intéresse guère, je vous l’avoue. Je en dirai donc rien des influences du cinéma sur les jeux vidéo. Invité à parler devant vous à l’occasion du quarantième anniversaire et des nouvelles installations de la Cinémathèque de Toulouse, je ne crois pas être trop hors sujet en me plaçant donc explicitement dans une problématique liée au cinéma.

Les définitions classiques du cinéma ont été élaborées à une époque où celui-ci était l’art et le moyen d’expression le plus moderne. Sa nature a donc été définie par rapport à des arts et des moyens d’expression qui l’ont historiquement précédé. Depuis plusieurs décennies, le cinéma est confronté, esthétiquement, économiquement et socialement, au développement de modes d’expression plus jeunes que lui, sans qu’il y ait eu beaucoup de progrès théoriques concernant sa nature singulière dans cet environnement profondément modifié. En interaction avec d’autres modes d’expression plus récents, tels que les différentes modalités de ce qu’on réunit de manière sommaire sous le vocable générique de « LA télévision », mais aussi en interaction désormais avec l’art vidéo, ou les propositions du Net-art, le cinéma cohabite également avec l’univers des jeux vidéo, qui fait partie des facteurs qui le forcent à se redéfinir ou à périr - « périr » signifiant ici : se diluer dans une grande soupe audiovisuelle où ce qui a constitué sa spécificité du temps de sa place prééminente dans la production des imaginaires collectifs n’aurait plus aucune validité, ni plus aucune valeur. Puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, « validité » renvoyant à l’existence d’une autonomie relative du cinéma justifiant qu’il soit considéré comme un domaine en soi, et « valeur » portant l’idée que le cinéma « peut » quelque chose, qu’il a quelque chose de singulier et de bénéfique à nous offrir. Et même que cette valeur s’est accrue depuis que le cinéma n’est plus la procédure de représentation collective dominante, en se chargeant d’un potentiel critique accru, précisément vis-à-vis de ces modes de représentation devenus dominants.

Au cours de son âge classique, du temps où le cinéma était le plus jeune des moyens d’expression et le principal mode de construction d’imaginaires collectifs, sa nature a été définie en référence au paradigme de l’impureté. Art et industrie, point d’intersection entre enregistrement du réel et création, résultat d’un certain mode de collaboration entre l’humain et le machinique, mais aussi entre la vision d’un individu et le travail d’une collectivité - et même de deux collectivités, l’ensemble de ceux qui contribuent à ce qu’on appelle à juste titre en français la réalisation d’un film, et la collectivité des spectateurs, de tous les spectateurs (ces deux collectivités sont virtuelles, aucune des deux ne sera réunie physiquement à aucun moment). Et encore, l’impureté tient à la mise en jeu des relations entre deux présents à jamais distinct, le présent de la prise de vue et celui de la vision par les spectateurs, ce qui contredit frontalement un des mécanismes caractéristiques du jeu vidéo, l’interactivité. L’impureté est un terme qui inclut l’idée d’hybridation, il n’y a donc aucune raison a priori pour considérer une éventuelle hybridation du cinéma classique comme un danger pour sa nature, bien au contraire c’est être conforme à ce qui le définit que d’envisager des mélanges. Ce qui ne signifie évidemment pas que toute contamination est souhaitable pour le cinéma, encore une fois dans la mesure où celui-ci tient à cœur à celui qui envisage la question. Ce qui est loin d’être le cas tous ceux qui, à des titres divers, se penchent sur le problème. Que des éléments empruntés à l’histoire du cinéma ou à ses dispositifs de représentation puisse servir à d’autres domaines dans le secteur des nouveaux moyens audio-visuels, pourquoi pas, il n’est pas question de souhaiter une sorte de douane qui empêcherait les artefacts cinématographiques de passer une hypothétique frontières. Pas plus qu’il n’est question de chercher à bloquer à l’entrée du cinéma des éléments venus de ce qui n’est pas lui. Ou, pour le dire autrement, si cette « douane » existe, elle n’a aucun caractère contraignant, elle est un espace d’échange et de pensée, sûrement pas d’interdit, elle s’appelle la critique de cinéma.

La combinaison d’éléments provenant du monde des jeux vidéo au cinéma n’a donc en soi rien de négatif. Ce qui est en jeu est d’une autre nature, qui est mis en évidence par le vocabulaire utilisé, notamment dans les documents préparatoires de ce colloque. Le problème tient à l’utilisation du mot « média ». Le cinéma est-il un média ? Bien sûr que oui. Il est un moyen de communication. Mais il n’est pas que cela, sa fameuse impureté définit un mode d’existence, un mode d’articulation au social comme à l’esthétique qui échappe et contredit le statut de média en même temps qu’il relève de ce domaine. Ce paradoxe fait la vitalité artistique du cinéma, il est au principe de ce qui fait sa valeur : son potentiel critique. Par nature, le cinéma se situe à la limite contradictoire d’un rapport de communication, c’est-à-dire qu’il est une des modalités de la circulation d’informations et de schèmes entre émetteurs et récepteurs, et d’une relation artistique, qui est son contraire : l’ouverture d’une béance, d’un écart où la mise en œuvre de techniques particulières ayant pour horizon non pas la transmission d’information, mais cet incernable et désirable abîme qu’on nomme la beauté, ouvre un espace de liberté à chacun, en l’instituant comme sujet en position critique envers l’état réel du monde.

Tout intraduisible soit-il, le vocable remediation exprime fort bien ce qui pourrait menacer le cinéma comme art dans son hybridation avec les jeux de réalité virtuelle. Il s’agit de la montée en puissance de ce qui, tout naturellement, le menace depuis sa naissance selon d’autres modalités, c’est-à-dire sa transformation en média pur. Le paradoxe est ici que ce qui paraît une impureté supplémentaire (l’hybridation avec les jeux vidéo) puisse en réalité porter un coup mortel à l’impureté qui caractérise le cinéma. Ce risque ne date pas de l’irruption des jeux vidéo, il est vieux comme le cinéma, il est vieux comme l’art lui-même (qui existe depuis bien avant qu’il soit désigné comme tel, et dont le fonctionnement singulier a été pour l’essentiel explicité par Aristote il y a 2300 ans). Le cinéma, dans ce contexte, se définit comme tout art par son mode singulier de relation au réel (y compris, bien sûr, par la fiction, qui est un mode de relation au réel, jusque dans ses configurations les plus « fantastiques ») et par son mode singulier de relation au langage (y compris dans des œuvres non-narratives). Chaque art travaille, d’une manière spécifique, l’être au monde du sujet parlant. Et chacun est menacé par l’abolition des écarts dans lesquels se constitue cet être au monde. Pour en rester au seul cinéma, bien avant Lara Croft et Matrix, le devenir propagande, le devenir distraction, et même le devenir objet culturel l’ont menacé depuis sa naissance, le devenir programme télévisuel le menace depuis 50 ans, et dans tous ces cas il s’agit de formes de remediation, de réduction à un média, le terme ayant en outre l’avantage d’invoquer les sonorités de « remède », suggérant qu’il s’agit effectivement d’un traitement susceptible de « guérir » le cinéma de son impureté, de sa fondamentale ambivalence.

J’espère qu’il est bien clair que je n’énonce ici aucun interdit. Le cinéma croise et croisera les territoires du jeu vidéo, comme de tant d’autres activités humaines, récentes ou anciennes. Il racontera des histoires inspirées par des scénarios de jeu vidéo, et des histoires dont les personnages joueront à des jeux vidéo, il utilisera des images et des rapports au récit suggérés par les procédures en cours dans les jeux vidéo - il le fait déjà, à vrai dire, bien au-delà des exemples les plus évidents auxquels on se réfère ici. Je me garderai ici d’émettre un jugement critique sur la trilogie Matrix, ensemble de films à mes yeux inégal mais loin d’être dépourvu d’intérêt, à condition que par un calembour inutile on ne se mette pas à en faire la « matrice » du cinéma de l’avenir. Matrix est-il une matrice ? Oui. Matrix est la matrice délibérée d’Animatrix, et c’est très bien ainsi, au-delà, l’inventivité visuelle et quelques trucs narratifs efficaces et dans l’air du temps employés par les frères Washowski avec le succès que l’on sait leur vaudront d’être imités, comme la plupart des films événements le sont par une industrie qui a depuis toujours besoin de décliner les prototypes les plus performants, tout cela est très bien (je ne dis rien du canular théorique intitulé Matrix, machine philosophique, qui est encore autre chose). Ce n’est pas là, en tant que tel, que se joue l’hypothèse d’une hybridation du cinéma avec les jeux vidéo, on reste dans les trois autres types de relation détaillés plus haut, le commentaire, la citation et l’adaptation. Les éventuels effets d’hybridation sont à observer ailleurs, là où la référence explicite aux jeux vidéo disparaît, ou devient anecdotique. On en trouve les exemples les plus frappants dans le cinéma hollywoodien à grand spectacle tout comme dans un pan important du cinéma indépendant, dès lors que l’un et l’autre empruntent certaines de leurs procédures narratives et monstratives aux jeux vidéo. On trouve par exemple dans un film comme Elephant, de Gus Van Sant, un procédé de composition des plans qui s’inspire directement des jeux vidéo d’aventure et de rôles : la manière dont la caméra accompagne les personnages presque toujours en marche, de trois quart dos, comme perchée derrière leur épaule, en interminables déambulations dans des couloirs labyrinthique est un modèle visuel issu des jeux vidéo, mais dont se sert le cinéaste pour produire un tout autre rapport au récit, au réel, aux personnages, que celui induit pas les jeux vidéo, tout en prenant en compte le fait que ces mêmes jeux vidéo occupent une place importante dans la vie de ces mêmes personnages, et des personnes réelles (les adolescents américains contemporains) auxquels se personnages se réfèrent. A cet égard, Elephant pourrait être décrit comme la mise en scène de l’affrontement entre les deux types de jeu définis par le cinéaste et grand connaisseur des jeux vidéo Christophe Gans qui, dans une interview aux Cahiers du cinéma, affirmait que les jeux d’origine asiatique sont caractérisés par l’exploration d’un labyrinthe pour elle-même, alors que les jeux d’origine américaine n’envisagent une telle circulation que comme moyen de se livrer à une succession de combats (les personnages non armés et les personnages armés d’Elephant représentant respectivement ces deux catégories). Pour prendre un autre exemple, le rapport au récit travaillé par David Lynch, notamment dans Lost Highway et Mulholland Drive, est une autre utilisation par le cinéma indépendant américain de modèles fournis pas l’univers du jeu vidéo, et utilisé par des auteurs dans le cadre de leur projet artistique.

Côté cinéma hollywoodien à grand spectacle, on peut dire, à titre d’exemple, que les trois Piège de cristal sont comme trois jeux vidéo faisant série, au sein desquels il s’agit à chaque fois davantage de se déplacer d’une plate-forme à l’autre pour affronter des épreuves de difficulté croissante que de parcourir le fil d’un récit. C’est là que se joue, selon moi, le véritable enjeu, dans lequel le jeu vidéo est sans doute davantage un symptôme important qu’une cause en soi. A l’instar de ce qui tend à se produire dans le domaine du jeu vidéo, mais aussi d’autres productions industrielles de l’audiovisuel, le cinéma de consommation de masse tend en effet à reposer toujours davantage sur une succession de situations spectaculaires, capables de libérer des quantités croissantes d’adrénaline notamment dans la contemplation d’explosions et de combats, mais aussi de tout autre scène cherchant prioritairement l’intensité émotionnelle immédiate. En ce cas, le récit, le projet narratif est remplacé par un dispositif susceptible de générer un maximum de situations chocs, soit ce que dans l’univers de la publicité, qui entretient avec cette approche des liens étroits, on appelle un « concept ». On peut d’ailleurs remarquer que ce procédé, où la narration n’est plus qu’un vague prétexte plus ou moins assumé aura été d’abord un modèle mis en place par le cinéma pornographique, où il s’agit de « justifier » (le besoin de cette justification est intéressant en soi) la succession des scènes qui sont l’unique raison d’être de ces productions.

Dans le cinéma spectaculaire actuel, notamment les films fantastiques (exemplairement Matrix), l’accumulation de signes déliés de leur sens et de leurs enchaînement de sens, de ce qui permettait la composition de récit ou de paraboles même très métaphoriques, au profit de la création d’un vertige des sens et de l’esprit, semble être la menace opposée à ce qu’on a appelé le « devenir média », défini par la forclusion de l’œuvre comme seule transmission de données. Elle n’en est en fait que l’autre face, la face sombre, régressive. Et la mise en tension entre ces deux pôles peut tout à fait s’établir en évitant cette opération singulière, qui définit une œuvre, et dont est en principe porteur le cinéma - quelle que soit son effectivité dans chaque objet particulier, dans chaque film. Cette opération est celle où le geste de l’artiste s’interpose et ouvre un écart entre l’immersion fusionnelle et la transmission sans reste. Dans le cas où cette rupture est esquivée, dans le cas de produits visant au contraire à éliminer l’écart, le danger est extrême pour la liberté du sujet. Là seulement l’hybridation devient contamination mortelle.

Il ne s’agit donc pas de prononcer aucune excommunication globale contre les interactions entre cinéma et un autre domaine, par exemple les jeux vidéo. Il ne s’agit pas davantage d’accueillir comme une manne les apports que ceux-ci peuvent, le cas échéant, fournir au cinéma. Il s’agit, à chaque fois, devant chaque objet, de laisser place à un double geste critique : geste critique de chacun vis à vis de chaque film, par lequel chacun est à même de construire son espace de liberté vis-à-vis d’une proposition de sensations, d’émotions et de sens que constitue tout film, et geste critique dont est porteur, dont il est nécessaire que reste porteur le cinéma, dans tous ses états et dans toutes ses interactions avec d’autres univers.

Je vous remercie.


Toulouse, 3 février 2004, « Hybridation des images, émergence d’un nouveau cinéma ? »

Source : http://lexception.rezo.net/article133.html














   
   
   
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