On extended, boundless, vibratory and in-the-now sympathy music

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ANTE-BRUIT — COMPOSER LE TOUT-AUDIBLE

(PRE-NOISE - COMPOSING THE ALL-AUDIBLE)
(Jérôme Joy)
Étudiant Ph.D. En art audio et musique expérimentale, Université Laval Québec (CAN)
Locus Sonus – audio in art, groupe de recherche, http://locusonus.org/
Professeur à l'École Nationale Supérieure d'Art de Bourges, France
joy(at)thing.net, support(at)locusonus.org






11/2013
PhD art audio & musique expérimentale (audio art & experimental music), Université Laval Québec, 2013. (Unpublished)

Parties individuelles d'un texte composé en commun avec Julien Ottavi et Christophe Havard (tous ensemble sous l'acronyme pizMO), texte intégral non encore publié.


Autre article connexe : La Musique à niveau sonore élevé - Musique-Environnement (2013)




intensif(Edit)

« La musique commence avec l'acoustique » (Iannis Xenakis). Le son et la réception du son butent sur des limites : d'audibilité, de perception, de rassemblement social ou encore de garantie de l'intégrité physique auditive. De son côté, la musique n'a pas de limites, elle n'a ni frontières ni contours, et surtout n'a pas besoin de (re-)définition (par rapport à quoi ?), ni de domestication (pour devenir quoi ?), ni d'identification (le genre noise n'aurait pas de fondement puisque s'y développe une variété de pratiques multiples). Elle peut être extrême dans tous ses registres, elle peut être illimitée et inattendue. Elle n'est pas extrême par rapport à des limites (qu'elle outre-passerait), mais elle est extrême à aller dans l'illimité. Elle n'est pas expérimentale par rapport à des stabilités et des certitudes (qu'elle désajusterait) mais elle est expérimentale par les réajustements qu'elle produit. Il s'agit d'intensif et moins d'extensif.

L'intensité et l'intensification sont nécessaires pour mettre en oscillation nos espaces et nos environnements, et pour en faire découvrir et en éprouver les qualités sonores et acoustiques dans des expériences qui sont indéniablement esthétiques. Un son s’entend parce que l’espace répond et réagit. Qu'elle soit maximaliste ou minimaliste, cette action de bruyance permet de transformer la perception de l'espace et de la durée de celui-ci, en une expérience irreproductible en tant que telle (tout en étant reproductible dans sa manière d'être une situation), au lieu de nommer ou de désigner l’espace dans lequel elle est en action : un espace sonore n'existe pas, il faut l'exciter le mettre en vibration pour le rendre présent. L'échelle de ces expériences est en quelque sorte illimitée dans ses explorations harmoniques et d'intensification, que celles-ci investissent des contrastes, des densités ou encore des vibrations, et, d'un autre côté, des timbres, des combinaisons, des amplitudes, etc.

Le bruit n'est pas une contradiction, un contre-monde, mais une syntonisation dont nous avons besoin, permettant de filtrer et de moduler nos espaces et la place de nos corps au sein d'eux. La musique n'est pas hors-espace, elle s'effectue et se constitue en lui et nous fait moduler dans une spatialisation : nous utilisons l'espace et l'intensité sonore comme dimensions de l'écoute. À l'excès de médiatisation qui norme nos perceptions et nos représentations et à l'excès d'objétisation de la musique (à réitérer un objet fini), répond l'excès d'intensité pour reprendre corps dans un réel. Face à l'autorité de l'imagination concentrique (il n'y a pas d'originalité à revendiquer, mais bien plutôt des engagements), répond la ductilité de l'idiorrythmie : chacun de nous expérimente des occasions et des situations. La musique n'est plus séparée. Son bruit est une réappropriation de l'espace, vers une anté-musique, afin de pouvoir nous orienter dans un environnement plus complexe que nous nous le représentons (par l'imagination, par la perception, par le discours), et ainsi, par cette sensation, ces perceptions et ces expériences, de pouvoir y être plus présent continûment. Ce n'est ni une poétique ni une mystique du bruit. Si il y a une résistance dans le bruit, elle est contre les normalisations. Au lieu de court-circuiter et d'isoler, le bruit nous reconnecte à l'environnement, re-circuite notre corps, nos perceptions et nos expériences, à nos environnements et nos espaces. Notre écoute et notre manière d'écouter seront durablement modifiées, la pression sonore restant empreinte dans notre corps (ou, tout du moins, l’expérience limite de cette pression sonore restant marquante), et les expériences autonomes que nous en faisons devenant esthétiques à partir du sensible, de ses dynamiques, de ses contrastes et de ses changements.

De même jouer le bruit en musique engage des déformations et des transformations de notre perception des espaces (tout autant que des temporalités) : emplir, abraser, évider, faire grésiller l'espace, faire durer sa pression, etc. Celles-ci n’exige pas une extension de nos perceptions (tout autant que des moyens de produire du bruit) mais une intensification de celles-ci : il s’agit d’intensifier et de densifier le perceptible (le tout-audible) rendu par l’espace et ses réactions. Si il y a du sonore, c’est qu’il est spatial, spatialisé et acoustique. Pourtant nous logeons dans notre approche du bruit les questions (et les conflits) du pire, de l'horreur, de la barbarie, du bien, du mal et de la morale, tout autant que celles de l'émotion, de la confusion et de la panique, et pourtant le bruit n'est ni négatif, victorieux, conquérant, “expulsatoire”, péremptoire ni héroïque. Il expose fondamentalement l'iniquité de la question des frontières — inclusion, exclusion (entre ce qui est musique et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est écoutable et ce qui ne l’est pas, etc.) — qui peuvent être par ailleurs opérantes de manière juridique, de manière politique, de manière sociale, etc. (sur la présence du son dans le quotidien et par extension, nous le voyons aujourd'hui, sur la musique et sa possible réglementation) à destination d’un design généralisé.

L'essence de la musique est le bruit, c'est-à-dire la matérialité, l’allure et la propagation sonores, c’est-à-dire aussi, à la fois le son, le fortuit, l'informe, la forme et l'organisé, dans une cohérence d’espace(s). Dans les extrêmes (de la force perceptuelle) et face à l’imprédictible (ou l’anté-prédicatif face à l’imprévu, l’improvisé), l’expérience produite est celle d’une écoute élargie, intense ou profonde (selon Francisco Lopez) et non pas réduite, réductionniste et analytique. Finalement, elle n’est plus le seul fait d’une production par des spécialistes, artistes, mais aussi par tous les collaborants : auditeurs, etc. « La musique pourrait être définie comme un art social-environnemental. [...] En fait le terme "musique" est un raccourci pour parler de l'ensemble d'une situation expérientielle [...] puisque le son (musical) est inséparable de (ce) qui le produit et de celui qui l'entend (évidemment cela peut être la même personne) », nous dit Arnold Berleant, — et nous pourrions rajouter : et de l’espace qui est mis en vibration — prolongeant d’une certaine manière La Monte Young : « On pourrait très bien définir la musique par tout ce que nous pouvons écouter ». Tout comme la perception, cette expérience est prolongée dans la totalité du réel qui nous environne. Le moment de la musique n’est pas isolé mais fait circuit avec toutes les occasions et situations advenues et qui adviendront. L’engagement esthétique est une dimension essentielle sociale (et non plus seulement subsidiaire, d’agrément, ou spécialisée). Cette dimension de l’agir (et du réagir), sonore et musicale, dans l’espace est celle du partage et de la modulation ensemble. Elle peut survenir à l’occasion (sans préparation, à tout moment, en tout lieu), comme un moment sonore et musical qui s’improvise, ou bien dans une situation de rassemblement qui s’aménage (comme un concert).

Cette mise en oscillation et cette intensification (perceptive, sonore, musicale, expérientielle) des espaces par le bruit, c’est-à-dire par les productions de matières et de formes (les deux étant indissociables) sonores qui contestent une pré-connaissance et une pré-intelligibilité musicale (hors son), nous ouvrent à une sensibilité en empathie et en syntonie avec un ensemble plus grand, excentrique (de ce qui était inaudible sans lui, de ce qui advient). Puisque la musique, celle qui oppose au réel une scénographie, un programme et un agencement cosmétiques, a disparu dans le bruit de fond culturel, de l'indifférencié et de l’inerte, de l'esthétisation générale mercantile et de la spectacularisation (la création désignée ou qui ne fait que se désigner), il faut bien la retrouver en amont (ou plus loin), dans un échange renouvelé, au travers de ses extrêmes : une musique anomale, aberrante, qui excède, qui résiste et qui re-circuite. Dans la musique, le bruit n'est pas un problème (à l'inverse de la vie quotidienne). Le bruit n'est pas l'opposé du son et de la musique. Il s'agit d'exposer l'expérience de la musique à la continuité et à l'illimité — et ainsi, par cet illimité, injecter la liberté, l’utopie et l’imagination dans le “politique”. Engager la musique dans une large sensation et expérience, dans une force et des formes vibrationnelles, vivantes, enveloppantes et à la fois dispersantes et poreuses, dans des conduites individuelles et collectives (esthétiques), agissantes et réactives, passe par l’intensification qui crée la durée (le temps de l’écoute, de l’adresse et de la réception) dans l’espace.

L'intérêt est de mobiliser l'espace d'une manière qui quitte la façon normalisée et standardisée qui a conditionné toute la musique occidentale. Là où la musique utilise des déliaisons (dans le hors-son), il y aurait un territoire sonore et musical infini à explorer et à jouer.

« J'ai entendu beaucoup de musiques dans ma vie porcine ... et je n'en vois plus une qui m'embugne le sang. »
« Non pas d'air, mais de la puissance même du bruit. »

(ARTAUD Antonin)




intensités (pizMO)(Edit)

cd pizMO BLST (Fibrr 012, 2013) (Christophe Havard, Jérôme Joy, Julien Ottavi)
cd pizMO i.p. (Tiramizu, tira 004, 2005) (Yannick Dauby, Jérôme Joy, Julien Ottavi)
cd 33RPM (10 Hours of Sound from France) (SFMOMA / 23Five Inc. 903, 2003) featuring pizMO
cd pizMO pefalm (Tiramizu, tira 001, 2003) (Yannick Dauby, Jérôme Joy, Julien Ottavi)

Le trio électronique pizMO joue fort, très fort ; nos performances toujours improvisées et sans préparation sont d'un niveau sonore extrême (harsh noise) sans que l'objectif soit de l'ordre d'une agressivité gratuite ou d'une posture liée à un effet sensationnel. Jouer à un niveau sonore très élevé a plusieurs nécessités :

proposer une écoute physique expérientielle différenciée de l'écoute musicale analytique habituelle et mettant en jeu tout le régime des sens, là où la musique a créé au fil des époques une dissociation ;

  • construire une immersion sonore par la projection et l'amplification des sons dans un espace ;
  • conduire des impacts acoustiques (interactions avec l'espace) considérés comme constitutifs de cette musique fondée sur l'écoute, c’est-à-dire basée sur la co-présence des corps ;
  • produire l’écoute de résultantes et de fabrications sonores, liées à la pression acoustique, à la distorsion, à la saturation, aux effets de masquage et de filtrage en direct, etc., qu'il serait impossible de percevoir dans des conditions autres ;
  • expliciter et déterminer l'intensité et la dynamique sonores comme structure musicale (ici d'improvisation) en tant que processus expérimental de composition en direct.

Nous (pizMO) réalisons des performances/œuvres basées sur l'intensité sonore en direction d'une musique vibratoire d'un seul tenant en "continuum”. Au sein de ce trio, chacun des performeurs déploie dans l'improvisation collective un registre qui lui est propre, avec un nombre de sons très restreint, ce qui permet de créer une concentration et une (dés)orientation caractéristiques. La conjonction des timbres et des natures de sons se constitue à partir de sons électroniques (fréquences, modulations, synthèse, etc.), de bruits blancs filtrés et modulés, de sons (enregistrés) altérés et de sources sonores en direct qui sont amplifiées et traitées. Le mixage en direct des trois registres complémentaires ouvre sur des tensions et des énergies sonores "illimitées" (à l'encontre du peu de sources sonores employées). Ces énergies à la fois homogènes et hétérogènes produisent des masses sonores complexes créées par des masquages, des filtrages, des déphasages, des pressions et saturations acoustiques et des artéfacts résiduels non-linéaires à partir de sons impulsionnels et de sons continus. Nous les structurons par l'intensité sonore et selon une durée qui s'établit lors de chaque performance, cette dernière restant non dirigée et non préparée. Cette construction processuelle de l'intensité sonore s'organise en commun dans le déroulement au fil de l'écoute et dans le présent de nos performances qui sont toujours spontanées : ainsi la composition (collective) est le présent par l'écoute. Il s'agit d'un processus musical qui construit une immersion sonore de tensions et d'intensités des sons et des réponses de l'environnement acoustique.

Si aucune conduite ou direction n'est mise en place autant dans le préalable que dans le déroulement des performances de pizMO, c'est bien pour énoncer un mode de création collective spécifique qui se place au niveau de l'exploration et de l'expérimentation extrêmes de l'instant et de l'espace (acoustique), de manière exigeante, et qui, finalement, exprime une dimension sociale et politique de l'improvisation (collective) par l'écoute. L'intention n'est pas de produire du son ou des sons énonçant un consensus musical mais d'être pleinement (dans) les sons, et dans une matière de bruit et d’oscillations extrêmes.

Ainsi se trouvent évacués les éléments historiquement développés par la musique improvisée (libre ou contrôlée) quant à la constitution d'un "instrumentarium" (et d'une instrumentation, ou encore, de techniques spécifiques), de suivi de règles d'accompagnement (notations, instructions, etc.), de placement des interventions et des rôles, etc. Chaque musicien est ici auditeur réactif. La musique qui en est issue intensifie le moment et l'espace par des tensions et des intensités qui resteront uniques et dont l'intérêt est d'en faire l'expérience et de les évaluer tous ensemble simultanément (nous trois et les auditeurs). Dans ce sens le rôle des intensités (sonores) et de la durée est de constituer cette musique dans son audibilité transitoire qui ne peut s'appuyer que sur un présent extrême et sur une manière d’affecter, momentanément et durablement, l'espace, le moment et notre expérience.

L'utilisation de bruits blancs ainsi que de fréquences (sinus) modulées comme sources sonores et matériaux à fort niveau élevé est une constante dans les musiques qui offrent des écoutes physiques et immersives, qui modulent acoustiquement et électroacoustiquement dans l'espace et qui déploient des matières sonores complexes sous la forme de masses continues et de "pleins" d'espace. Dans ces musiques l'intensité sonore devient une composante indéniablement constitutive à la fois de l'expérience musicale et de celle aurale.

Il ne s'agit pas d'une musique du déchaînement, d'une décharge et de l'emportement faciles. Il ne suffit pas et il ne s'agit pas de monter à fond les potentiomètres et de mettre les niveaux sonores dans le rouge. Cette musique intense est une musique du contrôle — dans l'incontrôlé.

Il existe très peu d'œuvres dont la notation ou l'instruction ne réside qu'en des indications d'intensités et de modulations d'intensités sans autre information (comme cela peut exister à l'inverse pour chacun de ces composants musicaux : concernant l'instrumentarium, les hauteurs, les durées, etc.). D'autre part, et surtout dans les musiques les plus actuelles notamment celles basées sur le bruit et sur l'improvisation, et lorsque la conduite d'un discours musical est abandonné, la figure récurrente et présente dans la musique occidentale du crescendo/decrescendo (et ses multiples variations) est largement inemployée car inopérante, l'expression musicale étant évacuée. Le couple détente/relâche (cresc., decresc., acc., rall., dim.) nourrit et répond à un principe de pulsation hors du son lui-même (c'est-à-dire qu'il n'est pas généré par le son lui-même) et à un schéma qui entraîne l'écoute dans une chaîne d'attentes et de prévisibilités vers une résolution qui sera à la fois textuelle (hors son, sur une partition par exemple) et musicalement intellectualisée et analysée (une conclusion ou un suspens harmoniques, et des relations entre une sensation et une connaissance préalable). Nous parlerons pour les œuvres d'intensités sonores extrêmes et sans discours pré-conçu, d'œuvres inexpressives et de musique inexpressive (qui ne dit rien autre que ce qu'elle est, ce que peut revendiquer pizMO).

« [La musique inexpressive révèle] une phobie de l'exaltation lyrique ou de l'élan pathétique [et] liquide la "nuance" : [...] le pianissimo impressionniste et le crescendo romantique ne sont pas son affaire. » — (JANKÉLÉVITCH Vladimir, "La Musique et l'Ineffable", [1961], Paris : Éditions du Seuil, 1983. p. 58 et p. 61.)

Les différences et les modulations de dynamiques sont plutôt utilisées aujourd'hui, comme dans pizMO par exemple — mais aussi chez Zbigniew Karkowski, Kasper T. Toeplitz, etc. et dans des musiques moins récentes, chez La Monte Young (Poem for Chairs, Tables, Benches, etc. and Other Sources, 1960, et Two Sounds, 1960), David Tudor (Bandoneon, 1966), Max Neuhaus / John Cage (Fontana Mix - Feed, 1964-1968), etc., et, dans un autre registre, chez Horatiu Radulescu (la série des Inner Time et Outer Time, 1979-1993) —, pour jouer sur des transparences et des opacités de masses sonores et sur des filtrages et masquages de fréquences et de sons complexes bruités. Ainsi la musique s'étend et s’intensifie dans l'ensemble du champ et de l'espace audibles et les explore.

« Être ouvert à la totalité des sons implique une tendance à l’informalité qui s’écarte des structures musicales traditionnelles. [...] Le "bruit" informel a un impact sur nos réactions émotionnelles que la musique "formelle" n'a pas, car c’est sur notre perception profonde qu’il agit et non au niveau culturel. » (CARDEW Cornelius, 1971)




musique étendue, musique par l’environnement(Edit)

Les musiques à fort volume sonore sont-elles liées à un paradigme ou à un symptôme d'une hyper-contemporanéité, ou encore à des positions alternatives et "politiques" ? Est-ce que l'hypothèse d'une musique "inexpressive" structurée sur l'intensité sonore a une validité ?

Dans les musiques expérimentales du XXème siècle, il est difficile de savoir pour la plupart des œuvres le niveau d'intensité sonore (loudness) appliqué par le compositeur pour l'interprétation et leur diffusion. Il est toujours étonnant d'apprendre que certains d'entre eux utilisaient des contrastes dynamiques très importants jusqu'à des niveaux sonores très et extrêmement élevés (Xenakis, Tudor, Cage, etc.), ou extrêmement faibles (Feldman, Lachenmann, etc.). Nous ne connaissons à ce jour aucune étude qui aurait été développée sur la seule question de l'intensité sonore dans la musique du XXème siècle et de son rôle dans la composition et dans la vision et l'intention des compositeurs, alors que paradoxalement ce fût le siècle de l'avènement de l'amplification et des sons électroniques, et donc de l'accès au contrôle maximisé de l'intensité sonore.

« Il arrive que l'amplification soit une nécessité de l'audibilité des harmoniques — plus le son est fort, mieux vous pouvez entendre les harmoniques du son, en tout cas leur perception augmente avec l'accroissement de l'intensité et de l'amplitude sonores. » (La Monte Young, 1968)


« Sons forts, Caractéristiques
1. exercer une force sonore massive
2. lui donner une substance matérielle, allez au-delà du non-physique
3. mettre en place un espace acoustique dans lequel le son est ressenti
4. les vibrations sonores sont perçues par tout le corps
5. une expérience physique du son qui complète l'expérience d'écoute par les oreilles et l'esprit.
» (Dick Higgins, “Loud Symphony”, 1958)


« Plus un son est fort, et plus il nous donne l'occasion de nous discipliner.[...] Que le son soit fort ou faible, grave ou aigu, ou tout ce que vous voudrez, cela ne constitue pas un motif suffisant pour ne pas s'ouvrir sur ce qu'il est, comme sur tout son qui est susceptible de surgir. » (John Cage, 1976)


« La caractéristique la plus immédiatement audible de ma musique est sa bruyance, sa plongée dans le bruit. Abrasive, forte, puissante, rapide. [...] Le bruit, le noise, en tant que son sorti de son contexte, engage des tensions conflictuelles, affectives et transformatrices. Il a une puissance d'impact qui défamiliarise l'auditeur de ce qu'il attend du plaisir facile d'une musique, d'une familiarité qui sécurise (même si celle-ci est "moderne"), ou de toute sorte d'apaisement. Le bruit, c'est ce qui politise notre environnement aural. [...] Plus la musique donne aux auditeurs, moins elle leur offre quelque chose. Elle exige spontanément de l'auditeur de composer son mouvement intérieur et exige de lui non pas une simple contemplation mais une praxis. » (Dror Feiler, 1998)


« La musique n'est pas dirigée vers l'entendement, mais vers tous les sens. [...] Mon objectif est d'étendre la musique jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien d'autre que la musique. [...] La force extrême du son devient la seule présence physique, et c'est seulement là que vous pouvez le ressentir de manière adéquate. » (Zbigniew Karkowski, 2008)

Si l'utilisation de l'intensité sonore va également de pair avec la complexité sonore liée à l'utilisation des sons bruités (ou non descriptibles dans une notation et une instruction), au déploiement du registre spectral sonore (de l'infra-grave au suraigu) et à l'engagement d'un travail sur les durées (élongation et fragmentation des occurrences sonores), notre intention est de considérer que celle-ci est le fondement structurel et l'élément constitutif des musiques expérimentales d'aujourd'hui.

  • Jérôme Joy, “Étendard“, festival Electropixel, août 2013, Nantes. "Étendard" est un enregistrement réalisé dans un train à pleine vitesse il y a plusieurs années à proximité des roues (lorsque les toilettes donnaient directement sur les rails), et destiné à être diffusé sur haut-parleurs à une amplitude extrême et très énergique pour produire une écoute immersive. Dans cette diffusion d’une durée plus ou moins variable (de 15 à 30mn), et issue d’une collaboration avec Jean Dupuy (auteur de l’enregistrement en 1972), le son enregistré, vibrant et cinglant, devient une matière quasi-électronique très bruitée. Cette immersion permet de générer un “plein sonore” implacable et incommensurable dont il est difficile de décrire la démesure et l’impact, et surtout la précision dans l’ensemble du registre sonore. L’enjeu dans cette œuvre n’est pas la schizophonie (l’effet acousmatique) mais la génération d’un volume timbral et harmonique produit par l’amplification sonore extrême dans un espace et par les filtrages et masquages incessants entre les sons au sein de cette matière. Il n’y a aucune transparence perceptible mais que des opacités abrasives extrêmement puissantes qui se chevauchent continuellement et qui occupent et font vibrer l’ensemble de l’espace ainsi saturé. L’énergie sonique “plaque” les corps des auditeurs dans un étau mutidimensionnel qui au lieu de réduire l’espace pressurisé l’agrandit à des dimensions non perceptibles.
  • Jérôme Joy, “Rien n’est jamais tout-à-fait achevé”, performance avec David Ryan (peinture en direct), janvier 1983, Bordeaux. “Rien n'est jamais tout à fait achevé”, est ma première performance (action) dont la musique était conçue pour bande magnétique et guitare basse électrique. La bande magnétique consistait en la manipulation d'un court extrait (sample) de percussions effrénées mis en boucle (avec toutes les imperfections de montage des enregistrements successifs « faits à la main » sur un magnétophone à cassettes), et diffusé à une intensité sonore très élevée. À un volume sonore extrême, la guitare basse électrique, de son côté, était jouée live de manière très saturée (sans utiliser d'effets) durant 30 minutes, en open tuning et en utilisant certaines harmoniques résultantes et d'autres jouées, en battant « sauvagement » l'ensemble des cordes avec un plectre scotché sur trois doigts de la main droite. Jouer (et certainement écouter) cette œuvre était très éprouvant car l'ensemble provoquait un bloc de saturation sonore et de pression acoustique rempli d'accidents et de déflagrations qu'il était difficile de contrôler, et créait une immersion totale dont la sortie n'était pas exempte d'acouphènes et de « mirages » sonores. La conséquence du dispositif était de laisser des rémanences fortes d'un moment non reproductible et « injoignable » (par le recul provoqué par la puissance de la performance) dans lequel le public devait pourtant s'immerger pour en percevoir tous les détails. Dans les œuvres qui suivront, autant celles électroniques, performées et celles instrumentales, ce seront la structuration et la dé-structuration par l’intensité sonore et par la durée qui primeront continuellement, soit dans des états liminaires et à la limite de l’inaudible (“Klar 1”, pour cinq clarinettes, 1994 ; “Plus/Moins” pour ensemble instrumental et sons électroniques, 2001 ; etc.), soit dans des durées et des intensités sonores hors du commun (comme par exemple, “ALAP”, 6h de sons électroniques, 2013 ; jusqu’à “Étendard” décrit plus haut).

Une des interrogations essentielles en jeu ici concerne l'intrication de la musique et de l'environnement, leurs oscillations communes et respectives, et les impacts de l'un sur l'autre. Traditionnellement la musique est reproductible de lieu en lieu et est indépendante des conditions contingentes au moment de son exécution et de sa reproduction. L'auditeur y fait peu l'expérience de l'espace, de la durée et du son en faveur d'une expérience esthétique musicale "régulière" ou standardisée. Il s'agit véritablement d'un espace musical et d'un espace acoustique, et sans doute moins d'un espace et d’un environnement sonores : il procure de concert avec la production musicale des expériences prédicatives — à l'encontre de celles antéprédicatives, c'est-à-dire antérieures à la conceptualisation et aux principes langagiers et discursifs, qui ne sont donc pas ou peu conviées et convoquées au sein de ces espaces d'écoute (salles de concert, programmes concerts et festivals, etc.). Écouter de la musique, dans ce sens, est plus une opération à la fois aurale, intellectuelle et intellectualisée d'un suivi musical présupposé qu'une expérience directe et dans le présent des conduites sonores musicales.

L'utilisation et la pratique de niveaux et d'intensités sonores extrêmes — tout autant que celles de registres, de densités et de durées non-communs —, vient perturber ce type d'écoute en faveur d'une écoute que nous pourrions commencer de qualifier de "physique" et en prise avec l'environnement (en quelque sorte, environnementale) — d’ailleurs l’aménagement de l’espace est la plupart du temps modifié : la disposition frontale et hiérarchique fait place à une configuration enveloppante. L'apport et l'importance de cette disposition d’écoute "libérée" (et non plus “domptée”) sont,

  • d'une part, liés à une nécessité de non-coupure et de continuité de nos expériences dans le quotidien et dans le présent
    • (même si la musique y désigne un moment et un espace singuliers),
  • et, d'autre part, sont corrélés à une conception de l'illimité musical
    • (et des expériences que nous pouvons en avoir),
    • que nous nommons musique étendue comme élan majeur dans l'histoire musicale et comme forme d'utopie à la fois musicale et sociale (tout-à-fait concrète).

Il s'agit de faire écouter tous les sons dans toutes leurs dimensions, interactions et échelles, même les plus insoupçonnées, car il apparaît que dans nos registres et dans notre présent d'écoute tout n'a pas été sondé. Ainsi l'intérêt n'est plus seulement l'existence et l'équité des moindres sons, comme dans la filiation cagienne (qui de son côté semble poursuivre une écoute confortable et distanciée : être finalement toujours face au son), mais il est aussi de mettre en action tous les registres de l'imprégnation, de la propagation du son et de ses étendues au travers de l'immersion et des amplitudes sonores. C'est-à-dire qu'il s'agit d'explorer l'ensemble du champ audible (la musique jusqu’à aujourd’hui, n’en explorant qu’un segment réduit). C'est à la charge de la musique expérimentale et de l'art audio dans la variété de leurs registres les plus actuels d'animer ces explorations des étendues sonores (GALLET, 2005).

Comment de telles investigations permettent-elles, sans utiliser de principes exclusifs spectaculaires et spectatoriels, de fonder des situations musicales expérientielles qui interrogent à tout moment et en tout lieu la place sociale et l'engagement esthétique de la production de la musique et de son écoute, justement dans un plus grand auditorium et dans une plongée dans l'environnement ?

La notion de musique étendue se comprend au premier abord comme une extension du phénomène musical liée à un débordement ou à un excès spatial et temporel :

  • une musique qui se diffuserait au-delà des murs des salles dans lesquelles elle est donnée, voire même l'opération de la jouer en dehors de ces salles (une musique effrangée) ; un autre aspect, plus contenu, concernerait la musique qui réarrange l'espace dans lequel est donnée (modification de la disposition et de la distribution spatiale spectatorielle et architecturale, spatialisation de la diffusion sonore, acousmonium orchestré, etc.) ;
  • une musique dont la compréhension s'étendrait au-delà des définitions et des consensus qui lui donnent un périmètre d'action et de réception musicales : vers une conception élargie de la musique (au sens beuysien) ;
  • et une musique dont les éléments et les actions qui permettent de la jouer et de la constituer opérerait un dépassement et proposerait une contestation de ce qui semble être stable dans l’expérience esthétique musicale : par une intensification de la musique amenant un élargissement des échelles de timbre, du spectre, des intensités, etc. (par l’extension de ses moyens, mais pas seulement), et une transgression des limites de l’expérience et de la perception sonores (vers l’illimité justement).

Toutefois le "fait" de la musique étendue, et pour la distinguer d’autres types de production, réside justement dans le principe qu'elle se constitue fondamentalement sur les propriétés de la propagation sonore, et ceci en dehors de tout autre principe dont le fondement serait hors-son et hors des propriétés sonores et acoustiques. Ainsi nous pourrions déduire que :

  • la musique étendue explore, excède et sature le dispositif de la salle-auditorium (où commence la musique ? où finit-elle ?) ;
  • la musique étendue ne s'appuie ni sur un instrumentarium ou des techniques particulières ni sur une multiplication des supports et des médias, mais sur la synchronisation des lieux et des moments et des expériences que nous en faisons ;
  • la musique étendue se constitue sur les singularités (idiorrythmiques — et non pas corrythmiques) des expériences issues des interactions entre les étendues des sons et les corps des auditeurs (/créateurs) ;
  • la musique étendue propose un art de l'expérience par l'écoute dans le présent (de l'expérience) et par la topologie (la propagation et l'étendue des sons dans les lieux, voire entre les lieux lorsque le son passe d'un lieu à l'autre dans le cas de dispositifs en réseau ; et l'immersion vue comme un enveloppement dans l'environnement) ; l'auditeur doit ainsi moduler et construire son écoute dans des synchronicités (avec les sons, avec les lieux, avec les moments) ;
  • la musique étendue donne la primauté à l'expérience (esthétique) du présent par l'absence de hiérarchie entre expérience individuelle et celle collective, par l'amenuisement de la séparation des rôles entre auditeur et créateur, et par le rejet d'une opposition entre son et musique (entre expression et impression : elle est inexpressive, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne provoque pas d'émotion, mais elle ne dirige ni une expression ni une émotion) ;
  • la musique étendue n'entreprend pas une théorie des techniques, des représentations et des discours, mais une théorie du sensible et des expériences : de la propagation et la réception sonores et de la mémoire des auditeurs entre les lieux et les moments (les relations, les situations, les simultanéités, les synchronisations, les désynchronisations), de l'interrogation de la circulation des sons et des expériences d'un endroit à un autre, d'un dispositif à un autre, d'un moment à un autre, invitant à la mobilité de l'auditeur dans les espaces, et proposant à l'auditeur de ne plus confondre la durée de la musique à celle de son écoute (praxis).

Une hypothèse sous-jacente de la musique étendue et donc de l'expérience de l'illimité musical et sonore est celle que jouer de la musique est activer un espace.

  • La musique “non étendue” est très rarement topologique, c'est-à-dire en prise avec ses limites, avec ses extrêmes, avec ses continuités (et discontinuités), avec ses alentours et ses voisinages.
  • Elle est également rarement dans l'actuel, c'est-à-dire dans le direct de ses transformations, de ses modulations et de ses interactions qui vont agir sur son propre déroulement dans un espace.
  • Et elle est aussi rarement intersubjective, c'est-à-dire modulée en direct sur des décisions, des écarts, des participations et des syntonies qui s'organisent dans le présent et dans le déroulement (dont personne ne connaît, en préalable, l'issue et l'allant).
  • A contrario, elle est le plus souvent familière (centrée), hospitalière (empathique et corrythmique), discursive, et subjective (c'est-à-dire expressive d'une seule volonté et imagination individuelles : compositeur(s), interprète(s) mais peu fréquemment auditeur(s)).

Par ses aspects (topologique, actuel, intersubjectivité), ce sont les conditions environnementales de la musique qui nous intéressent : non pas à destination d'une musique de l'environnement, mais d'une musique par l'environnement, dans laquelle le son, les sonorités, les durées et les temporalités sonores deviennent des éléments structurants de l'espace.

Dans ce sens, une dynamique sonore, — une amplitude extrême du niveau sonore, du plus haut à l’extrême inaudible, de même que celle de tous les registres sonores (spectre, timbre, durée, etc.) —, n'est plus approchée et éprouvée à l'aulne de sa musicalité pensée (et de son réglage dans le discours musical) mais comme participant et collaborant à un auditorium plus large (et sans doute plus grand) — l'environnement — et à un rapport élargi au monde qui nous permet d'envisager et d'expérimenter une musique par l'environnement et avec l'environnement.

Il s’agit de “dé-tempérer” l’espace et nos rapports à l’espace.




la musique à délais - raccorder des espaces(Edit)

Une des manières de propager les sons entre des espaces, aussi disjoints soient-ils, est l’engagement de dispositifs de streaming audio qui relaient la propagation d’un son produit dans un espace pour le restituer dans un autre. Dans le cas de l'écoute en réseau (écouter les espaces lointains, des sons et des flux distants, hors de notre portée, avec des machines intelligentes, accessibles à tout moment télématiquement), mais aussi dans celui de l'écoute mobile et en plein air, l'espace d’écoute (auditorium) devient de plus en plus un entrelacement multi-localisé d'acoustiques et de choix de situation d'écoute (chez soi, en marchant, en voiture, en plein air, etc.) plutôt que le procès d'une œuvre dans un lieu et espace pré-fabriqué, prescrit et collectif. C'est en effet, et de manière générale, notre perception des espaces sonores, musicaux et acoustiques (nos environnements sonores, nos espaces d'écoute), qui se trouve immanquablement modifiée par ces transports de sons. L'expérience acceptée des combinaisons et hybridations entre espaces physiques et espaces virtuels, et des accès et relais, en direct ou en différé, à distance, hors de vue, ou, à proximité, rapprochée, simultanés ou différenciés, reformulent ce que nous percevons et comprenons comme notre environnement sonore. Si la musique devient étendue, c’est parce qu’elle s’ouvre indubitablement au mélange des ambiances et des lieux, et qu'elle engage une situation artistique environnementale : il serait impossible de séparer les sons de la musique des résultantes acoustiques des lieux (et des espaces qu'elles traversent lorsque ses sons se propagent). Ainsi aux œuvres écoutées s'adjoignent comme parties nouvelles des œuvres leurs contextes d'écoute.

Ces fabrications d' auditoriums (Internet) (à la suite des radio-auditoriums de Khlebnikov) créent des lieux communs et de nouveaux espaces publics des écoutes ensemble (même séparés), qui ne semblent pas prescrits et qui sont de plus en plus animés de productions et d'invention créatrice. Ils donnent lieu à des expériences esthétiques, environnementales et ambiantales, immersives et participatives, liées à la sensation, l'émotion et la perception d'espaces sonores qui requalifient notre champ de présence, de co-présence et d'action dans le monde (BERLEANT, 1992 ;1997 ; INGOLD, 2000). L'auditorium est essentiel pour donner la sensation et l'émotion que le monde est plus grand que ce qui est vu et que ce qui est perçu dans sa propre proximité. Ces requalifications de notre expérience dans les environnements sonores sont nécessaires dans un contexte de plus en plus technicisé, relayé, désajusté et pressurisé. Ceci induit des architectures acoustiques transparentes et des circuits invisibles des étendues sonores, et conséquemment de nos pratiques d'écoute, dont la structuration est maintenue continue, cohérente et homogène, et est reproductible et partageable. Ainsi il nous semble nécessaire de nous re-situer dans un plus grand auditorium.

Celui-ci, élargi ou étendu, spatialisé et transformable en plus d'être spatial, dispersant et distribué, possédant les capacités techniques de combinaisons d’espaces sonores, physiques, virtuels, entre eux, reste pourtant un espace aménagé rassemblant des auditeurs, mais dont la nature devient démultipliée : matérielle, immatérielle, dématérialisée, fermée, ouverte, fixe, temporaire, rigide, transparente, évanescente, inter-connectable, etc. Il persiste à rester malgré tout un espace sensoriel résultant d'une mise en tension entre des effets (acoustiques, interactionnels) et la réalité physique d'un dispositif. Un autre aspect relatif à l’immersion sonore concerne le fait que cette dernière résulte de sensations d’espace (par l’auditeur) plus que de l’effort de localisation des sons dans l’espace d’écoute : écouter une musique est aussi écouter en même temps les résonances de l’espace dans lequel elle est jouée.

De nouvelles pratiques d'auditeur et de création explorent sans cesse les dimensions, les volumes et les périmètres de ces auditoriums, ainsi que leur ductilité et plasticité (variabilité), et réorganisent continuellement leurs structures et leurs configurations spatiales et temporelles de ceux-ci. Sans être antagonistes aux scènes et pratiques existantes, elles annoncent une rupture de la division auditeur/scène du modèle spectatoriel voire proposent l'accrétion des rôles jusqu'ici séparés : l'artiste-auditeur, l'auditeur-artiste (KAPROW, 1966 ; GOULD, 1966).

Le concept d'auditorium concernerait ainsi tout espace dont la configuration et la construction font appel à un aménagement spécifique pour l'écoute de productions sonores et musicales et à une disposition repérable des auditeurs. Notre hypothèse consiste à avancer la notion d'auditorium comme étant 1) l'espace continu (pouvant être constitué d’enchaînement d’espaces sans coutures) à notre portée des étendues sonores (tel un sensorium constitué d'un auditorium technique ramenant vers nous les sons hors de notre portée), 2) l'espace de la co-présence d'auditeurs (à la fois, producteurs, récepteurs) (KAPROW, 1966) et 3) celui du jeu de modulations permanentes et de re-configurations continuelles de nos écoutes et de notre sphère aurale dans ces flux et circuits (expériences environnementales ambiantales musicales et esthétiques) — un enjeu sera d’examiner si pour un auditorium (en tant que circuit), nous pouvons parler de facture instrumentale (d’organologie) et de lutherie d'auditeur.

Aux déplacements dans des lieux d'écoute se sont ajoutées des connexions (il faut se connecter pour écouter) et des interconnexions entre des espaces acoustiques, électroniques et télématiques (notamment par le biais des techniques de streaming), créant ainsi des circuits d'écoute dont la structuration n'est pas d'emblée apparente. Ainsi l’Internet est devenu un espace hypothétique composé et constitué d'auditoriums parmi tous les autres lieux sociaux et architecturaux de l’écoute. L’enjeu de tels auditoriums est d’envisager et de considérer à présent des productions musicales idiomatiques, qui y circulent, qui y réalisent et qui s’y réalisent.

Dans le cas de la musique en réseau, l’intérêt n’est pas d’apprécier la performance technologique de la suppression de la distance et des effets de co-présence, pour approcher la réplique “réaliste” d’un concert grandeur nature (un exploit toujours recommencé et un objectif inatteignable), mais bien plutôt de prendre en compte les espaces traversés (provenance, télématique, destination) comme réactifs, acoustiquement et électroacoustiquement. Saturer ces espaces (par le bruit, par le flux) pemet de faire moduler un autre “bruit” de cet écosystème : celui d’une acoustique virtuelle de l’espace électronique et télématique (téléacoustique). En parallèle, cet excès permet de produire des écarts avec la standardisation et la normalisation présents dans ce système, par l’apport des pratiques de création aux plus récentes technologies. Dans un même élan, il n’y a pas lieu de désigner un nouveau genre, celui de la musique en réseau, mais les dispositifs de celle-ci et ce qui s’y produit permettent de cerner et d’élucider les points les plus actifs et les plus questionnants de la musique actuelle et dans les pratiques audio en général, quant aux régimes expérimentaux d’écoute et de productions sonores et musicales liés à des formes de médiatisation, de spatialisation, d’indétermination, de participations, de co-présences et d’actions en syntonie (que la distance soit courte ou incommensurable), engagées dans les réactions d’espaces.

Dans une opération analogue à l’ intonation juste en musique (les résonances et harmoniques naturelles), il s’agirait d’engager une intensification juste (par des intensités sonores excitant des acoustiques naturelles) qui adjoindrait au son transporté d’un espace à un autre des propriétés caractéristiques des espaces virtuels qu’il traverse lors de ce transport et de cette propagation : la coloration, la rugosité, la variabilité continues liées à la combinaison des acoustiques et à leurs conditions distinctives. Ces propriétés liées à la synchronisation / désynchronisation / resynchronisation, à la syntonisation (ajustements ad-hoc, locaux et individuels) et à la perception de co-présence, propres aux écarts, aux espacements et aux simultanéités (sonores) se rapportent à la field spatialisation, terme forgé (au sein de Locus Sonus) pour désigner la spatialisation de terrains lorsque le son est amené à se propager et à circuler dans un enchaînement d’espaces de différentes natures (acoustiques, physiques, virtuels, électromagnétiques, etc.) et par différentes opérations (streaming, audification, sonification, etc.). L’espace télématique intermédiaire a ses propres caractéristiques (acoustiques) dépendantes des évolutions et des structures technologiques dans la résolution des effets de distance (la plupart étant produits par le système lui-même) et faisant apparaître une “matérialité” et une “granularité” sonores : temps de latence (délais), bufférisation, bandes passantes, numérisation (compression / décompression), commutation (empaquetage, empilement), synchronisations d’horloges, feedback, etc.

Si la faisabilité technique d'écouter des espaces sonores lointains avec des machines intelligentes, — qu’elles que soient les imperfections —, ne semble pas nous perturber, comment de tels systèmes créent-ils, préservent-ils et font-ils persister des continuums de situations, sensoriels, acoustiques, communicationnels, et esthétiques, nécessaires à l’expérience ?

Passer du registre planétaire (Internet) — comme c’est le cas avec les projets Locustream (Locus Sonus), Global String (Tanaka & Toeplitz, 1998), Silophone (The User, 2000), City Links (Amacher, 1967), Conspiracy 8 (Mumma, 1969), Four Decades of Composing and Community (Oliveros, 1991), Netrooms The Long Feedback (Pedro Rebelo, 2008), Le Poulpe (Apo33, 2004), BOT (Apo33, 2009) ou bien encore dans les nombreux exemples d’orchestres et d’événements en réseau : The Hub, Sensorband ISDN, NoMusic, Great International Audio Streaming Orchestra (Giaso), etc. —, à celui ionosphérique (radio et électromagnétisme) jusqu’au registre interplanétaire, engage des reconfigurations de nos espaces d’écoute et de productions sonores et musicales dans des intensifications nouvelles. Proposer de passer de l'écoute planétaire à l'écoute interplanétaire questionne encore davantage les notions de continuité et de simultanéité — lorsque l’espace de transmission et d’interconnexion, tel l’Internet aujourd’hui, reste soumis à des conditions de discontinuités, d’interruptions, etc.

C’est le cas du projet “Synscape” que nous menons dans le cadre de recherche-création liée aux Auditoriums Internet et à l’Auditorium Terre-Mars (Université Laval Québec, depuis 2010) à propos d’espaces d’écoutes dans des milieux extrêmes (il n'y a pas plus séparé et disjoint que deux planètes ; et le raccord à une acoustique mal-audible via un espace relais surdimensionné entre les deux planètes n’est pas sans couture). Ce projet est une anticipation, scientifique, technique et artistique, et une spéculation donnant lieu à des potentiels de réalisation artistique simulés ou répliqués partiellement dans le cadre de la musique en réseau.

Le point de départ du projet “Synscape” correspond à la première opération prévue par les agences astronautiques de la NASA et de l'ESA dans les cinq prochaines années concernant la pose d'un microphone à la surface de Mars (mission ExoMars). Il s'agira dans un premier temps d'une extension de notre environnement sonore par une jonction acoustique télématique entre les deux planètes. La seconde opération concernera l’envoi de la première mission humaine sur Mars à l’horizon 2025-2030, et donc de la première communauté humaine qui sera séparée aussi longtemps (de 30 à 36 mois) de la communauté terrienne, sans possibilité de retour anticipé, et à une distance aussi grande (entre 145 fois et 1000 fois la distance Terre-Lune, selon l’orbite martienne). Le projet s’appuie sur les conditions et les problèmes sensoriels de discontinuité (dans l’habitacle du voyage et l’habitat martien, entre confinement et milieu inhospitalier), de coupure et d’isolement (avec la Terre) et relatifs à la discontinuité des espaces.

Envisager la résolution de ces problèmes dans le cas d'une spatialisation et d'un éloignement extrêmes (interplanétaires), autant du côté des terriens que des martiens, demande à résoudre les déficits de synchronisation-désynchronisation, de continuité et de co-présence, et à trouver des solutions de préservation de la cohérence et des continuums sensoriels et esthétiques (pour faire auditorium) : 1) lors du voyage : entre l'espace proprioceptif (où nous sommes), l'espace rétrospectif (d'où nous venons) et l'espace prospectif (où nous allons, ou où nous projetons d'aller) ; 2) lors du séjour sur Mars ou de la localisation sur Terre : entre l'environnement sonore proche (dans lequel nous sommes en immersion), et l'environnement lointain (auquel nous sommes connectés).

Ceci demande de prendre en compte les contraintes de liaisons acoustiques propres à l'espace intermédiaire (radio-électronique) entre les deux planètes et soumis à l’invariabilité de la vitesse de la lumière. Celles-ci comprennent :

  • les effets de délai (entre 4 et 22 minutes de retard entre émission et réception, ce qui pose pour l'instant un problème aux scientifiques en ce qui concerne l'optimisation et les vitesses de réaction entre interlocuteurs (spationautes, terriens) en cas de difficulté à résoudre en commun et afin de préserver un lien familier de communication entre les deux communautés),
  • de rugosité (artéfacts de communication), etc.,

ainsi que les conditions spécifiques à l’environnement acoustique martien auquel nos oreilles ne sont pas adaptées :

  • viscosité et amortissement acoustiques — les sons d’intensité normale sont inaudibles à plus de trois mètres —,
  • depitch — une voix d’enfant s’entend comme une voix d’adulte —,
  • impossibilité pour l’humain d’être à tête nue et à oreille nue — nécessité d’augmenter la perception de son propre et proche environnement par des solutions techniques, etc.

Autant les images reçues de Mars nous montrent une géomorphologie (reliefs), des paysages (ciel, sol, distances, soleil, ombres, etc.) et une météorologie (vents, etc.) qui nous donne la sensation d’une familiarité et de similitudes, autant la première réception microphonique provenant de Mars pourra nous fournir une impression complètement inconnue et étrangère.

Agir dans un milieu extrême pose indubitablement la question de la présence humaine dans un environnement hostile, celle de l'expérience directe ou médiée d'actions menées dans un tel environnement, ainsi que celle des moyens de perception qui sont mis en œuvre et à disposition, pour comprendre et interagir avec celui-ci. Être à l'écoute d'un environnement et d'une ambiance sonore sollicite l'attention et la participation (et la syntonisation comme action de perception voire de création) et est nécessaire pour préserver son immersion dans un milieu agissant et polysémique (avec son animation propre). Dans un contexte confiné et contrôlable (habitacle), inhospitalier et mal-perceptible (environnement martien), tel celui d'un environnement extrême, l'attention, la syntonisation, la sollicitation et la participation sont capitales pour la conduite humaine (ainsi la réalité est différente de l'imagination afin d'éviter une situation solipsiste). D’autre part, l’extension de notre “sensorium” et l’élargissement de notre environnement sonore (par sa porosité avec d’autres environnements et d’autres milieux), à partir de la pose du premier microphone sur Mars, tout autant qu’il en est aujourd’hui avec les captations électromagnétiques sonifiées ou audifiées reçues d’artéfacts interstellaires ou de réseaux “bruyants” invisibles rendus sonores, nous intiment à continuellement raccorder ces ambiances et ces espaces pour les insérer dans notre cohésion perceptive et sensorielle afin d’en faire l’expérience.

Notre intérêt n’est pas de résoudre “scientifiquement” ce type de problèmes, mais de les prendre comme leviers exemplaires de questions déjà présentes (dans la musique) : 1) l’acousmatique débordant le confinement sonore d’un espace (surtout lorsque celui-ci est inter-connecté à d’autres espaces), 2) la microphonie comme mode de captation de modulations sonores (et non de phonographies offrant des “points de vue”), 3) les artéfacts et les effets de distance (délais, etc.) dans l’interconnexion d’espace comme matériaux et structures d’une musique idiomatique (et non pas comme limites à résoudre pour optimiser le support de communication — verbale par exemple), qui serait dans notre cas une production terremartienne ou bien marsterrienne.

Ce type de projet n’est en fin de compte que l’amplification et l’intensification des conditions actuelles des dispositifs de streaming et de dispositifs de la musique en réseau, à partir d’une modélisation extrême des conditions d’un auditorium Terre-Mars.

Ainsi nous envisageons dans le projet “Synscape” un dispositif composé de deux systèmes, l’un reproduisant la situation du voyage et de la navigation (au long cours) dans un délai qui s’étend inexorablement, et l’autre, superposé, reprenant les conditions de délais entre les émetteurs et les récepteurs (entre 4 et 22 mn), et d’acoustique modifiée propres à un environnement non perceptible et à un espace intermédiaire dit anacoustique (l’espace de transmission) dans lesquels les sons se propagent.

Le premier système envisage le raccordement de trois espaces — un espace de provenance (dans notre exemple, la Terre), un espace de voyage (l’habitacle), et un espace de destination (Mars) — par la microphonie à partir d’un processus de torsion, à l’image de mise en pesanteur graduelle à laquelle seront soumis les spationautes lors du premier voyage vers Mars (selon une acclimatation : partir en pesanteur terrestre et au long du voyage passer évolutivement en pesanteur martienne — ⅓). Cette torsion est accessible sur un dispositif d’écoute : écouter Mars au départ de la Terre, et écouter la Terre à l'arrivée sur Mars ou en étant sur Mars ; écouter Mars depuis la Terre, écouter la Terre depuis Mars ; ou bien encore d'imaginer des syntonisations paradoxales : écouter la Terre avec l'acoustique de Mars et vice-versa, ainsi que toutes les combinaisons de mixages et de dosages entre les captations des deux espaces. Ce mode de composition d’ambiances peut se rapporter à notre pratique actuelle de “co-présence” avec l’Open Skype™ (une écoute réciproque sans communication verbale) ou encore avec le streaming de microphones ouverts (Locustream, Locus Sonus). L’intention n’est pas de jouer du réalisme des captations microphoniques (quoique la fictionnalisation produite par l’imagination lors d’écoutes de field recordings ou de microphones ouverts streamés, fait partie des effets acousmatiques), puisque de toute manière les captations sur Mars seront mal-audibles à cause de l’acoustique martienne et qu’il ne s’agit pas de terraformer cette acoustique. Dans le dispositif à réaliser à partir de cette modélisation (sur Terre donc), l’intérêt est d’utiliser les modulations sonores générées par ces captations et réalisées à partir d’analyses fines — l'allure des sons, leur intensité, leur timbre, etc., ainsi que des algorithmes modélisés sur les caractéristiques de réponses et de propagations acoustiques en mode terrestre et en mode martien —. L'utilisation de modulations sonores, privilégiée par rapports aux captations microphoniques “brutes”, pourra permettre de mettre en place des principes et des hypothèses de musicalisation plus riches, harmoniquement et “intensitificationnement” parlant, selon les critères d’ intonation juste et d’ intensification juste que nous avons avancés plus haut. De plus l’ensemble sera plus pertinent dans un raisonnement esthétique : « étendue sonore » versus « paysage sonore ». Ce sont des types analogues de processus et de musicalisation que nous avions pu réaliser dans picNIC en 2001-2002 (un système quasi-cybernétique en temps réel de musicalisation à partir d’inputs sonores performés, réalisé avec Fabrice Gallis et Formanex).

Le second système de “Synscape” sera basé sur la prise en compte des délais Terre-Mars comme structure de productions et de générations sonores et musicales. Ainsi l’enjeu est d’imaginer des productions musicales idiomatiques (terremartiennes et marsterriennes, et à la vitesse invariable de la lumière) comprenant et constituées à partir de tels délais (entre émetteur et récepteur, entre deux performeurs, entre deux événements performés, etc.) à l’image des retards de communication entre les deux planètes. Une question pourra être par exemple : comment envisager une musique en réseau avec des musiciens et des auditeurs distribués dont les délais entre l'émission et la réception oscilleraient entre 4 et 22 minutes ? Comment cette musique pourra se constituer et se produire à partir de ces délais ? Le “corps” même de ces délais (temporels et d’espaces) pourraient laisser imaginer un espace “acoustique” granulaire produisant des matériaux sonores inédits, bruités et résiduels, (ainsi que destinés à être joués) : un espace qu’il s’agirait de saturer, de faire osciller, et d’exciter pour en produire des réactions et des artéfacts.

Des projets antécédents font office de références : le projet Echoes from the Moon réalisé par Pauline Oliveros en 1987, avec Scot Gresham-Lancaster (The Hub), utilisait comme acoustique virtuelle le délai de transmission d'un signal sonore envoyé sur et réfléchi par la Lune ; de même les projets Global String (Tanaka, Toeplitz, 1998), et la série T0P0LOG1ES (de Art of Failure, 2011) utilisant les propriétés résultantes de l’espace intermédiaire Internet dans la transmission d’un signal. Entre projets communicationnels et projets utilisant des règles (plus ou moins arbitraires) de sonification — comme Hour Angle (John Eacott, 2010) et Sun Rings (Terry Riley, 2002) —, “Synscape” cherche à discerner des musiques idiomatiques propres donc aux acoustiques et artéfacts sonores virtuels des espaces télématiques à grands délais, tout autant que des pratiques d’écoute qui s’y développeraient. Ainsi l’effort de révéler et d’activer, par la musique à intensités et la musique à délais, des combinaisons d’espaces et d’environnements sonores, aussi invisibles ou aussi distants soit-ils, participe à une musicalisation (et donc une création que chacun initie et expérimente) élargie et étendue, oscillatoire et vibratoire, sociale et expérientielle (dans l’engagement d’une esthétique environnementale).




la musique à intensités(Edit)

Pour ouvrir une alternative à la construction historique des représentations musicales basées sur l'expressivité, sur l'énonciation, sur l'intellectualisation de l'émotion, sur une écoute analytique, sur la maîtrise mesurée (demandée autant à l'auditeur(e) qu'à l'auteur(e)), etc., il s'agirait d'élaborer aussi une musique oscillatoire et vibratoire, fondée sur l'oscillation en prise avec les espaces (acoustiques, électroacoustiques, électroniques, réseautiques, etc.) et engageant notre corps dans une expérience inouïe avec l'environnement (expériences de filtrage, de brouillage, de masquage, de feedback, de distorsion, de déphasages, etc.). Ceci permet finalement de repositionner enfin dans la production musicale, l'écoute au centre : l'écoute immersive et physique.

L'emploi de niveaux sonores élevés (ou extrêmement faibles voire inaudibles) n'a pas pour objectif d'expulser et de congédier l'auditeur mais au contraire de l'immerger et de l’engager dans une expérience unique, pour qu'ainsi l'œuvre ne soit pas un lieu séparé et distancié. Il ne s'agit pas pour cette musique de faire fuir le public ou de faire mal, ou de l'exaspérer (quoique parfois les œuvres qui font fuir ou qui font polémique pour le public, valent leur pesant d'or). Sur ce point, il faudrait revenir sur la distinction que relève Vladimir Jankélévitch lorsqu'il distingue entre "violence destructrice" et "violence géniale”, cette dernière étant vue et éprouvée comme spontanée, fondatrice, inexpressive, et informe, "source de toutes les formes”. Il ne s'agit pas d'une "anti-musique", et il serait intéressant de la comparer avec ce qui est nommé par les ethnomusicologues, la contremusique (ou rough music) avec ses sons salis (parasites, bruités, rendus impurs) et son phénomène correspondant, le charivari, marquant une réprobation sociale par un tapage temporaire avec des instruments adéquats dans les lieux publics.

La notion de "crescendo généralisé" remarquée par Jean-Claude Éloy à propos des musiques orientales (ÉLOY, 1995) — sera vraiment intéressante à étudier de plus près. C'est-à-dire que dans ces musiques le crescendo ne touche pas seulement le niveau sonore mais aussi tous les composants du son et de la musique. Ainsi le temps de préparation et la durée des débuts propres à ces musiques font partie intégrante de la musique elle-même (comme l' alap dans les musiques de l'Inde) et correspondent autant aux contrôles des dynamiques que ceux de tous les autres paramètres et phénomènes sonores et acoustiques du jeu et du déploiement musicaux : une sorte d'arraisonnement des énergies et des contenus potentiels de la musique. Ainsi nous pourrions avancer que dans les musiques "à fort volume" (comme la musique harsh noise), l'ensemble de la performance correspondrait à la ou à une "préparation" continue et improvisée (la performance intégrale serait un alap sans mouvement qui suivrait), sans que celle-ci soit un préalable ou laisse prévoir un ou des crescendo(s) et des variations d’intensité en fonction de la situation sociale (pour aménager une mouvement d’accès à une félicité), et sans que l'on conçoive qu'il faille "préparer" l'auditeur au début d'une performance, par exemple, par une montée évolutive du niveau sonore, afin de "viser" un climax (comme c’est le cas dans la plupart des musiques rituelles et expressives). Cette notion de "crescendo généralisé" permet également de rehausser celle de "continuum" en tant qu'alternative de la variation permanente qui est valorisée dans la musique occidentale.

La question de l'immersion sonore est primordiale dans la musique noise (et se différencie de la spatialisation musicale). Les conditions de l'expérience d'écoute nécessite la perception continue de la pression acoustique et d'être plongé à l'intérieur de la complexité sonore. De fait les musiciens performeurs et les auditeurs sont dans le même espace acoustique, dans les mêmes conditions d'écoute (il n'y a plus de scène, ni de façade, ni de retour de scène, ni d'appariteurs, ni de techniciens et d'ingénieurs son, etc. ), et ainsi dans une immersion commune. Ce n'est plus un espace d'énonciation (de représentation musicale) mais un espace d'immersion sonore et musicale ; de même, politiquement et socialement, il s'agit d'échapper à une certaine économie et industrie (plus d'éditeur, ni d'organisateur, ni de producteur, ni de consommateur, ni de gestionnaire, ni de prescripteur, etc.). Cet espace immersif est celui de l'écoute composée en direct (et non plus de celui de la réalisation sonore d'une composition musicale pré-conçue). Il s'agit d'un véritable espace de composition d'écoute.

L'immersion crée de la participation et de la collaboration (lors d'une performance musicale) entre les auditeurs (entre eux) et entre les auditeurs et les interprètes-performeurs-compositeurs, et entre les performeurs. Cette participation et cette collaboration dans l'immersion d’une musique "syntonisante" sont celles d'une expérience commune et collective musicale, non-reproductible, à chaque fois renouvelée. L'immersion dans le son à fort niveau ne se base pas sur l'exclusion et sur le rejet : exclure la crainte de l'auditeur, exclure les comportements analytiques, etc. Il ne s'agit pas de diviser ni de séparer. Cette expérience extrême dans la musique à niveau sonore élevé permet d'éclairer l'exception de nos expériences quotidiennes : elles sont en fin de compte toutes exceptionnelles et engagent notre expérience à tout moment du "présent" (à l'encontre de ce qui nous semble la banalité de nos activités, ou dont nous semblons être désappropriés, et qui peuvent nous apparaître réglées par d'autres et pour d'autres). La musique noise est expérientielle : elle se découvre par l'expérience que nous en faisons et que chacun en fait. Elle offre un maximum de liberté et de plongée (immersive) dans le monde. C'est une musique par l'environnement, non pas dans le sens de paysage, mais de la compréhension de nos espaces (acoustiques, sonores) comme des environnements de sons qui s'étendent et dans lesquels nous modulons continuellement pour nous syntoniser à des intensités (voire à des émotions et à des perceptions inouïes).

Ainsi l'intensité sonore apparaît comme le registre le plus important à travailler aujourd'hui en tant que structure même de la musique, vue comme inexpressive (indépendante d'un texte, d'un langage ; en quelque sorte, insensée, informe, et pour suivre Jankélévitch, indicible et ineffable, indescriptible et inexprimable). La complexité de ce qui s'y joue et s'y anime autant en termes de production et de réception, au travers des amplitudes, des opacités et des transparences, des synchronicités et des déphasages, des précisions et explorations de masques et de filtres dans les amas sonores, qu'en termes d'appréhension et de perception de nos environnements sonores et des manières par lesquels nous en faisons l'expérience, que, finalement, en termes d'utopie musicale et sociale, ouvre un champ exploratoire illimité : la musique à intensités.





Bibliographie(Edit)

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