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auditoriums Internet - L'écoute à distanceun nouveau paradigme de l'écoute dans les contextes de l'art et de la musique en réseauPrésentation de la recherche(Jérôme Joy) |
← ABSTRACT / RÉSUMÉ | Sommaire Auditoriums Internet | 1.2. — PREMIÈRE ÉTUDE SUR LES AUDITORIUMS INTERNET → |
|→ contexte historique(Edit)
La notion d’écoute à distance provient de l’observation des développements techniques et technologiques de la transmission et de la communication sonores au cours de l’histoire et plus particulièrement lors du XXème siècle, et de leur implication progressive, d’une part, dans notre culture et dans les dispositifs socio-techniques qui appareillent nos environnements quotidiens, et, d’autre part, dans un champ qui offre pour nous le plus grand intérêt : les pratiques artistiques.
Couvrant l’histoire de la communication sonore, et plus particulièrement celle de la télé-communication et transmission du son, de nombreuses références sont présentes :
- d’un côté, dans la littérature ancienne et la littérature d’anticipation : les « mots gelés” » chez Jean de Mandeville, Baltazar de Castillon, Celio Calcagnini, et Rabelais dès les XIVème et XVIème siècles, « New Atlantis » de Francis Bacon, « Giphantie » de Tiphaigne de la Roche, puis chez Jules Verne, Albert Robida et Edward Bellamy, jusqu’à Guillaume Apollinaire au XXème siècle;
- et, d’un autre côté, dans les inventions successives relatives aux espaces acoustiques, aux transports électriques (puis magnétiques) des sons, à l’enregistrement et à la communication téléphonique sonores, et à la transmission radiophonique : dont, à titre d’exemple, « Phonurgia Nova » d’Athanasius Kircher.
La notion d’écoute à distance est devenue également un horizon prospectif et un contexte de réflexion sur l’actualité, pour les intellectuels et les philosophes tels que Paul Valéry (« la distribution de la Réalité Sensible à domicile »), Bertolt Brecht (la radio, appareil de communication) et Gaston Bachelard.
Parallèlement, l’utilisation de la distance dans le domaine musical s’est développée depuis le XVIème siècle au travers de la répartition des instruments localisés en fonction de l’architecture acoustique, et se poursuit au XXème siècle par l’exploration de la spatialisation sonore à l’aide de l’amplification et de la diffusion électro-acoustique et acousmatique. En corrélation avec les développements de la téléphonie, plusieurs inventions ont marqué la fin du XIXème siècle avant l’arrivée de la radiophonie : l’acoucryptophone de Charles Wheatstone, le théâtrophone de Clément Ader, et le telharmonium de Thaddeus Cahill. La première utilisation de sons distants en direct est apparue dans la musique en 1951 avec « Imaginary Landscape IV » de John Cage, et de manière plus prononcée dans ses « Variations IV » en 1966 en utilisant des sons « téléphonés ». Plus tard, la notion d’ « écoute acousmatique » est devenue l’objet de nombreuses investigations théoriques, en tant que structure compositionnelle (François Bayle, 1994) et d’objet socio-culturel (Murray Schafer, 1977). Malgré ces nombreux exemples, il est resté difficile d’identifier à proprement parler la notion d’écoute à distance avant l’apparition des réseaux médiatiques électroniques et télématiques.
|→ contexte contemporain(Edit)
Aujourd’hui, avec le développement des réseaux électroniques (Internet) permettant la transmission audio en direct et simultanée, l’écoute à distance (au-delà de la téléprésence et des actions à distance) est devenue un vecteur central et essentiel dans de nombreuses œuvres sonores et musicales, tout autant que dans notre environnement sociétal :
- de la transmission sonore d’un lieu à un autre (dans les œuvres de Bill Fontana, et dans les premières œuvres et projets télématiques à partir des années 80);
- à l’utilisation des réseaux comme espace acoustique propre, à partir duquel des effets de distance sont reconstruits (Atau Tanaka);
- jusqu’aux développements récents et abondants des concerts en réseau comprenant des instrumentistes et des auditeurs distribués géographiquement (The Hub, Pauline Oliveros, Pedro Rebelo, Jason Freeman, etc.) (sous l’intitulé anglophone « Networked Music Performance »), et des projets Internet basés sur des représentations interactives et cartographiques de localisations sonores (avec les « soundmaps » et les projets de geo-localisation et de « soundwalks »).
Il semble pourtant que l’écoute à distance n’est pas l’angle sous lequel sont observées et explorées ces pratiques sonores et musicales en réseau (en général, l’étude des processus de production et des similarités avec les cadres réguliers et historiques de l’expression artistique, est majoritairement présente), alors que cet objet nous semble être décisif dans ces projets artistiques et dans les dispositifs et appareils sonores technologiques de notre quotidien. En ce sens, nous soutenons l’originalité de cet angle d’approche et d’analyse. Récemment, plusieurs projets artistiques développent des systèmes d’écoute en réseau impliquant des feedbacks entre des audiences réparties (« userradio » d’A. Black; « Semantic HiFi » / Ircam; etc.). De nouveaux développements techniques et technologiques apparaissent constamment, mettant à notre disposition toute une panoplie d’appareils de communication sonore et télématiques, tout en tenant à jour l’exploration que nous proposons à partir de la notion et des pratiques de l’écoute à distance.
|→ contexte théorique(Edit)
La question des modifications de nos modes de réception, d’émission, de perception et d’attention liés à la transmission et aux transports de son à distance, est au cœur de recherches récentes en anthropologie sonore et en sociologie (J.P. Thibaud, M. Relieu, C. Licoppe, B. Truax, J. Sterne, A. Carlyle, J.F. Augoyard). D’autres études en musicologie et en philosophie relatives aux aspects créatifs de l’écoute et du développement des pratiques en réseau (P. Szendy, B. Stiegler, B. Gallet, E. During, C. Kihm, B. Labelle, A.S. Weiss, J.L. Weissberg, G. Föllmer, D. Kahn) contribuent également à un socle théorique de cette recherche. Nous pouvons aussi nous appuyer sur un cercle de références issues de ces domaines lors des dernières décennies, comme, par exemple, J. Derrida, J.F. Lyotard, M. de Certeau, W. Schenker, A. Schütz, etc. De même, l’approche de certaines démarches artistiques, même si elles ne semblent pas être impliquées directement dans une exploration de l’écoute à distance, peut être profitable à l’élucidation de certaines conditions liées aux pratiques de l’écoute (J. Oswald, F. Lopez, Y. Dauby, etc.).
|→ problématique de la recherche(Edit)
Le sujet de recherche proposé est centré sur l’écoute modifiée par la distance. L’écoute à distance est l’écoute de sons
- qui sont transportés et reproduits par un moyen technique d’un lieu à un autre, et dont les sources sont en dehors de la sphère acoustique de l’auditeur et sont non présentes,
- ou dont les sources sont non visibles (hors de la vue), le son étant propagé acoustiquement.
Le principe de transport de sons en direct est communément utilisé dans la téléphonie, la radiophonie et dans le streaming sur Internet (ie. la lecture en continu et réception simultanées d’un fichier média enregistré ou diffusé selon une chaîne de mémoire-tampons (ou ‘buffers’)). Une seconde facette de l’utilisation du transport des sons est l’enregistrement (phonographique, magnétique, numérique) impliquant le différé et une écoute “retardée” (‘delayed’) et qui peut engager un moyen d’accès à distance et en direct (par exemple, la lecture en streaming de sons déposés sur un serveur, ou, pour prendre par analogie une image commune, la lecture de messages téléphoniques enregistrés).
La notion et la pratique de l’écoute se trouvent aujourd’hui en pleine évolution dans le contexte actuel des réseaux électroniques. Ce contexte, qui poursuit historiquement le développement des techniques de télécommunications (dont en particulier, le téléphone et la radiophonie), introduit de nouvelles dimensions dans les problématiques de l’écoute à distance et du son. Malgré que l’écoute à distance ne soit pas encore pleinement étudiée, identifiée et catégorisée, elle est néanmoins présente dans les domaines croisant les pratiques sonores et musicales et celles des réseaux électroniques (depuis la musique en réseau et la télémusique, jusqu’aux systèmes de podcasting, de streaming et de téléphonie Internet voIP - ‘Voice over IP’). Elle en est une des composantes essentielles et un des facteurs constitutifs qui permettent d’ouvrir un champ d’interrogations relatif aux modifications de cette pratique quant à ses opérations et opérabilités. L’exploration de ce champ signale la participation du paradigme de l’écoute à distance aux situations virtuelles et acousmatiques (situations dans lesquelles la source du son entendu n’est pas présente, ici et maintenant).
J’expérimente ces notions depuis plusieurs années au sein de mon travail artistique en tant que compositeur et net-artiste, en explorant et en développant plusieurs systèmes de musique en réseau et des systèmes d’écoute en ligne et collectifs. Une partie importante de mon travail se fonde sur l’investigation de l’Internet en tant qu’espace musical « étendu » (au-delà des murs et vers une acoustique « virtuelle » ou encore vers l’hybridation d’acoustiques distantes et locales), et la construction d’interfaces d’écoutes collectives et interactives. Mon objectif vise une approche d’un paradigme récent de l’écoute : l’écoute à distance (‘distance listening’), à partir d’analyses et d’une veille continue concernant les références historiques et les pratiques contemporaines liée à cette catégorie de l’écoute (tout en sondant les champs artistiques et musicaux ainsi que ceux périphériques qui s’y accrochent ou s’y prolongent).
Les réseaux électroniques (Internet) sont un des seuls environnements qui permettent à la fois l’interaction sonore en temps réel et la connexion en direct entre des lieux et des acoustiques, tout en influençant immanquablement notre perception du temps et de l’espace. Ainsi l’Internet est devenu un support des « auditoriums » parmi tous les autres lieux sociaux de l’écoute. Le développement des environnements utilisant les techniques de streaming et les flux audio a permis de distinguer des modes d’émission « sans adresse » (qui n’ont pas a priori de récepteurs ou qui se basent sur d’hypothétiques auditeurs, sans être prescrits dans un programme annoncé et planifié) et qui proposent d’engager l’écoute dans un processus actif de décision et de modulation : les auditeurs se syntonisent entre eux ou sur le système d’émission pouvant générer des résultats différents pour chacun. Nous pouvons questionner aujourd’hui la nature et les spécificités des « auditoriums Internet » dans les pratiques d’écoute impliquant la combinaison et l’intrication d’espaces et de flux sonores locaux et distants. Étudier cette question est une tâche complexe si nous considérons que les contextes technologiques et la nature des « audiences » évoluent continuellement. Il est certain que la compréhension de l’histoire de l’évolution des pratiques d’écoute est essentielle pour l’exploration de l’écoute à distance dans le contexte des réseaux électroniques actuels (en sondant les domaines de la musique et du son en réseau).
Comment les pratiques de l’écoute à distance sont-elles « instrumentées », c’est-à-dire quelles sont les modalités et les effets engagés dans et provoqués par les différents types d’écoute sur Internet, et jusqu’à quel point peuvent-elles être identifiées en tant qu’entités spécifiques ? En quoi signalent-elles des processus prononcés de participation, d’échanges et de partages entre auditeurs, dépassant les régimes habituels de nos attentions (lecture, cinéma, etc.), afin d'engager une situation expérientielle liée au collectif et à l’individuel (écouter ensemble, à l’instar de « faire de la musique ensemble ») ?
Ma problématique de recherche s’appuie sur l’identification de typologies basées sur la distinction de récurrences et de singularités observées dans le champ de l’art sonore et de la musique en réseau (ou télémusique), à partir d’enquêtes et de recherches historiques. Ceci demande l’étude comparée des définitions et typologies existantes des pratiques liées à l’écoute, telle que, par exemple, la nature « acousmatique » de l’écoute sans la présence de sources sonores, la propriété « schizophonique » liée à l’ajoût de son(s) dans un environnement sonore existant, etc.
Une première série d’hypothèses peut apparaître :
- l’enjeu de la place de ces nouveaux « auditoriums » dans les pratiques sonores, musicales et technologiques contemporaines, et le potentiel des audiences partagées et distribuées (dans l’espace et dans le temps) comprenant les notions et les actions de “feedback” participatifs et de co-présence à distance;
- les caractéristiques des systèmes d’écoute du point de vue instrumental (en espérant une organologie de ces systèmes, c’est-à-dire la classification des propriétés instrumentales de ceux-ci);
- les croisements possibles de typologies (celle de l’écoute, celle des intruments, etc.) et de sous-catégories (celles des instruments de communication sonore, celles des instruments de musique, etc.), démontrant la place essentielle de l’écoute à distance dans nos contextes technologiques et dans la perception et la construction de notre environnement (au sens large);
- la place de l’imaginaire, de la rêverie et de la puissance associative engagées par l’auditeur dans le caractère acousmatique de l’écoute à distance, et le rôle des instabilités et ambiguités (« anamnèse », « phonomnèse », etc. ; mimétisme, abstraction, etc.) amenant à reconfigurer la perception de son environnement sonore ;
Une cinquième hypothèse, mineure, peut être aussi prise en compte en questionnant :
- les caractères possiblement ambivalents de l’écoute à distance liés à l’extension de la vie privée dans des contextes « publics ». Cette interrogation peut ouvrir un volet concernant les dimensions sociales impliquées dans l’écoute à distance.
La recherche proposée s’inscrit dans le champ disciplinaire des « Sound Studies ». Elle est de nature théorique, tout en considérant que des aspects pratiques l’accompagneront en termes d’expérimentations et d’observations, ainsi que de collaborations à des projets en réseau en tant qu’auditeur et que participant. Ces parties pratiques sont essentielles afin de tester et de mettre en test des situations d’écoute à distance pour ainsi enrichir et élucider certains aspects de la recherche théorique. Elles seront restituées sous la forme d’un site Internet dans le but de prendre en compte des éléments et des ressources dont la nature demandent à être consultées en ligne.
En complément de ma recherche, il est important de considérer le développement d’une ressource documentaire de la base de données « NMSAT » (« Historique de l’art audio et de la musique en réseau - Networked Music & SoundArt Timeline ») que je construis actuellement au sein du laboratoire de recherche Locus Sonus basé en France et dont l’axe de recherche principal est l’« audio in art » dans le contexte des réseaux électroniques et télématiques.
|→ objectifs(Edit)
Mon principal objectif est la théorisation de l’écoute à distance comme un nouveau paradigme des pratiques sonores et la reconnaissance de sa place essentielle voire constitutive dans les environnements sonores en réseau et dans les systèmes de la télémusique.
Le premier objectif spécifique est d’élaborer une typologie des formes de l’écoute à distance, complétée par des analyses détaillées et un socle de références.
Le second objectif spécifique est de décrire l’éventail des aspects créatifs de l’écoute à distance, en identifiant ses singularités et spécificités liées à :
- l’écoute à distance en tant que pratique;
- les différents types de systèmes d’écoute en réseau basés sur l’interaction entre des espaces locaux et des espaces distants;
- les auditoriums Internet;
- les environnements audio en réseau en tant que systèmes instrumentaux;
- les conditions et la part de “l’imaginaire” contenus dans la réception sonore à distance.
Le troisième objectif spécifique est d’établir une documentation descriptive (sous la forme d’un site Internet) par la création d’une interface graphique connectée à la base de données du « NMSAT », en offrant des outils de navigation et de consultation documentaire au travers de référencements croisés entre des notions, des références historiques et contemporaines, et des projets en ligne existants (ie. des projets déjà établis et des projets mis en place dans le cadre de l’expérimentation liée à la recherche).
|→ méthodologie(Edit)
La recherche proposée requiert :
- l’analyse et l’indexation de systèmes, dispositifs et environnements basés sur l’utilisation de l’écoute à distance dans le champ artistique et musical contemporain (veille documentaire et recherche d’informations);
- l’analyse de références historiques relatives à ces domaines (idem);
- l’analyse d’autres références dans des domaines périphériques (sociologie, anthropologie sonore, philosophie, esthétique, ingiénérie et technologie, etc.);
- l’analyse du rôle de la distance dans l’acte d’écoute et dans les effets acoustiques et électro-acoustiques, et comment l’auditeur utilise des indices en vue de distinguer des effets de distance comme éléments d’extension de sa propre sphère perceptive et de son contexte acoustique;
- la construction de typologies et de classifications (théoriques, techniques, organologiques, etc.)
- la construction d’analyses référentielles à partir de typologies des écoutes, d’historiques circonstanciés (télémusique, écoute à distance, enregistrement à distance, etc.), et d’études de cas (à partir de projets artistiques existants);
- l’élaboration d’une ressource graphique et documentaire en ligne connectée à des projets actifs en réseau et à des expérimentations nourries et alimentant la recherche (dont le « NMSAT »);
- l’observation et la participation à des projets sonores en réseau sélectionnés, tels que « Locustream » de Locus Sonus, « Netrooms » de Pedro Rebelo (SARC, Belfast), et plusieurs projets de cartographies sonores en réseau (ex: « Locustream », Locus Sonus ; « World Listening Project » ; « Aporee » d’Udo Noll, etc.) et projets collectifs (« Sobralasolas ! », « nocinema.org », « Sumphoty », etc.).
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