On extended, boundless, vibratory and in-the-now sympathy music
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!'''Entretien avec Bill Viola''' '''Apprentissage''' ''-Parlons d’abord un peu de votre itinéraire. La vidéo était une technique toute nouvelle quand vous avez commencé à l’utiliser. Pourquoi vous a-t-elle attiré au début?'' - Pour un tas de mauvaises raisons, sans doute. J’étais étudiant en art plastique à l’Université de Syracuse et j’étais l’un des plus mauvais du cours de peinture. Les études étaient très traditionnelles: on nous faisait dessiner à longueur de journée des pommes et des oranges sur une table, ou des modèles nus, comme au XIIe siècle. L’enseignement n’incluait même pas encore la peinture abstraite. Pendant ce temps, autour de nous, c’était l’explosion des médias, de l’information, mais à l’école, rien ne passait de cette nouvelle approche des choses que le software introduisait. Comme la plupart des écoles d’art plastique, l’enseignement de l’art tournait autour de la notion d’atelier: il s’agissait de fabriquer des objets. ''- Comme le ferait un menuisier?'' - Oui. Si on me donnait à faire une boîte carrée, l’un des coins se collait sur un autre, et quand je faisais un chose avec un tiroir, il était impossible de le fermer. Je ne le sentais pas. Je me débrouillais vraiment très mal, et j’étais sur le point d’abandonner les cours quand je fus sauvé par Jack Nelson. Ce professeur créa une section destinée à accueillir tous les étudiants qui ne s’adaptaient pas dans les autres sections, une sorte de refuges pour orphelins. Cela s’appelait l’ "experimental studio ", et c’était un espace de liberté totale. Nelson est l’un de ceux qui a introduit le Super 8 dans cette université, et plus tard la vidéo . Il ne connaissait même pas son fonctionnement, mais il pensait que c’était une nécessité, et que les étudiants trouveraient le mode d’emploi- c’était un enseignant à l’esprit ouvert, comme il y en a peu. C’était en 1970. Jusque là, seule la musique m’avait vraiment intéressé. Et c’est resté une chose très importante pour moi. ''- L’avez-vous étudié?'' - De manière informelle. J’ai joué de la batterie dans des orchestres de rock quand j’étais au lycée, puis à l’université. Mon existence entière était focalisée là-dessus. C’était la première fois que je travaillais vraiment quelque chose, que j’allais plus loin que ce qu’on accepte de la part d’un débutant. Cela m’a marqué et m’a aidé à progresser dans mon travail de vidéo. A l’université, j’ai pris aussi des cours de musique électronique. Nous avions un synthétiseur , un des premiers modèles sortis, le Moog (du nom de son inventeur); travailler avec cet instrument, c’était comme faire de la sculpture. J’avais toujours aimé les magnétophones, les micros et cela m’a conduit plus loin dans l’électronique et la technique. Maintenant, je conseille toujours à mes étudiants de suivre un cours de musique électronique, parce que la technologie de la vidéo a beaucoup emprunté à celle de la musique électronique, qui vient du téléphone. En fait, les medias doivent beaucoup au téléphone, qui ramène tout à la communication. ''- Donc, pour vous, c’était l’aspect technique de la musique électronique qui était le plus important?'' - Cela m’a fait sentir que le signal électronique était un matériau avec lequel on pouvait travailler. Ce fut là encore une découverte importante pour moi. Cela a supplée aux insuffisances dont j’avais preuve dans les cours d’art plastique, et m’a appris comment aborder ces fréquences électroniques intangibles. La manipulation est fondamentale dans nos processus de pensée (voyez comment le bébé apprend). C’est pourquoi la plupart des gens ont tant de mal à aborder les médias électroniques. C’est quand les énergies électroniques sont devenues pour moi aussi concrètes que les sons pour un compositeur que j’ai vraiment commencé à apprendre, et que le processus m’est apparu aussi simple et essentiel que de la sculpture. C’est ainsi que, peu de temps après, mon passage à la vidéo a été très facile, je n’y ai jamais pensé en termes d’image, mais plutôt en termes de processus électronique, de signal. ''- Et bien qu’il y ait eu une caméra Super 8 dans votre section, vous n’avez pas été tout de suite intéressé?'' - Non, j’étais trop impatient. J’aurais filmé, et j’aurais voulu voir le résultat immédiat. Dès que j’ai vu la vidéo, que je l’ai touchée, ça y était. Sans problème. ''- Et depuis, vous vous êtes mis à faire régulièrement de la vidéo?'' - Oui, j’ai fait plus de bandes en 1973 que durant n’importe quelle autre année. '''Feed-back.''' ''- Comparant toutes ces bandes, que je ne connais pas, à vos productions suivantes, comment les décririez-vous?'' - Red Tape, qui date de 1975 était une sorte de transition. Avant, mes bandes étaient didactiques, le contenu c’était le médium, un peu comme dans le film structuraliste. Je pense que nous étions tous complètement focalisés sur le médium. Nous avions appris à connaître ses possibilités. Faire une bande, c’était donc un moyen de découvrir la vidéo, et de faire des démonstrations. ''- Vous voulez dire que chaque bande traitait un problème spécifique?'' - Oui. Par exemple, j’ai fait en 1973 Passage series. C’est une série de trois ou quatre bandes, chacune d’entre elles traitant un problème différent. Dans l’une d’elles, par exemple, j’ai découvert qu’il y avait une énorme différence entre un zoom et une dolly (le zoom étant encore de nos jours, je crois, ce dont on abuse le plus en vidéo: les caméras se sont toujours équipées, et tout le monde en use comme par un réflexe pavlovien). Dans un couloir, on a une perspective, le point de fuite de la Renaissance, et je me suis rendu compte qu’on pouvait faire un zoom- avant sans qu’il y ait un grand changement dans l’image si le couloir était assez long. J’ai essayé de faire une petite expérience, consistant à marcher jusqu’au bout du couloir d’une manière qui ressemblerait à un zoom, puis de faire un zoom- avant comme si la caméra était tenue par quelqu’un qui marche. Finalement, j’ai pris la caméra et je l’ai mise contre le mur de ce très long couloir, et je l’ai fait glisser tout le long des murs, aller et retour. On voit l’éraflure que la caméra fait sur le mur défiler sur le côté de l’image. Le son était très fort. ''- Cela a tout à fait l’air d’un exercice.'' - Oui, je faisais, cette fois-ci sous une forme concrète, l’expérience de ce couloir, une translation, de sorte qu’au lieu de se transformer en image, le couloir devenait tangible, concret. La plupart de ces problèmes et de ces expériences m’avaient été suggérés par mes études sur la perception et sur la psychologie expérimentale, dont Mac Luhan m’avait fait découvrir l’importance. Quand j’ai commencé à faire de la vidéo, les premières années, j’étais immergé dans l’électronique, les synthétiseurs, le traitement de l’image, je construisais des petits circuits, je faisais des montages personnels. Puis j’ai fait une autre bande, également en 1973, Information: j’étais en train d’utiliser deux machines pour faire une copie, quand j’ai branché la borne de sortie sur la borne d ’entrée de la même machine, par accident; j’ai enclenché l’enregistrement et il y a eu soudain un étrange feed-back, un signal qui n’était pas du tout un signal, mais comme il parcourait toute l’installation du studio - le mélangeur, le " chroma keyer ", tous les moniteurs - chaque fois que je poussais le bouton, cela donnait quelque chose de différent. Je n’avais jamais fait une bande aussi bonne (rires). J’ai eu le sentiment que si mon résultat le meilleur était le fruit d’une erreur, c’est qu’il me fallait approfondir mes connaissances. Jusqu’alors, j’avais pensé que faire de la vidéo, c’était prendre la technologie comme matériau, mais je me suis rendu compte que j’avais tort, ou que ce n’était vrai qu’à moitié. A part égale, il y a aussi le système de la perception humaine. Alors je me suis dit: " Non seulement tu dois savoir comment marche la caméra, mais aussi comment fonctionne l’oeil, l’oreille, comment le cerveau traite l’information ". Cela m’a ouvert un champ tout nouveau, qui a défini mon travail ultérieur. J’en suis venu à considérer la vidéo comme un système vivant. ''- Comment cela a-t-il influencé votre façon d’utiliser la technologie?'' - Je me suis reposé de moins en moins sur elle. J’ai acquis le sentiment - qui ne fit que s’amplifier- qu’il y avait " là-bas " en permanence une présence invisible, ou un élément manquant avec lequel il était nécessaire d’entrer en contact pour que le travail soit vivant. C’était là en puissance et, du coup, le travail immédiat, l’enregistrement, était incomplet. Cet élément, c’est bien sûr le spectateur, ou la fonction de spectateur, autre pôle du système; la nature fondamentale du travail à la vidéo, c’est l’interaction dynamique entre les deux, et non la technologie et le langage de la vidéo à eux seuls. ''- Etiez-vous alors influencé par d’autres travaux en vidéo?'' - Disons d’abord que c’était une période privilégiée pour faire de la vidéo, j’ai eu beaucoup de chance d’être étudiant à ce moment-là. Et, bien qu’encore étudiant, je participais à des manifestations en même temps que des gens comme Nam June Paik, Bruce Naumann, Richard Serra, Peter Campus - tous les artistes les plus importants des débuts de la vidéo. Aucun n’avait fait plus de bandes qu’un autre, à cette époque. C’était encore tout nouveau: nous faisions ensemble les mêmes découvertes. Au début, mes influences se situaient plutôt dans le monde de l’art, notamment du côté du performance art, qui en était alors à ses débuts. Un peu plus tard, je me suis intéressé aussi au cinéma expérimental. Un de mes amis m’a emmené voir les films de Michael Snow, Ken Jacobs, Hollis Frampton, Stan Brackage. '''The Reflecting Pool''' ''- Pour situer un peu mieux votre travail, j’aimerais que nous nous attardions sur The Reflecting Pool (1977-1980) et en particulier sur la bande la plus courte, la première de celles qui composent cette série , et qui dure sept minutes. Voici comment je le décrirais. La caméra est immobile. Au premier plan il y a un étang, ou une mare, et à l’arrière-plan, une forêt. Tout le temps que dure le vidéogramme, on entend un son ressemblant au bruit du vent, et d’une intensité variable. Un homme, vous, émerge de la forêt, on voit son reflet dans l’eau, il reste là, debout pendant longtemps, et soudain saute, mais son corps s’immobilise en l’air au-dessus de l’eau. Dans la mare, la lumière change, l’eau est animée de mouvements divers. Le reflet réapparaît. La figure immobilisée s’évanouit graduellement dans le paysage. Encore des mouvements dans l’eau, cette fois-ci en marche arrière. Puis le reflet tout seul. L’eau devient noire, puis reprend sa couleur d’origine, et soudain, un homme, le même, émerge de l’eau, nu, il nous tourne le dos; il grimpe sur la berge et disparaît dans la forêt, en petits mouvements fragmentés. D’abord comment tout ceci a-t-il été fait, techniquement?'' - Aujourd’hui ce serait plus facile à faire que quand je l’ai fait il y a quelques années. Le point essentiel, c’est que, comme dans beaucoup de mes autres travaux, la caméra ne bouge pas. Garder la caméra à la même place veut dire automatiquement que tout objet qui n’a pas bougé au cours des différents enregistrements peut être repéré (aligné) à nouveau, fragmenté, rassemblé, et son image totalement reconstruite. C’est ainsi que l’image obtenue montre un espace cohérent où rien ne manque mais, en fait, elle est constituée de plusieurs zones spécifiques, qui ont été découpées dans des sections de temps distinctes. Pendant toute une période, j’ai travaillé sur cette question: je cherchais à combiner des niveaux de temps différents à l’intérieur de la même image, pour échapper à la stricte dépendance de cet espèce de temps absolu généré par le fonctionnement même de la vidéo. Je disposais, pour cette bande, de trois éléments, ou couches, qui étaient trois enregistrements (ou série d’enregistrements) distincts. D’abord, une série d’enregistrements de tout ce qui arrivait dans la mare. En second lieu, un enregistrement de la scène où je sors de la forêt et saute dans l’eau. Et enfin, un enregistrement de la scène complètement vide, sans personnage. Le montage final a été obtenu par étapes. J’ai d’abord combiné les diverses actions spontanées que j’avais accomplies près de la mare: j’avais jeté des objets dans l’eau, marché près du bord pour montrer son reflet, etc., et cela m’a donné un pré-montage; j’ai utilisé des fondus enchaînés très lents pour lier chacun des événements se déroulant autour de la mare, de sorte à créer l’apparence d’une activité sans cesse renaissante. Cela m’a donné ma source numéro un. La source numéro deux, c’était ma sortie de la forêt, mon saut, et l’arrêt-image sur le saut. Ensuite intervient la partie bricolage: j’ai d’abord relevé sur le moniteur la forme exacte de la mare sur l’image. Puis j’ai dessiné sur un carton ses contours, que j’ai remplis de blanc, le reste étant noir, et j’ai posé le carton sur un support, dans le studio (cela pourrait être généré électroniquement aujourd’hui mais, quand je l’ai fait, de nombreux studios utilisaient encore des cartons dessinés pour les titrages). Nous avons dirigé l’objectif de la caméra vidéo sur le carton et, avec le zoom, nous avons fait coïncider les formes dessinées sur le carton noir et blanc avec l’image du plan d’origine aussi précisément que possible. Ensuite nous avons fait ce qu’on appelle une " external key ". ''- Vous pourriez peut-être expliquer brièvement ce que c’est?'' - En vidéo, il y a deux sortes d’incrustations. L’incrustation, c’est cet effet de découpage qu’on utilise par exemple au journal télévisé, qui permet d’entremêler deux images distinctes. Une incrustation peut être déterminée soit par la différence de luminosité entre deux parties d’une image (" luminance-key "). Dans l’incrustation normale, on pointe la caméra sur un objet, par exemple le présentateur du journal se détachant sur un fond bleu, et on " découpe " son contour électroniquement, en laissant de côté tout ce qui dans l’image est de cette couleur bleue particulière. Ensuite, une autre source est insérée à la place de la page bleue qui était derrière lui. Dans l’ " external key ", on fait la même chose, mais en plus, on remplit la forme du journaliste avec une deuxième source, différente, de sorte que la seule chose qui reste de l’image d’origine est sa forme. On ne voit plus son visage, son contour est rempli par une autre image, et autour de lui, il y a une seconde image. C’est ce procédé que j’ai utilisé: le carton lui-même a disparu, et il n’en est resté que deux niveaux différents de lumière, noir et blanc, nécessaires pour découper l’incrustation. Ils correspondaient d’une part à la mare, d’autre part à l’arrière-plan. J’ai inséré dans la forme de la mare le prémontage que j’avais fait en premier, avec tous les changements et mes actions, et j’ai utilisé un " soft key " (une incrustation à bords flous) pour découper ses contours: par ce procédé, les contours de la forme qui fait l’objet de trucage sont adoucis et se mélangent avec le fond. Les deux autres enregistrements- moi, sortant de la forêt, sautant et m’immobilisant en l’air, et le plan de l’espace sans rien en temps réel-, je les ai reliés par un long fondu-enchaîné (d’environ trois ou quatre minutes), qui commence sur la figure immobilisée et son arrière-plan, et finit sur l’arrière-plan vide. Le personnage semble disparaître dans le paysage. Pendant ce temps, les séquences d’activité dans et autour de la mare ne sont visibles qu’à l’intérieur des contours de celle-ci, sous forme de reflets et d’ondulations à la surface de l’eau dans une scène par ailleurs immobile ou vide. Finalement, j’ai fait un dernier fondu de l’image où je sors de la mare et où je retourne dans les bois. Ainsi l’image est fragmentée en trois niveaux de temps distincts (temps réel, temps suspendu, laps de temps) et reconstruite de telle sorte qu’elle ressemble à l’image d’un espace unique, puisque ses lignes de division suivent la composition de la scène d’origine. C’est vraiment comme si on sculptait du temps. ''- Quelles étaient les idées que vous vouliez faire passer?'' - Dans un sens, c’était une recherche sur l’idée première du Baptisme: dégager, purifier, et aussi traverser, briser l’illusion. L’eau est un symbole très puissant et très évident de purification, et aussi de naissance, et même de mort. Nous venons de l’eau et en un sens, nous glissons à nouveau dans sa masse indifférenciée, lors de notre mort. L’émergence du personnage solitaire, c’est le processus de différenciation ou d’individuation à partir de la nature indifférenciée. Je suggère aussi que les événements de ce monde sont illusoires ou éphémères, puisqu’ils ne sont visibles que comme reflets sur la surface de l’eau. La réalité n’est jamais perçue directement - c’est la Caverne de Platon. ''- Et puis vous sortez de l’eau...'' - Oui. Je sors de l’eau. L’élément le plus significatif est le saut arrêté. C’est une transformation; à la base, il y a le désir de lâcher prise, cela a un certain rapport avec la mort, ou avec l’abandon des choses que l’on connaît, tout laisser aller. L’image que j’ai en tête est celle d’une falaise, on est tout au bord et on doit décider d’avancer ou de reculer. A mon avais, il faut sauter. ''- The Reflecting Pool est l’une des cinq bandes vidéo que vous avez regroupées en une série. Comment sont-elles articulées entre elles?'' - Quand j’ai commencé à faire de la vidéo, je mettais plusieurs vidéogrammes ensemble pour tout avoir sur une seule bande. Puis je me suis rendu compte qu’à l’évidence, ils s’influençaient les uns les autres et que je pourrais faire une espèce de métavidéogramme composé de parties discontinues, mais qu’on pourrait cependant considérer comme un seul et unique travail. Cela ressemblerait à un album de disques dont on peut choisir d’écouter une chanson, ou qu’on peut se passer en entier. La première fois que j’ai fait cela, c’était pour Red Tape, et la dernière fois, pour The Reflecting Pool. ''- Quelle est l’idée qui parcourt cette série?'' - C’est l’idée de ce que j’appelle le voyage individuel: le cycle de la naissance et de la mort qui se répète. La seconde bande, Moonblood, peut être mise en rapport avec la naissance; il s’agit d’une femme, la femme comme source- la Mère, le principe de féminité au sens large. Puis vient Silent life, portrait de bébés, qui paraît être l’épisode le plus transparent, mais j’aime la façon dont il fonctionne dans cette série. C’est un simple enregistrement - sans effet- de style purement documentaire, en surface, cela ressemble à du reportage vidéo. Du fait qu’il s’agit de nouveau-nés , le rapport avec la naissance est évident, mais dans un sens, c’est la première fois que la mort apparaît clairement et avec force dans cette vidéo. Les bébés n’ont que quelques jours. Je me suis contenté de les observer de très près avec ma caméra, alors qu’ils faisaient l’expérience des premiers moments et des premières images de la vie- des premières pensées. Cela se voit sur leurs visages. C’était très fort. Par moments aussi, ils ressemblent à des vieillards ratatinés attendant la mort. La vieillesse comme l’enfance. Ensuite, c’est Ancient of days: là, je voulais traiter le temps de façon directe, l’effet de durée, le temps comme force qui détruit et cependant donne la vie. Les principes complémentaires de croissance et de déclin- ou la force unique et globale de changement et de transformation. La dernière bande de la série est Vegetable memory que j’ai enregistrée dans le marché central aux poissons, à Tokyo. Son rapport avec la mort paraît plus direct, à cause du procédé de ralentissement- les trente même plans se répètent en boucle, d’abord à très grande vitesse, pour arriver en quinze minutes à l’image par image. Les poissons sont découpé et mis de côté , encore et encore, de plus en plus lentement. Cependant, j’y vois quelque chose de positif, de productif- un élément de libération. '''L’image dans la main.''' ''- Dans vos bandes, vous traitez la perception et l’expérience du temps comme des illusions, et de façon souvent abstraite, paradoxale; cela vient en partie du montage et des effets spéciaux. Ce qui me frappe, c’est que contrairement à la plupart des artistes-vidéo qui utilisent les effets pour s’éloigner du réalisme de la représentation, vos bandes donnent presque une impression de " réalité ", de continuité spatiale et temporelle.'' - Oui, parce que je me suis tendu compte que, pour moi, la vidéo prend sa source dans le direct. Quand j’ai rompu avec tout ce qui est traitement de l’image et que j’ai commencé à travailler à partir de situations réelles, je me suis dégagé en premier lieu de tous les éléments superflus, pour essayer de revenir à ce qui est fondamental. J’ai fini par axer mes recherches, pendant plusieurs mois, sur l’unité de base de la vidéo: la caméra et le moniteur. Au cinéma, l’enregistrement sur pellicule est indissociable de l’essence du medium. En vidéo, c’est une étape secondaire. On n’a pas besoin d’un magnétoscope pour faire de la vidéo. On déclenche, et aussitôt les circuits sont en activité, ça ronronne, ça marche. La vidéo est plus proche du son que du film ou de la photographie, on retrouve exactement le rapport du microphone avec celui qui parle. Un micro, et tout d’un coup votre voix traverse la pièce: tout est connecté, un système dynamique vivant, un champ d’énergie. Il n’y a pas un instant de discontinuité, d’immobilité dans le temps; quand on fait de la vidéo, on interfère dans ce processus continu, existant avant qu’on ait l’intention de s’en servir- c’est la grande différence entre la vidéo et le cinéma. C’est un peu comme quand on entre dans une pièce et que la lumière est déjà allumée: c’est déjà là. C’est une autre manière de concevoir la création. La décision d’enregistrer consiste à mettre en marche le magnétoscope, non la caméra. La caméra est toujours en marche, il y a toujours une image. Cette durée permanente, on peut l’appeler temps réel. On travaille des images- je ne dis pas qu’on crée des images, car c’est la caméra qui les crée- en synchronisme avec ce qu’on perçoit et ce qu’on sent. C’est ce que je voulais dire quand je parlais de mon impatience avec le Super 8: l’image serait venue le lendemain; c’est comme s’il se passait la chose suivante: on a envie de regarder par la fenêtre, on va jusqu’à elle, on ouvre les yeux, on les referme, on traverse la pièce pour s’asseoir, et on attend l’image; et une fois qu’elle arrive: " Ah oui, bon, maintenant voyons... je vais déplacer ce pot de fleurs qui est en travers de la fenêtre ", on va à nouveau jusqu’à la fenêtre, on déplace le pot de fleurs, on revient s’asseoir et: " Oh non! je l’ai déplacé trop loin " (rires). ''- Donc vous travaillez toujours avec un moniteur?'' - Oui, partout, ce qui fait que je vois toujours une image en couleurs. Certains, au vu de mon travail disent que j’ai dû étudier les éclairages. Je n’ai jamais lu le moindre livre sur la lumière. J’installe la caméra vidéo, le moniteur, et je fais de nombreux essais, comme je les sens, modifiant les lumières jusqu’à obtenir ce que je veux- créer un espace, détruire un espace. C’est très simple, cela devient de l’adresse physique, comme lorsque je jouais de la batterie: cela concerne le corps, et non l’esprit. On voit immédiatement les effets sur l’image. ''- C’est à cela que vous faites allusion quand vous dites: " Je pense avec ma main au lieu de penser avec ma tête? "'' - Oui, penser avec la main, avoir les images dans la main. Quand je dirige des ateliers de vidéo, l’une des premières choses que je fais, c’est de couvrir le viseur de la caméra. Diriger la caméra dans une direction et tourner la tête dans une autre, pour regarder son image sur le moniteur à cinq mètres de là, c’est le genre de dispositif qui vous sort de vous-même. C’est la raison pour laquelle j’aime la paluche: elle vous apprend que l’image est dans votre main, non dans votre oeil. Elle ressemble à des animaux extraordinaires, certains crabes notamment, dont les yeux se trouvent au bout de leurs petits pédoncules. Cette façon d’être lié directement à son expérience sensorielle, par le truchement d’un " bras-image ", est merveilleuse. La vidéo a d’abord été utilisée pour la perception à distance- il n’y avait que du direct à la télévision. Les systèmes de surveillance en circuit clos sont une part essentielle de l’histoire de la vidéo. '''Les trois temps.''' ''- En d’autres termes, il y a trois " temps " distincts. Le premier, c’est ce temps continu qui ne concerne que vous et votre perception de la réalité telle qu’elle apparaît simultanément sur le moniteur. Puis il y a le temps de l’enregistrement, qui opère une sélection dans ce continuum; et enfin le montage final a lui-même son temps spécifique,, qui crée l’illusion que le deuxième temps, celui de l’enregistrement, possède la continuité du premier.'' - Oui. Exactement. D’après moi, ce qu’il faut surtout développer quand on fait de la vidéo, c’est l’aptitude à sentir que ces " autres temps " sont déjà inclus dans le premier temps, celui de l’expérience sensorielle. L’acte d’enregistrer, qui est aussi un ici et maintenant, et la transformation de cet enregistrement, qui en fait l’objet d’un futur, sont tous deux réels et doivent coexister quand j’élabore une bande. J’ai beaucoup appris en travaillant à la vidéo- beaucoup plus que ce dont j’ai besoin dans ma pratique d’artiste. L’objet véritable de ma recherche, c’est la vie, et l’Etre même. Le médium n’est qu’un instrument dans cette recherche. Regardez les anciennes disciplines orientales concernant la pensée et la spiritualité: les parallèles sont nombreux. Le savoir-faire du maître, par exemple, ne vient pas tant d’une accumulation de connaissances, comme dans notre enseignement, ni même de sa conscience aiguë du présent. Il a développé en lui la capacité de savoir parfaitement comment une action présente se développera et se transformera dans le futur. Ce n’est pas prédire le futur, mais avoir la connaissance du futur. Comme disent les Chinois: " Il est plus facile de laisser tomber un gland que de soigner un chêne ". ''- Comment reliez-vous cela, pratiquement, avec votre façon de travailler?'' - Il s’agirait, au fond, du dosage entre la spontanéité de l’inspiration et les calculs de la pensée rationnelle. Je pense parfois que mon travail est une sorte d’ " inspiration rationnelle ". On m’a enseigné la maîtrise pendant mes études, mais j’estime maintenant que l’imprévisible et le spontané sont plus importants. C’est pourquoi je n’aime pas la façon dont les choses se passent au cinéma: l’inspiration est couchée sur le papier, décrite comme sur une sorte de papier calque. Le tournage consiste alors à suivre le calque et à reconstruire l’idée première. Même lorsque mon travail est déterminé à l’avance avec une grande précision, jusqu’au moindre plan, il reste que l’enregistrement est toujours une expérience, qui fait partie intégrante du travail. Au fond, c’est pour cela que je le fais. Il est important pour moi de ne pas toujours savoir ce que je suis en train de faire. Si je parviens à m’impliquer assez fortement pendant l’expérience que constitue l’enregistrement, je pense que cela se sent dans le résultat final. ''- Mais n’y a-t-il pas une contradiction entre cette structure, cette prévision plan par plan, et l’idée de faire du tournage un moment fort?'' - Non, parce que je ne sais pas nécessairement à la lettre ce que sera la bande. Quand je regarde le fruit de mon travail, j’ai comme une impression de déjà vu. " Déjà vu " ne signifie pas forcément qu’on y a déjà assisté. Nous sommes en train de parler, et tout d’un coup, j’ai une impression de déjà vu, je me dis: " Ceci est déjà arrivé ", mais ce n’est pas une image visuelle, ce n’est pas que vous portiez le même pull, ou que votre coiffure soit la même, c’est plutôt le sentiment qu’un même événement a lieu de nouveau. ''- Mais alors, où faites-vous intervenir la prévision?'' - J’ai toujours lutté pour parvenir à un contrôle. Quand j’ai commencé à faire de la vidéo, on n’en avait presqu’aucun. C’était comme si on était dans une voiture sans freins et qu’on descendait une colline, qu’on pouvait braquer, mais pas s’arrêter. En 1970, on ne pouvait pas monter à une image près (l’image existait, mais elle était inaccessible avant l’introduction du montage par ordinateur en 1973). On ne pouvait pas tourner en couleurs en dehors des studios et on ne pouvait tourner et enregistrer en couleurs qu’avec un très gros magnétoscope professionnel 2 pouces. Nous utilisions donc tous le noir et blanc. A mesure que mon travail avançait, de nouvelles technologies apparaissaient, permettant un contrôle de plus en plus précis. L’invention de la caméra couleur portable fut un tournant décisif; je l’ai utilisée pour la première fois en 1975 pour Red Tape. '''La photo dans l’eau''' Donc, quand j’ai pu sortir (le studio était devenu pour moi un incroyable carcan, après m’avoir tant apporté au début), j’étais décidé à ne pas tourner au hasard. Je n’avais jamais aimé le style des documentaires vidéo des débuts, ou le genre télévision de guérilla où on enregistre tout et où, plus tard, on se contente d’assembler les plans. J’ai toujours pensé qu’il fallait partir d’une idée. Mais quand je suis sorti dans le monde réel, j’ai découvert qu’on ne pouvait pas tout prévoir. Certains passages, dans mes bandes, n’existent que parce que j’étais là au bon moment. L’un des plus impressionnants se trouve tout à fait à la fin de The Space between the Teeth, quand la photographie tombe dans l’eau. J’avais prévu de couler la photographie (je l’avais montée sur un support rigide), mais au moment où nous nous préparions à la laisser tomber dans l’eau, je vis un bateau remonter la rivière, et j’ai dit à mon ami d’attendre; quand il l’a enfin lâchée, la vague causée par le bateau l’a atteinte et l’a submergée. ''- C’est très fort; l’image en mouvement devient cette photographie, et on a l’impression que c’est la bande dans son entier qui est emportée par la vague.'' - Oui; le même genre de choses se produit dans Sweet Light. Il y a une scène où je jette un morceau de papier par terre, et il en sort un papillon de nuit, tout à fait par hasard. Je faisais une bande sur le phototropisme- c’est le phénomène qui fait que certains insectes se dirigent aveuglément vers la lumière- mis en rapport avec le fanatisme. J’ai commencé à dix heures du matin, travaillant seul presque sans m’arrêter; je faisais descendre ma caméra selon un itinéraire prédéterminé, l’installant dans trente positions différentes pour obtenir une simulation de zoom. Le temps que j’arrive au plancher, il faisait nuit, j’avais deux lampes de studio de mille watts chacune, et les insectes ont commencé à entrer dans la pièce et à s’affoler. L’un d’entre eux s’est dirigé droit sur la lampe, et il a atterri juste en face de ma caméra, les ailes brûlées. Incroyable! C’était justement l’objet de ma bande vidéo! Dans mon travail le plus récent, j’intègre de plus en plus cette sorte d’événements qui vous poussent plus loin. Vous vous demandez alors qui contrôle qui. C’est comme dans la physique des quanta- la présence de l’observateur a toujours un effet et devient indissociable du résultat de l’expérience. '''Vidéo-stylo.''' ''- Ce qui frappe, dans vos bandes vidéo, c’est que la réalité est en même temps un flux constant d’images mentales. Nous sommes toujours renvoyés à l’intérieur et à l’extérieur de la représentation. Comme si, dès le moment où la réalité a laissé sa marque sur votre esprit, vous étiez capable de projeter à nouveau sur l’extérieur les images qui traversent votre esprit. Un jour, vous m’avez raconté une histoire qui m’a beaucoup impressionné: vous êtes resté assis au sommet d’un arbre du matin jusqu’au soir, bougeant à peine, jusqu’à ce que des oiseaux se posent près de vous. Je n’aurais jamais pu rester là plus de dix minutes!'' - C’est à peine si j’étais capable moi-même, mais je l’ai fait. Et puis il y a dans Truth trough Mass Individuation une scène où je saute d’un rocher, qui réalisait ce que je n’avais jamais fait dans ma vie. Une fois, je revenais du nord de l’Etat de New York et, passant près d’un beau lac, j’ai arrêté ma voiture et j’ai été m’asseoir sur un rocher; et je suis resté là trois heures assis au même endroit sans bouger, à regarder. Je sentais de temps en temps qu’il fallait que je saute dans l’eau, mais je ne l’ai pas fait, je me suis contenté de retourner à ma voiture et de m’en aller. Ce genre d’expérience vous reste; elles continuent de réapparaître sous forme d’images, et ces images sont la base de tout mon travail. Dans un sens, mon travail en est une transcription fidèle, mais il a plus à voir avec l’après-coup de l’expérience qu’avec l’expérience elle-même. Comme si la mémoire était une sorte de filtre, un processus de montage, elle aussi. En fait, le montage a lieu tout le temps. On crée et on transforme sans cesse des images. ''- Pour vous, la mémoire travaille constamment...'' - Oui, elle est active, pas du tout conservatrice. Je pense que la mémoire travaille tout autant avec le futur qu’avec le passé. ''- La façon dont vous parlez de votre travail fait tout à fait penser à la manière dont certains écrivains parlent de leur rapport à la littérature. Vous décidez souvent de vous représenter comme " acteur ", comme pour montrer que c’est vraiment votre expérience, votre corps qui sont en jeu. Il me semble que concevoir ainsi la vidéo, en impliquant autant sa subjectivité, en ayant un rapport avec la création aussi direct et solitaire pour représenter les choses et les traiter dans le temps, c’est presque comme écrire. Comment tout cela vous est-il venu?'' - Le point de rupture s’est produit très récemment, quand j’étais au Japon, chez Sony, et que pour faire Hatsu Yume j’avais l’occasion de travailler seul dans un studio 1 pouce professionnel . Depuis des années, je faisais mes montages à Channel 13, à New York, et bien sûr, une fois qu’on est dans une station de télévision, il faut travailler avec un technicien, il faut prendre le technicien avec le studio. Cela m’a permis d’apprendre beaucoup de choses, mais cela ne m’était pas facile. J’avais toujours travaillé dans la solitude, en individuel, et c’était la première fois qu’il fallait que j’indique comment monter mon travail à quelqu’un qui ne me connaissait pas, qui n’avait rien à voir du tout avec ma vie. C’est moi bien sûr qui déterminais les plans, les répertoriais, et ce qu’il restait à faire était très mécanique, mais il reste qu’on a à faire à une autre personnalité. C’est pourquoi lorsque, chez Sony, ils m’ont autorisé à me servir tout seul de leur équipement, cela m’a ramené à ma façon première de travailler. Depuis, je n’ai fait que deux vidéogrammes, mais j’ai maintenant pour priorité de travailler seul, et, du coup, l’image de l’écrivain se précise de plus en plus. Quand je dois expliquer l’art vidéo à des gens qui ne le comprennent pas vraiment je fais souvent l’analogie avec la littérature. Je leur dis: imaginez un monde où les seules formes existantes de littérature sont le journalisme et quelques romans; il n’y a ni poètes ni poésie. C’est un peu ma position par rapport à la télévision. En d’autres termes, mes travaux sont l’expression de moi-même. Je sais que c’est vrai pour les autres gens qui font des images, mais l’expression paraît plus métaphorique, ou médiatisée par d’autres éléments. Pour moi, il s’agit toujours de maintenir mon travail aussi près que possible de sa source. C’est ce qui me fait penser qu’il n’y a pas de différence entre ce que je fais et ce que fait un écrivain. Au début, il fallait que je m’enseigne à moi-même le langage, la façon d’écrire. Maintenant, je connais suffisamment la technologie pour faire des choses de façon indépendante, donc cela devient encore plus personnel qu’avant. Mon dernier vidéogramme, Anthem, je l’ai fait entièrement seul, à la maison tout simplement (une seule personne m’a aidé à le faire). On peut s’enfermer quelque part et se connecter aux appareils. Je veux arriver au moment où le stylo est votre main et votre esprit, et que les choses se font toutes seules. Et on peut être n’importe où pour faire cela, pour écrire; on peut aller à la montagne, ou être au milieu d’une ville trépidante. On crée cette chose qui existe en dehors de soi: le texte. ''(Entretien réalisé par Raymond Bellour, revu par Bill Viola et traduit de l’américain par Francine Arakelian).'' ----
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