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!'''Entretien avec Bill VIOLA''' '''L'Image dans la main''' ''- Dans vos bandes, vous traitez la perception et l'expérience du temps comme des illusions, et de façon souvent abstraite, paradoxale; cela vient en partie du montage et des effets spéciaux. Ce qui me frappe, c'est que contrairement à la plupart des artistes-vidéo qui utilisent les effets pour s'éloigner du réalisme de la présentation, vos bandes donnent presque une impression de " réalité ", de continuité spatiale et temporelle.'' - Oui, parce que je me suis rendu compte que, pour moi, la vidéo prend sa source dans le direct. Quand j'ai rompu avec tout ce qui est traitement de l'image et que j'ai commencé à travailler à partir de situations réelles, je me suis dégagé en premier lieu de tous les éléments superflus, pour essayer de revenir à ce qui est fondamental. J'ai fini par axer mes recherches, pendant plusieurs mois, sur l'unité de base de la vidéo: la caméra et le moniteur. Au cinéma, l'enregistrement sur pellicule est indissociable de l'essence du medium. On n'a pas besoin d'un magnétoscope pour faire de la vidéo. On déclenche, et aussitôt les circuits sont en activité, ça ronronne, ça marche. La vidéo est plus proche du son que du film ou de la photographie, on retrouve exactement le rapport du microphone avec celui qui parle. Un micro, et tout d'un coup votre voix traverse la pièce: tout est connecté, un système dynamique vivant, un champ d'énergie. Il n'y a pas un instant de discontinuité, d'immobilité dans le temps. Quand on fait de la vidéo, on interfère dans ce processus continu, existant avant qu'on ait l'intention de s'en servir- c'est la grande différence entre la vidéo et le cinéma. C'est un peu comme quand on entre dans une pièce et que la lumière est déjà allumée: c'est déjà là. C'est une autre manière de concevoir la création. La décision d'enregistrer consiste à mettre en marche le magnétoscope, non la caméra. La caméra est toujours en marche, il y a toujours une image. Cette durée permanente, on peut l'appeler temps réel. On travaille des images- je ne dis pas qu'on crée des images, car c'est la caméra qui les crée- en synchronisme avec ce qu'on perçoit et ce qu'on sent. ''- La façon dont vous parlez de votre travail fait tout-à-fait penser à la manière dont certains écrivains parlent de leur rapport à la littérature. Vous décidez souvent de vous représenter comme " acteur ", comme pour montrer que c'est vraiment votre expérience, votre corps, qui sont en jeu. Il me semble que concevoir ainsi la vidéo, en impliquant autant sa subjectivité, en ayant un rapport avec la création aussi direct et solitaire pour représenter les choses et les traiter dans le temps, c'est presque comme écrire. Comment tout cela vous est-il venu?'' - Le point de rupture s'est produit très récemment, quand j'étais au Japon, chez Sony, et que pour faire Hatsu Yume j'avais l'occasion de travailler seul dans un studio un pouce professionnel. Depuis des années, je faisais mes montages à Channel 13, à New York, et bien-sûr, une fois qu'on est dans une station de télévision, il faut travailler avec un technicien, il faut prendre le technicien avec le studio. Cela m'a permis d'apprendre beaucoup de choses, mais cela ne m'était pas facile. J'avais toujours travaillé dans la solitude, en individuel, et c'était la première fois qu'il fallait que j'indique comment monter mon travail à quelqu'un qui ne me connaissait pas, qui n'avait rien à voir du tout avec ma vie. C'est moi bien-sûr qui déterminais les plans, les répertoriais, et ce qu'il restait à faire était très mécanique, mais il reste qu'on a affaire à une autre personnalité. C'est pourquoi lorsque, chez Sony, ils m'ont autorisé à me servir tout seul de leur équipement, cela m'a ramené à ma façon première de travailler. Depuis, je n'ai fait que deux vidéogrammes, mais j'ai maintenant pour priorité de travailler seul, et, du coup, l'image de l'écrivain se précise de plus en plus. Quand je dois expliquer l'art vidéo à des gens qui ne le comprennent pas vraiment, je fais souvent l'analogie avec la littérature. Je leur dis: imaginez un monde où les seules formes existantes de littérature sont le journalisme et quelques romans: il n'y a ni poètes, ni poésie. C'est un peu ma position par rapport à la télévision. En d'autres termes, mes travaux sont l'expression de moi-même. Je sais que c'est vrai pour les autres gens qui font des images, mais l'expression paraît plus métaphorique , ou médiatisée par d'autres éléments. Pour moi, il s'agit toujours de maintenir mon travail aussi près que possible de sa source. C'est ce qui me fait penser qu'il n'y a pas de différence entre ce que je fais et ce que fait un écrivain. Au début, il fallait que je m'enseigne à moi-même le langage, la façon d'écrire. Maintenant, je connais suffisamment la technologie pour faire des choses de façon indépendante, donc cela devient encore plus personnel, qu'avant. Mon dernier vidéogramme, Anthem, je l'ai fait entièrement seul, à la maison, tout simplement ( une seule personne m'a aidé à le faire). On peut s'enfermer quelque part et se consacrer aux appareils. Je veux arriver au moment où le stylo est votre main et votre esprit, et que les choses se font toutes seules. Et on peut être n'importe où pour faire cela, pour écrire; on peut aller à la montagne, ou être au milieu d'une ville trépidante. On crée cette chose qui existe en dehors de soi: le texte. '''La fiction''' ''- Quelle est votre relation à la fiction? Dans vos articles, vous parlez beaucoup de paysages, d'objets, de la nature. Mais dans vos bandes, les événements arrivent toujours à quelqu'un, d'une manière ou d'une autre.'' - Oui. Cela ne m'intéresserait pas tellement de faire des séries de plans sur des pierres ou des bambous, par exemple, comme des images bien sages. J'ai tourné certains plans de paysages seuls, mais vous avez raison, les gens reviennent toujours, il y a toujours un repère humain, au moins un repère d'identité. Dans Choot-el-Djerid, ce petit point noir qui traverse l'écran, on sait que c'est une personne et non pas un animal, ou une petite pierre qui roule. On est connecté avec quelqu'un. Comme vous l'avez dit, les images donnent l'impression qu'on est à l'intérieur, plutôt qu'à l'extérieur. Elles ont toutes un rapport à la personne. Je pense que toutes mes oeuvres sont narratives, elles ont quelque chose à voir avec le drame. Chott-el-Djerid en est un exemple frappant, à mes yeux. Je peux faire la démonstration que, dans une pièce où se trouvent cinquante personnes et où les moniteurs ne sont pas très grands, même si le point noir a l'épaisseur de quatre, ou cinq lignes sur l'écran, même si ce n'est en fait qu'une petite tache, il a une personnalité, et chacun, dans la pièce va suivre des yeux un point noir de cinq millimètres de diamètre pendant sa traversée du rectangle. C'est presque de la composition pour rétine, pour oeil, où on sait, pour presque chaque image, où l'oeil se posera. C'est là le sens de ces images, et il s’exprime par une espèce d'action ou de résolution de la scène. Ce mode de structuration fait partie de notre système nerveux central. Le narratif a une origine biologique, que je cherche à approcher. Et du coup, cela ne m'intéresse pas de construire les choses comme pour un film, de simuler une situation. ''- Donc selon vous, il y a une frontière, que vous ne voulez pas franchir, entre votre façon de travailler le narratif et des manières plus traditionnelles de raconter des histoires, comme au cinéma, avec des acteurs, etc.'' - Vous savez, je n'ai pas forcément décidé de ne pas franchir cette frontière ( rires). Nous avons parlé du fait que j'apparaissais dans mes propres vidéogrammes parce que j'étais incapable de laisser quelqu'un d'autre le faire. Je n'aurais jamais pu dire à d'autres quelles pensées devaient les animer pendant qu'ils agissaient; même s'il ne s'agissait que de sortir, ou de s'asseoir, je sentais que je ne pourrais pas vraiment leur communiquer ce que je désirais obtenir: comme l'essence de l'acte lui-même. Mais ma présence sur l'écran était cependant une forme de "jeu" d'acteur. Si un jour, pour une bande, j'ai besoin d'être plus en dehors, si j'ai besoin d'utiliser des acteurs professionnels, de faire comme au cinéma, c'est-à-dire si je désire reconstruire un événement avec des gens, chorégraphier leurs mouvements, leur indiquer comment se conduire et que dire, je le ferai. Et puis je n'ai rien contre l'utilisation des mots ou du texte. Je ne l'ai pas fait jusqu'à présent: dans mon travail, le mot articulé n'est qu'un élément du paysage sonore. ''- Et si Hollywood venait à vous, et qu'on vous demandait de faire un film, que feriez-vous?'' - Euh, cela dépend. Si on me donnait l'occasion rêvée d'être entièrement maître de ma création, j'accepterais. J'ai été plusieurs fois contacté par des producteurs d'Hollywood, et le problème, c'est que quand ils regardent mon travail, ils le font dans l'optique de savoir ce qu'ils pourraient en tirer. Plus précisément, ils ont tendance à regarder comment j'ai fait mon montage, ou quel genre de plans j'ai utilisés, pour découvrir de nouvelles techniques dont ils pourraient se servir pour eux-mêmes. Il est évident que pour moi, le travail sur les effets spéciaux n'est pas l'essentiel: les effets et les techniques sont là pour servir une idée. Mais ces idées ne disent rien aux gens de l'industrie du cinéma dès lors qu'elles ne sont pas présentées sur le mode traditionnel et normal de la narration. '''La télévision.''' ''- Le problème de la diffusion de l'art vidéo à la télévision. Quelle a été votre expérience en cette matière?'' - Eh bien, comme vous le savez, je suis "artiste-résident" à Channel 13, à New York, depuis 1976. Je suis sûr que les gens, en Europe, ont entendu parler des cellules de recherche établies dans les stations de télévision publiques des Etats-Unis. Le premier travail expérimental a été fait sur la WGBH TV de Boston, à la fin des années soixante, vers 1967. Ils ont commencé par diffuser des programmes expérimentaux faits par des producteurs de la station, mais qui étaient très novateurs et utilisaient de nombreuses techniques nouvelles de la vidéo. Cela a conduit, vers 1969-1970, à la création sur la KQED, à San Francisco, de la première cellule de recherche. Très peu de temps après, la WGBH TV à Boston et Channel 13 WNET à New York créaient aussi des cellules de recherche, où ils conviaient des "artistes-résidents", mettant à leur disposition les outils de la télévision. C'était là l'idée essentielle: ne pas forcément faire travailler les artistes avec des vidéos portables et ce genre de choses, mais leur faire utiliser les outils de production des mass-media pour créer quelque chose de nouveau. Comme d'habitude, les premières années ont été les meilleures, les plus ouvertes, et les plus novatrices, avant que les choses ne changent graduellement jusqu'à se fossiliser. Je crois que la WGBH a maintenu son programme hebdomadaire de vidéos d'artistes, le dimanche soir; c'est la vitrine expérimentale qui a tenu le plus longtemps, depuis 1975 ou 1976, tous les dimanches soir. C'est le dernier programme dont il soit encore question, avec toujours des travaux d'artistes, les oeuvres sont de toutes les durées, de cinq minutes à une heure. ''- Y a-t-il un public pour cela?'' - Oh oui, à l'heure qu'il est, ils ont crée un public, pas un très grand public, mais il y a des gens qui savent que s'ils mettent WGBH vers minuit le dimanche, ils verront quelque chose de vraiment différent, d'inusité. C'est accepté. Channel 13 a essayé une autre approche: ils ont fait une série plus courte, en lui donnant autant de publicité que possible. La série Video and Film Review passe pendant dix semaines d'été, également le dimanche soir à 11 heures ( une des tranches horaires les plus creuses). Elle a obtenu un écho tout-à-fait favorable, mais malheureusement, ils y mettent fin cette année. Toutes mes bandes, depuis 1975, ont été diffusées sur les chaînes publiques des Etats-Unis, surtout sur Channel 13, à New York. Cependant, je ne travaille pas de façon spécifique pour le passage à la télévision, et les producteurs de Channel 13 m'ont critiqué sur ce point. Ils me disent que je devrais reconnaître que j'ai affaire à un large public et que je ne peux pas rester deux ou trois minutes sur chaque plan. Je ne crois pas qu'il faille mettre son style en veilleuse ou se plier au conditionnement en vigueur à la télévision. Je pense qu'il y a des choses universelles, tous les êtres humains ont deux yeux, deux oreilles et un cerveau. Les éléments fondamentaux de notre vie nous sont communs: la naissance, la croissance, la mort, et nous pouvons éventuellement partager les mêmes aspirations- c'est ce qui a guidé ma réflexion sur les mass-media: entrer en contact avec ce que nous avons tous en commun. Donc bien que je n'aie pas fait d'oeuvres spécifiques pour la diffusion télévisée, j'ai le sentiment que je travaille pour un public plus large que celui des spécialistes du monde de l'art. '''Reverse télévision.''' ''- Puisque nous y sommes, pourriez-vous nous parler un peu de cette série que vous avez faite récemment et que vous avez intitulée de façon très ambiguë Reverse television. Il semble qu'elle ait un lien direct avec ce problème de public. C'est un appel aux gens, aux spectateurs.'' - Oui, Reverse television c'est le seul travail que j'ai fait spécifiquement pour la télévision. L'idée consistait à utiliser l'espace entre les programmes qui est normalement occupé par la publicité. Aux Etats-Unis, il n'y a pas de publicité sur les chaînes de télévision publiques, alors elles tentes de faire leur propre publicité: par exemple "à huit heures, ne manquez pas telle émission", etc. Et on a encore l'impression d'un rythme qui vient casser l'émission, l'encadrer et vous conduire à la suivante. C'est donc ce qu'on connaît, en informatique, sous l'expression "down time". Le "down time" c'est ce qu'il y a entre deux programmes; c'est ce qui donne tant de puissance aux publicités- une fois encore le rapport figure-arrière-plan. J'ai observé mon père quand il regarde la télévision: dès qu'une émission est finie, il se détend. Et c'est quand il est le plus détendu que boum, la publicité arrive. C'est d'une grande habileté. Ainsi, cet espace m'intéressait, et aussi l'idée de dresser un programme de diffusion, d'utiliser le mode de diffusion en tant que tel, de sorte que la programmation devienne une sorte de montage. C'est tout-à-fait comme un montage. Chaque plan succède à l'autre, mais il faut deux semaines pour que l'ensemble soit complet, au lieu de cinq minutes. J'appelle cela une "micro-série" télévisée. Pour Reverse television, je suis allé voir à peu près quarante personnes dans la région de Boston; je suis entré tout droit chez elles, les ai fait asseoir dans le fauteuil le plus confortable de leur salon. J'ai cadré de telle sorte qu'on puisse voir leur corps en entier et une partie de l'endroit où elles vivent. Elles étaient assises, simplement et regardaient la caméra en silence. Lors de la diffusion, à la fin du programme normal, la publicité serait arrivée et bang, il y aurait eu l'image d'une de ces personnes assises en silence. On les entend respirer, car le niveau d'enregistrement était très élevé, on entend les voitures qui passent en bas de chez elles; la personne se contente de regarder l'écran. Et puis elle disparaît. Il n'y aurait eu aucun signe de reconnaissance, aucun titre, rien. Et puis une heure après, il y en aurait eu une autre. Ceci aurait duré deux semaines. ''- C'est la formule que la chaîne a refusée?'' - Bien-sûr. Vous avez déjà mentionné le titre, qui a, selon eux, une sorte d'accent subversif. Ils ont immédiatement vu les choses comme cela. A la télévision, tout doit être encadré, c'est essentiellement un art du conditionnement En fait, ma bande devait apparaître comme venant du fond- de cet espace que sur les ordinateurs on appelle le champ de données ( le fond), qui n'existe que comme support à l'apparition des choses ( la figure). Ou cette notion qu'au-dessous de nous tous, il y a une espèce de continuum. Ce qui m'a toujours fasciné dans la télévision, c'est qu'à tout moment, il y a des millions d'individus qui regardent chacun chez eux la même image . Le point de départ de cette bande était donc l'idée d'un espace: comme s'il y avait un drap recouvrant quelque chose, et que de temps en temps, il laisse entrevoir, par une fente, ce fond ou ce champ, qui est toujours là, en dessous. On le voit pendant un instant, et il disparaît. C'est un peu comme lire entre les lignes ou ouvrir un volet, pour avoir l'image de ce qu'il y a dehors. Mais cette idée posait vraiment des problèmes aux gens de la télé et cela s'est soldé par une confrontation avec le directeur de la station, qui en l'absence de titre, refusait son feu vert. J'ai refusé de mettre un titre au début, parce que cela aurait vraiment cassé mon travail, mais j'ai été forcé d'en mettre un à la fin. Ils voulaient que ce soit à chaque fois une description complète de la bande, parce qu'il faut, aussi, décrire avec des mots ce que tout le monde voit. Je m'en suis finalement sorti en ne mettant que mon nom et la date, ce qui était quand même un peu ridicule. ''- La signature l'isolait comme pure et simple provocation d'artiste.'' - Oui. Cela ne me plaisait pas, mais c'était le seul moyen pour qu'elle soit diffusée. Et puis ils ne voulaient pas m'accorder une minute par heure; ils ne l'ont programmée que cinq fois par jour, et ils voulaient que chaque spot ne dure que quinze secondes. Pour moi, c'était trop court, car mon idée était de casser l'attente du spectateur, pour qui la télévision, ce sont des mots.Quand quelqu'un paraît à l'écran, les gens s'attendent à ce qu'il ou elle parle, et quand il ne le fait pas, les gens pensent que c'est une fausse manoeuvre, que le présentateur a oublié de donner un signal. Ainsi, pendant dix ou quinze secondes, au début on est aux prises avec un problème, cette personne ne parle pas, et il faut dépasser ce stade. Je pense que mon travail est souvent lié à cette notion de dépassement, de coupure avec une espèce d'attente ou de modèle, qu'il y a un moment où il faut laisser tomber, réévaluer telle notion, et y revenir, dans un second temps. C'est le processus de la création - il ne s'agit pas de faire quelque chose de neuf, mais de formuler à nouveau quelque chose d'ancien. La découverte comme reconnaissance. ''- Et l'une de vos méthodes pour parvenir à cela est la durée?'' - Oui, parce que la pensée est fonction du temps. C'est pourquoi Hatsu Yume, par exemple, est si long. Dans cette bande, je voulais aller au-delà du désir, de même que dans mes portraits. Mais à la télévision, la durée est un luxe. Le temps est de l'argent, et quand quelque chose dure longtemps, les producteurs n'entendent que le bruit du tiroir-caisse. C'est aussi la raison pour laquelle tout est court, à la télévision. Finalement, nous avons trouvé un compromis, trente secondes pour chaque portrait, ce qui était trop court pour moi. '''Le vidéo-disque.''' ''- J'aimerais que nous parlions d'un autre de vos projets, celui où vous utilisez le vidéodisque, et que nous abordions aussi le phénomène du vidéo-disque en général.'' - Le vidéo-disque est le plus grand changement intervenu dans la technologie de l'image en mouvement depuis trente-cinq ans. C'est le spectateur qui contrôle le processus du montage. ''- Comment?'' - Au sens propre. Quand vous passez un vidéo-disque, vous faites du montage. La notion de montage prendra un sens entièrement différent. Selon moi le processus a commencé avec les systèmes de montage par ordinateur, où les images sont encodées en terme de durée, et où, pour faire son montage, on élabore en fait un programme ou, pour le dire autrement, on marque les points. ''- Qu'est-ce que le montage par ordinateur a changé pour vous, à part l'élément de précision?'' - Avant, le montage était toujours un processus linéaire. Je ne fais pas seulement allusion au fait d'aligner les plans les uns derrière les autres, mais aussi au fait qu'à chaque coupure succède une autre coupure. L'ordinateur m'a appris qu'une bande peut être achevée avant d'être effectivement montée. ''- Quel rapport tout cela a-t-il avec le vidéo-disque?'' - Eh bien, ce qui m'a fasciné dans le montage par ordinateur, c'est qu'il faut qu'un champ ou un fond existe avant que l'ordinateur puisse faire quoi que ce soit ( j'ai déjà parlé de cela à propos de Reverse television). En introduisant la liste des plans dans l'ordinateur, vous décrivez le champ dans lequel l'ordinateur travaille. Dans le système du vidéo-disque, vous couchez l'information sur le disque lui-même: il y a 54 000 images sur chaque face d'un vidéo-disque (on appelle géographie de l’information ou géographie du disque la façon dont l'information est disposée sur un disque). Bon, il n'y a aucune raison de passer ces 54 000 images dans l'ordre où elles ont été enregistrées. On peut théoriquement passer la n°1, la n°50 000, la n°4, la n°1700, etc., à la même vitesse, 30 images-seconde (dans le même système américain). C'est-à-dire qu'on peut passer d'un point quelconque à un autre. ''- Quel genre d'effets pensez-vous que cela puisse produire?'' - Pour commencer, prenons un exemple familier, l'enregistrement de deux personnes discutant dans un restaurant: dans le langage cinématographique normal, il y a trois plans fondamentaux: le plan d'ensemble, le plan moyen et le gros plan - et le montage reconstruit l'illusion du "temps réel" à partir de ces éléments distincts, comme si on passait de l'un à l'autre de ces différents points de l'espace au même rythme que le temps réel de la scène. Avec le vidéo-disque, il est possible d'enregistrer ces différentes positions de caméra d'un coup et de les avoir toujours là, présentes. On pourrait enregistrer plus: 10, 20, 100. C'est comme un enregistrement sonore sur un magnétophone à dix pistes: dix micros dans une pièce, dix personnes en train de parler: à l'écoute, on a , en temps réel, ce que les différents micros ont enregistré en même temps, en des points différents. Et il est possible de passer sur n'importe quelle piste pendant le déroulement de la bande. ''- C'est donc ce que vous projetez avec le vidéo-disque?'' - C'est l'un de mes projets. Il s'agit d'avoir en parallèle différents angles de caméra ( comme on dirait dans le cinéma traditionnel). Si on veut observer la conversation du fond de la pièce- dans un plan d'ensemble- on le peut, et si l'on veut se diriger sur le type qui est en train de parler, c'est possible aussi. Mais, c'est fondamental, tout ce qu'on laisse de côté continue d'exister, là, alors que normalement, au cinéma, cela se retrouve sur le sol de la table de montage. Avec le vidéo-disque, regarder des images, c'est les monter. '''La fin de la caméra''' ''- Vous voulez dire maintenant qu'on a intégré les ordinateurs dans ce processus?'' - Oui. En fait, le vidéo-disque représente la fusion des media les plus puissants de ce pays - la vidéo ( et, par conséquent le cinéma), et l'ordinateur. L'ordinateur est de plus en plus intégré à ces différents domaines. Comme le dit Youngblood, l'ordinateur finira par englober tous les médias, il sera tous les médias - tous les autres systèmes différenciés dont nous disposons actuellement. Ils conserveront leur personnalité, mais tous, y compris la photographie, le cinéma, l'écriture, fonctionneront à partir d'un certain code numérique. Alors la notion de traduction prendra des dimensions inouïes, parce que tout sera encodé de la même manière. Le domaine de l'image par ordinateur est fascinant, il finira par remplacer ce qu'on appelle les images cinématographiques. J'attends impatiemment, j'espère que nous pourrons voir cela de notre vivant: la fin de la caméra! Quand je serai à Paris, j'achèterai une grande bouteille de champagne et la garderai pour ce jour là- je ne sais pas, dans dix, vingt, trente ans- pour le jour où il n'y aura plus de caméra. Je ferai sauter le bouchon, pour célébrer non pas une mort, mais une des mutations les plus importantes dans l'histoire des images. Cela sera peut-être comparable au sort qu'a connu la perspective, l'espace illusionniste de la Renaissance. ''- Pourquoi est-ce si révolutionnaire?'' - Depuis la caméra obscura, la lumière a été un préalable nécessaire à toutes les images, mais cela touche à sa fin. Nous serons bientôt capables de fabriquer des images complexes, réalistes, sans compter sur la lumière; et à partir du moment où la lumière n'est plus la condition et le matériau fondamental de l'image, on est dans le domaine de l'espace conceptuel. ''- Oui, mais est-ce vraiment différent pour celui qui regarde l'image, dès lors que dans l'un ou l'autre cas, l'effet est le même?'' - La différence importante réside dans le processus de fabrication de l'image. Comme vous le savez, un gros travail a été fait, au tournant du siècle, à l'époque où Einstein développait ses théories, sur la notion d'espace à quatre dimensions ( le travail de Duchamp en est l'exemple le plus évident). Je fais en ce moment des recherches sur les travaux de cette période, notamment sur ceux de S.E. Hinton, qui cherchait à reproduire, au moyen d'une espèce de système mécanique qu'il avait inventé, le processus qui se déroule dans le cerveau lors de la perception d'un objet. Par exemple, s'il y a un cube sur la table, vous savez dans votre tête, bien sûr, qu'il a une autre face, même si votre oeil ne la voit pas; c'est comme la face cachée de la lune. C'est le niveau conceptuel de toute image. Hinton travaillait sur des cubes spéciaux avec un certain système de couleurs, en espérant qu'on pourrait arriver, d'une manière ou d'une autre, à percevoir toutes les faces d'un cube d'un coup. La véritable nature de notre rapport au réel ne réside pas dans l'impression visuelle, mais dans les modèles formalisés des objets et de l'espace que le cerveau crée à partir des sensations visuelles. L'image n'est que la source, la donnée que l'on entre. Bon, il s'agit de créer des images en ne prenant plus du tout la lumière comme fondement, s'il s'agit de construire des images conceptuelles, encore une fois, on trace des cartes géographiques. Par exemple, dans le processus de construction de l'image à trois dimensions par ordinateur, le choix du point de vue vient en dernier. ''- Ce qui, avec la caméra, vient en premier.'' - Exactement. Ainsi, si on voulait construire sur ordinateur une image de cette pièce, on ne prendrait pas de caméra, on mesurerait tous les objets, à leur place, en centimètres et millimètres. Puis on entrerait tout cela dans l'ordinateur et on aurait la pièce. '''Et le point de vue?''' ''- Et le point de vue?'' - D'accord, où est le point de vue? La pièce est là dans son entier- le dessous et le dessus de la table, tous les livres- ce n'est pas une image, c'est de l'information organisée. Puis en dernier, vous choisissez un point de vue. On appelle encore cela " la caméra " sur les ordinateurs, même si une telle caméra n'existe pas. C'est comme dans Tron, que le studio Walt-Disney a produit il y a quelques années- c'était un très mauvais film, mais il était fascinant de voir des mouvements traditionnels de caméra ( l'espèce de grand balayage panoramique et le plan sur le crâne) transposés dans le programme d'un ordinateur qui lui, n'a pas du tout à faire ce genre de choses. Mais ils l'ont fait quand même! C'est incroyable! Ce sont toujours les conventions des hommes qui sont un facteur de limitation, et non la technologie. Pour en revenir à l'exemple de cette pièce où nous sommes, pour en avoir une image, on fixe par exemple un point de vue à un mètre du mur A, et à deux mètres du mur B, à cinquante mètres de hauteur, tourné dans telle direction, etc. on le décrit entièrement en termes mathématiques. Les objectifs deviennent des algorithmes, des équations. C'est bien sûr de cette façon qu'on a fabriqué les objectifs, à l'origine , au moyen de calculs d'optique, sauf que dans un ordinateur, les calculs d'optique ne servent pas à construire un objet matériel appelé objectif, mais à déterminer comment la lumière se conduit dans l'espace. Un grand angulaire devient une certaine équation, que l'on tape sur le clavier une fois qu'on a déterminé le point de vue, et le tour est joué. On commence par entrer dans la base de données de l'ordinateur les lois de l'optique, les images d'objets viennent plus tard. ''- Mais les images de synthèse qu'on voit aujourd'hui sont si simples, si primitives- comme des dessins animés!'' - Oui, bien sûr, mais nous parlons d'images d'un tout autre niveau. La prochaine générations d'ordinateurs produira des images équivalentes à celles que donne la caméra. Aujourd'hui, la caméra demeure encore le meilleur moyen de générer des images "réalistes". Et cela durera encore un certain temps. Mais une fois que les ordinateurs auront atteint un très haut niveau dans la résolution des images et la quantité d'informations qu'elles contiennent, on ne pourra pas faire la différence. Et cela n'aura pas d'importance. La conception qu'on a de la caméra devrait aussi entièrement se modifier. ''- Par exemple?'' - On pourrait avec un sonar, vous savez, à partir du son, relever toutes les informations contenues dans cette pièce et en tirer une image de synthèse très honnête. C'est ce qu'on utilise dans les sous-marins: on envoie des ondes sonores qui rebondissent sur les objets environnants et reviennent, créant une impression sonore. Alors mettez cette "caméra" sonar ici, et elle enverra des ondes dans toute la pièce, qui heurteront les objets, reviendront et seront enregistrées. Ce n'est pas du tout un enregistrement visuel, mais acoustique, c'est un mapping sonore. C'est de cette manière qu'on établit des cartes du fond de l'océan et cela pourrait être un moyen tout à fait valable de créer une image de synthèse de cette pièce. '''Avancer vers le passé''' ''- J'ai remarqué, dans l'un de vos articles sur cette question de l'évolution des techniques, de nombreuses références à la culture orientale. L'imagerie et les idées venues d'Orient sont également très présentes dans vos vidéogrammes. Quel rapport voyez-vous entre ces choses?'' - Je me suis rendu compte qu'il y avait un lien puissant, ou un lien virtuel, entre la technologie dans son évolution actuelle et les cultures artistiques traditionnelles de l'Orient. Ou même avec la culture occidentale d'avant la Renaissance, quand ses modèles étaient très proches de ceux de la culture orientale. Et curieusement, l'un des points de rupture les plus importants entre ces cultures a été la restructuration de l'image à travers les lois de la perspective - avec Brunelleschi et la formulation d'un espace illusionniste. Je pense qu'en rompant avec le principe de la lumière comme fondement de l'image, on en reviendra, de manière inattendue, à certains aspects de la tradition antérieure, notamment à la manière dont on concevait les images au Moyen-Age en Europe, et dont on les conçoit encore de nos jours en Orient. L'image n'est pas considérée comme un arrêt du temps, une action suspendue , un effet de la lumière- rien de tout cela. On pense qu'elle existe dans la tête du spectateur. C'est une projection du spectateur et c'est l'interaction entre le spectateur et l'image qui compte. L'image tend à ressembler plutôt à un diagramme. Le mandala, par exemple, représente, sous forme de diagramme ou de schéma, un système plus vaste et non pas un objet tel qu'il apparaît pour l'oeil. ''- Pour l'oeil extérieur...'' - Oui, c'est tout à fait fondamental. La technologie nous amènera à construire les objets selon un processus allant de l'intérieur vers l'extérieur, plutôt que l'inverse. ''- Vous pensez donc que la technologie porte en elle-même un retour à toute une série d'anciennes conceptions et instaure une espèce de lien universel, si je comprends bien.'' - Oui. Je pense qu'il était historiquement nécessaire qu'arrivés à notre époque, nous découvrions et apprenions encore plus de choses sur notre passé. Nous avançons vers le passé autant que vers le futur. C'est une progression organique. Comme la naissance des arbres - un arbre ne croît pas. Il rayonne à partir de son centre, il se développe suivant des cercles concentriques.Coupez-le transversalement, vous verrez des cercles concentriques. L'homme aussi se développe selon ce schéma. Voyez par exemple comme la technologie de la vidéo a ramené les artistes à la peinture, une fois qu'ils ont effectué le passage nécessaire et qu'ils se sont perfectionnés dans la manipulation électronique de la ligne et de la couleur. C'est la première étape- les premières images vidéo sans caméra. Et bientôt, les images seront formées à partir d'un système logique, presque comme on fait de la philosophie- on décrira les objets à partir de principes et de codifications mathématiques au lieu d'arrêter dans le temps des ondes lumineuses. C'est d'ailleurs ce qui constitue la réalité intrinsèque des objets dans l'art oriental traditionnel. '''Un rapport physique à l'ordinateur''' ''- A ce niveau, il deviendra quasi essentiel pour l'artiste qui désirera manipuler des images, de connaître la technologie à fond.'' - Oui, mais je pense que cela a toujours été le cas, quand on veut être un bon pianiste, il faut connaître le fonctionnement mécanique du piano. C'est une obligation. En ce qui concerne la vidéo, c'est un problème, parce que c'est une technologie coûteuse et exclusive. Elle n'est pas toujours accessible, un grand fossé s'est créé entre la haute technologie et la technologie courante. Par exemple une bande comme Hatsu Yume, que j'ai faite grâce au lien particulier que j'avais avec Sony en tant qu’" artiste attaché ", n'aurait jamais pu être réalisée avec les systèmes vidéo que j'aurais pu me procurer aux Etats-Unis. A chaque fois qu'on parle de la vidéo, il faut prendre en compte le facteur économique, qui tient une place énorme. Encore une fois, c'est comme le piano, si on ne dépense pas beaucoup d'argent pour l'instrument, on continue à tâtonner avec des bribes, on ne pense pas vraiment la musique. C'est vrai que tout cela fait partie du métier. ''- Oui, mais dans ce cas précis, la complexité de l'objet est phénoménale.'' - Pour nous, oui, mais regardez les gosses jouer avec les ordinateurs. La différence, c'est que les talents dont nous avons besoin aujourd'hui, non seulement pour faire des images vidéo, mais pour presque toutes nos actions quotidiennes, sont de moins en moins ceux dont nous sommes dotés en naissant. Dès la naissance, nous fonctionnons à partir de la manipulation, qui structure le processus de la pensée- de la main à la bouche, de la main à l'oeil. Notre pensée est fondée sur la réalité physique, comme lorsqu'on se brûle la main au feu et qu'on prend de l'argile pour lui donner une forme, le manipuler physiquement. Nous avons acquis un très haut niveau d'intelligence pratique. Aujourd’hui, le rapport à l'ordinateur est incroyablement fastidieux parce que, jusqu'à présent, il est purement intellectuel, sans être physique en même temps. Avec l'ordinateur, l'esprit et le corps sont séparés. Si on veut du rouge, on tape: R.O.U.G.E. L'ordinateur rend toute chose abstraite, puisqu'elle doit être symbolisée par des mots. Quand on a un stylo ou un pinceau rouge, on y va: pfffff.... C'est une expérience directe, immédiatement compréhensible. Par exemple, au lieu d'appuyer sur "edit" et de taper les numéros d'images, je préfère, et de loin, bouger un objet avec ma main. C'est ce qui est visé par l'adjectif "convivial": intégrer l'ordinateur dans un rapport naturel. Le temps passant, le rapport aux ordinateurs devient moins intellectuel, plus physique. C'est l'évolution de la technologie. L'image que j'ai jusqu'à présent est plutôt celle d'un singe manipulant un outil non identifié. ''- Donc dans un certain sens, nous en revenons à vos premières bandes: par exemple celle où vous éraflez le mur d'un couloir en allant et venant avec votre caméra.'' - Oui, toujours le cercle. ''Entretien réalisé par Raymond Bellour. 1984.'' ----
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