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DAVID RYAN & JÉRÔME JOY

L'Ultime (1984)

(An Ultimate Action – David Ryan & Jérôme Joy - 1984)

(Jérôme Joy, David Ryan)







2012
In Archives de la collection, CapcMusée d'Art Contemporain de Bordeaux, 2014 (en cours de publication / to be published).


Article (proof) (FR)         Port-folio (108 pages, images) (proof)




articles connexes :
Ryan & Joy - documentation - (Jérôme Joy, David Ryan)
Ryan&Joy Joy&Ryan : un projet collectif, 1983-1985



Après notre première œuvre commune[1] « Rien n'est jamais tout à fait achevé » que nous avions réalisé à Bordeaux en janvier 1983 en tant que « contre-performance » de celle de Salomé-Castelli-Fetting au Capc[2], Jean-Louis Froment nous a proposé quelques mois plus tard de faire une exposition de trois mois dans la grande nef des Entrepôts Laîné[3].

Celle-ci était prévue et envisagée pour être réalisée à la fin 1983 / début 1984 avant l'ouverture du Capc Musée d'Art Contemporain[4]. Notre réponse, cohérente avec ce que nous appelions à l'époque la Recherche à Trois Inconnus qui nous permettait de construire des comportements critiques au sein de notre fonctionnement collectif (Ryan, Joy & Ferri), a été en quelque sorte d'inverser la proposition en annonçant que nous voulions bénéficier de trois mois d'atelier et de prise en charge de la production pour une réalisation qui ne durerait qu'une soirée : L'Ultime, une action/exposition d'un soir. Jean-Louis Froment a accepté notre « contre-proposition » et nous avons pu ainsi travailler sur le projet de L'Ultime de novembre 1983 à janvier 1984 dans un vaste entrepôt situé Cours du Médoc et utilisé pour le stockage de la collection du Capc.

Prévue à trois comme les réalisations précédentes mais réalisée à deux[5], l'entreprise a été très intense tout au long de ces mois de production et de conception, d'autant plus que notre décision était, au final, d'occuper l'ensemble de la grande nef. Le projet s'est construit sur cette base de mise en forme dans l'espace et sur la conception d'un événement comportant deux moments distincts lors de la soirée : l'action et l'exposition.

Ces deux « moments » ont permis de concevoir l'organisation spatiale et temporelle, à la fois, de nos réalisations et de la place du public. Ainsi nous avions lancé la réalisation d'une vingtaine de peintures à la dimension des arches périphériques de la nef tout en laissant quelques-unes de celles-ci libres et ouvertes, barrées par un cordon, derrière lequel le public, ou plus précisément les grappes de public, auraient des points de vue, à la fois solidaires et désolidarisés, sur l'espace central[6]. Ce travail a été un travail de composition et d'organisation, quasi scénographique voire cinématographique, des espaces et des temps de L'Ultime liés à des points de vue et à des récits.

Les premières réalisations que nous avions menées durant l'année précédente prenaient comme principe, d'une part, une relation spécifique avec le public et, d'autre part, la mise en place d'une stratégie permettant d'associer des peintures et des musiques au sein d'un moment immersif que nous mettions en action.

Le mode d'action et le fait d'activer celui-ci correspondaient pour nous à un geste critique et politique. En premier lieu, il s'agissait d'amorcer dans nos œuvres une situation publique « limite » qui dépassait le simple état de fait lié à la monstration (nous parlions souvent de l'inversion entre l'atelier et l'exposition, de mettre à jour des « processus », et d'aller à rebours des « œuvres silencieuses »). Et, en second lieu, il était important d'engager à chaque fois d'autres formes d'attente de la part du public mais aussi vis-à-vis de nous-mêmes, comme par exemple avec les permutations et les intrusions du travail de l'un de nous deux dans le travail de l'autre permettant de dévoiler les processus et de court-circuiter les jeux de comportement – tels que les doubles en peinture, les peintures répétées et le travail de faux-peintre[7] ainsi que, du côté musical, le travail de sampling et d'utilisation de la voix chantée.

L'arraisonnement mutuel de la peinture par la musique et vice-versa, voire les saturations de l'une sur l'autre, ainsi que l'articulation des récits par les figurations picturales, par les performances et par les « bandes-son », permettaient de créer une « situation » insaisissable tout en donnant une grande sensation de liberté, comme s'il fallait tenter d'être hors de l'histoire.

Les répétitions et les dédoublements en peinture entraient à la fois dans ce qui pourrait être perçu comme des troubles de la vision, ou, plus précisément, comme une interrogation de ce qui est vu (jusqu'au dépliement des ruptures de gestes et de la multiplication des images) et d'un questionnement, plus perturbant, au sujet de qui les produit.

Notre travail à trois dégageait aussi une autre force critique qui impulsait constamment notre quotidien et qui nous autorisait à prendre collectivement des décisions et à projeter vers l'avant ces « actions ». Le travail était guidé par une pulsion de vie très forte, la vie nourrie par une énergie décuplée par l'amitié et la tension intellectuelle et créative, peut-être même par une volonté de puissance. Cette continuelle Recherche à 3 Inconnus, telle que nous la nommions, était menée à trois autour d'une dynamique souterraine qui soudait et sondait les dimensions humaines de la création « ensemble ». Notre atelier, à la fois lieu du faire et espace de nos discussions, était sans aucun doute une fournaise et un tumulte desquels fusaient les propositions et les projets ; ceux-ci en quelque sorte nous dépassaient tout en nous mouvant profondément parfois quasiment avec ivresse.

Les projets et les réalisations ont été nombreux, pratiquement un projet par mois sur l'ensemble de la période 1982-1985, et intimaient un rythme soutenu à l'image de l'énergie communicatrice et irrésistible que nous déployions ensemble.

Nos réalisations n'étaient jamais seulement une performance, une exposition, ou un concert, mais tout à la fois, dégageant ainsi une situation à expérimenter (et dont il faut faire l'expérience) sollicitant des perceptions « exceptionnelles » et déroutant le quotidien, tout en le révélant sous d'autres angles.

Le terme d'action que nous avons souvent repris dans nos réalisations comportait plusieurs aspects : l'emploi d'une fulgurance (un temps court)[8], voire de furtivités (les jeux continuels et séquentiels avec les lumières, les éclairages et les projections), les articulations de temps et d'espaces superposés (les bandes magnétiques), l'engagement d'une planification que demande un geste préparé (les scénarios), etc.

Cette action était quasiment celle correspondant, de manière analogique, à une mise en visée (de cibles ?) et au calage précis d'un geste, en vue d'un objectif ou bien d'une mission planifiée, ces derniers n'étant ni explicités ni décrits, et se trouvant situés hors du champ de l'action proprement dit.

Cela fût également le cas pour L'Ultime. Le travail en atelier dans l'entrepôt Cours du Médoc (que nous nommions « la grotte ») a été déterminant dans la mise en forme de la présentation de l'action / exposition. Les photos documentaires prises sur place l'attestent (dont celle utilisée pour l'affiche de L'Ultime, et celles diffusées dans la presse en amont de la soirée au Capc).

Il nous fallait disposer d'un atelier dont les dimensions puissent permettre la réalisation de la vingtaine de peintures[9] destinées aux arches de la grande nef et l'accueil de l'ensemble de celles-ci afin d'avoir en quelque sorte « une vue d'ensemble ». Le grand espace fermé mis à disposition par le Capc en tant qu'atelier dans le lieu de stockage était parfait à cet égard.

Avant d'être mises à la verticale, les toiles vierges étaient étendues au sol pour être recouvertes de peinture noiree[10] . L'atelier très sombre nécessitait des éclairages puissants au quartz pour réaliser, à l'aide d'échafaudages, tout le travail en peinture (sur ces fonds noirs). Le tout donnait à ce lieu un aspect labyrinthique au fur et à mesure des semaines. Les toiles papier suspendues peintes en noir, puis recouvertes par des figures jaunes lumineuses, luminosité renforcée par les éclairages sur pied à hauteur d'homme, créaient dans l'espace des perspectives et des découpes à l'image de celles d'une grotte, tout autant que des plans et des « cadrages » entre les projections de figures et de lumières.

La réalisation et la composition des peintures s'effectuait « à vue » à partir de documents photographiques, sans croquis préparatoires, ni esquisses.

À partir des fonds noirs peints à même le papier, les figures et les saturations en halo couvrant plus ou moins entièrement l'espace de la toile étaient réalisées d'un seul allant, par des techniques à l'huile, en utilisant du jaune et du blanc cadmium, ainsi que du siccatif Rembrandt, en laissant visibles les repentirs et les erreurs. Les zones non couvertes et laissées légèrement architecturées par quelques traits jetés assuraient un aspect de non-achèvement à l'intérieur des figures et sur les bords des peintures, comme si celles-ci permettaient (et promettaient) des prolongements et des articulations entre les peintures elles-mêmes et l'obscurité de l'atelier.

Ceci a été déterminant dans la réalisation de L'Ultime dans l'espace de la nef du Capc maintenue dans la pénombre et traversée par les éclairages que nous avions disposés. Un même fond ou arrière-plan, noir, joignait à la fois les peintures, les actions et l'espace de diffusion de la musique. L'ensemble pourrait être considéré aujourd'hui avec du recul comme la mise en place d'un espace de projections.

Il est intéressant de s'approcher aujourd'hui des sources utilisées en atelier, qu'elles aient été glanées dans l'histoire et des histoires (de l'art) ou dans l'actualité, car elles faisaient surgir un « univers » – plutôt pré- que post-monde : des espaces de confrontation et de rébellion (voire de guerre civile), de débat, de défi et de controverse (sans reddition), de mises en récit d'illusions (mythologies animales[11]), de déflagration, de renouvellement de la sensibilité, et d'équilibres fragiles (musiques), etc.

Tout ceci prenait des références directes dans l'actualité et dans des événements alors historiquement proches : les conséquences de l'apartheid en Afrique du Sud, la mort des dix combattants irlandais dans les H-Blocks à Long Kesh près de Belfast en 1981 - et de manière générale les différentes formes de résistance en Irlande du Nord[12] -, les songs des Undertones et des Wolfe Tones, la rébellion Mau Mau au Kenya, des scènes du film Stalker d'Andreï Tarkovski, les écrits de Pierre Bourdieu, des scènes de luttes, des phrases extraites de chansons, des regards sur les extrêmes lointains (paysages, arts et danses rituelles d'Afrique, etc.), et également des liens avec des événements artistiques ayant eu lieu à Bordeaux à la même époque (Dance de Lucinda Childs[13], The CIVIL warS de Bob Wilson[14], Drastic Classicism de Rhys Chatham et Karole Armitage[15], les concerts de Peter Gabriel[16], etc.).

De même, à la suite de nos échanges et discussions avec Christian Boltanski en 1982 et 1983[17], nous entretenions des rapports et des conversations plus ou moins soutenus, et qui se sont poursuivis les années suivantes, avec d'autres artistes « tutélaires », soit lors de rencontres physiques (avec Peter Gabriel[18]) soit dans des suivis de correspondance (avec Hamish Fulton et avec Kenneth White)[19].

La place de la sociologie était importante dans nos conversations et dans nos réflexions grâce à Patrick Ferri[20]. Ainsi les dimensions critiques prenaient une part fondamentale dans notre travail de conception et de production (ce qui est encore le cas aujourd'hui), en agissant stratégiquement par des séries d'approximations que nous expérimentions au sein des projets et des réalisations (les répétitions, les scénarios, les échanges de pratiques, etc.), afin d'affronter et d'interroger les limites sociales de la création et de la représentation artistiques. Il ne s'agissait pas d'appliquer à la lettre des principes et des systèmes théoriques ou analytiques mais d'éprouver des questions et des controverses par la pratique même et dans l'élaboration de « scénographies » (ou, en d'autres termes, de « situations »). Celles-ci prenaient à chaque fois en compte le cadre public et institutionnel de la présentation, son espace et sa temporalité, voire son économie et ses interactions sociales, dont, en premier lieu, la réception et le temps de l'attention (individuelle et collective) du public.

Nous n'interrogions pas seulement le milieu de l'art mais surtout le statut des œuvres d'art : ne deviennent-elles pas œuvres d'art qu'à partir du moment où elles sont reconnues comme telles par le milieu de l'art, les centres d'art, les galeries et pour finir dans les musées ? Cette question permanente dans le travail nous amenaient à une vigilance de tous les instants et à travailler sur des formes et des mises en forme, tout autant que des récits, qui comptaient échapper à une emprise, quelle qu'elle soit, et qui d'un certain côté pouvaient être perçus comme troublants.

Nos réalisations, issues de ces stratégies énergisantes, ont toutes eu un certain aplomb et une ampleur qui déroutaient, jusqu'à des refus, des « contre-propositions » (telle celle de L'Ultime, comme si la proposition initiale n'allait pas de soi[21]) et des interrogations précisées, telle celle de la notion et de la production du « faux » par exemple (le « faux » comme double et trouble, et vice-versa).

Ces embardées et ces décisions généraient malgré tout la construction ensemble de situations où les possibles s'inventent et elles venaient déplacer les attendus contre lesquels nous nous insurgions pour affirmer la « réalité » et le fondement de l'expérience artistique. Ces réalisations s'immisçaient et s'imposaient entre œuvres et dispositifs[22].

Ils nous importaient de montrer que c'est le processus créatif qui est important et moins son résultat (ce qu'attestait le titre Rien n'est jamais tout à fait achevé), que l'engagement personnel est en soi créatif, au moins de sa propre vie, jusqu'à devenir artistique, que l'œuvre d'art n'est qu'une trace (comme peuvent l'être les peintures rupestres) et que, finalement, comme traditionnellement une œuvre ne dit rien si elle n'est pas commentée et encore moins lorsqu'elle l'est, l'œuvre n'est pas une œuvre si elle reste muette et silencieuse. Nous entendions dans cette dernière assertion qu'une œuvre silencieuse (celle des musées par exemple) est une œuvre qui ne peut être activée et reste inactivable de par sa nature et par le statut auquel elle répond (être reconnue en tant qu'œuvre) ; de notre côté, nous proposions des actions « insaisissables » entre « œuvres » et dispositifs, des œuvres qu'on ne peut pas clore, qu'on ne peut pas rendre silencieuses.

Malgré notre jeunesse et sans doute notre candeur – nous avions respectivement à peine 22 ans et 23 ans –, notre lecture du champ artistique s'est établie à partir d'une position sans doute radicale et radicalisée par les objectifs que nous construisions au fur et à mesure. Ceci était notable par, notamment, notre ancrage dans une démarche s'affirmant comme étant hors « mouvement » (hors la Figuration Libre par exemple) et hors de la réduction de notre activité de production à une posture identifiée[23].

Notre dialogue avec le marché de l'art était tout de même maintenu même si cela fût difficile et conflictuel à cause de réalités concrètes et volontairement « court-circuitantes »[24] : les grands formats et dimensions des peintures réalisées pour L'Ultime au Capc, l'activité de fabrication de doubles et de faux-peintre présente dans les Répétitions, dans le dyptique Les Hommes Les Bras Tendus l'un vers l'autre, et dans les peintures communes antérieures, etc.

Les relations avec la Galerie Gillespie-Laage-Salomon ont été compliquées durant l'élaboration et la réalisation de L'Ultime et le travail « en duo » n'a jamais été accepté, même par la suite[25].

Par ailleurs, à la fin de L'Ultime et au moment du legs au Capc d'une grande partie des peintures réalisées pour l'action / exposition (dont les cinq Répétitions)[26], nous avions refusé de remettre à Jean-Louis Froment l'ensemble raisonné de nos documentations et de nos sources relatives à la conception de ce projet ; ainsi il était impossible de classer, de répertorier et de révéler, en quelque sorte, la partie et la nature immergées de l'iceberg[27].

Si les questions sociologiques ont alimenté nos projets et cerné des références et des problématiques sous-jacentes en tentant d'ouvrir des écarts critiques dans la présentation publique des œuvres et dans leur production même, voire dans les modes de réception que l'on peut faire de celles-ci, il s'agissait tout de même, à chaque fois, d'éprouver une situation, artistique et publique, de manière physique, émotionnelle et directe, ainsi que de faire l'expérience de ses limites et des modulations de ces limites.

Toutefois l'ensemble de tous ces liens dessine des champs de références photographiques, littéraires, musicales, historiques, transculturelles et de faits d'actualité qui sont restés très présents dans la réalisation de L'Ultime, soit de manière iconographique, soit de manière « associative » et symbolique.

Ces sources ont pu alimenter autant les figurations picturales que des « images » latentes présentes dans la construction du projet. Les titres des peintures s'y réfèrent : Homme Recroquevillé, Homme Sautant (Une Barre), Homme avec Lance Plantée, Homme Tombant la Tête en Bas, Femme Serrant Homme, Dauphins (tête en bas, tête en haut), Taureau, etc.

De son côté, la musique (ou la « bande-son ») de L'Ultime déploie une série de moments qui peuvent sembler « intemporels » et suspendus, à partir de séquences quasi-instrumentales (réalisées sur synthétiseur), accompagnant les parcours-promenades que nous performions dans l'espace de la nef et les rythmant. Cette musique minimaliste est facilement reconnaissable en tant que telle – de manière assez étonnante, d'ailleurs, après la puissance sonore déployée l'année précédente dans Rien n'est jamais tout à fait achevé[28], et avant ce qui allait suivre avec les bandes-son des Avant-Monde.

Ces dernières ont introduit le travail avec les manipulations de bandes magnétiques d'enregistrements sonores et de musiques détournées (Stravinskymontage et Les Battements[29] – pratique qui avait été amorcée préalablement avec Rien n'est jamais tout à fait achevé[30]) et celui avec les phonographies (enregistrements de prises de sons sur des sites : forêts, bords de mer, de rivière, de route, etc.) mêlées lors des actions / performances à des séquences de musique instrumentale, en utilisant des dispositifs de superposition aléatoire[31].

La musique de L'Ultime prend l'humeur d'Irish madrigals (de reels ou ballads très lents, des slow airs et laments)[32] ou d'une marche (musicale) jouée par un brass band minimal : une musique en quelque sorte « socialisante » et « circulante » dont on peut facilement retenir les mélodies, les chantonner et les siffloter (whistles)[33]. Les slow airs[34] sont traditionnellement développés dans le répertoire gaélique à partir d'emprunts à des chansons et des danses existantes et sont généralement de nature instrumentale afin d'être joués comme introductions ou intermèdes lors de parties non dansées. Sans rythme préalablement défini, ce sont des mélodies jouées très lentement à des moments appropriés, et très peu ornementées, laissant cours à une écoute concentrée.

Ainsi L'Ultime semble osciller entre une musique (ou une suite de tunes et de mélodies) qui aurait été collectée, voire transcrite, et réinterprétée (avec des synthétiseurs et selon une instrumentation spécifique et détournée : des cors, des sifflements, des percussions, etc.) et une musique portant témoignage, de manière symbolique, de récits à la fois exaltés et héroïques, et, d'un autre côté, pastoraux et sentimentaux. Cette musique semble provenir d'un autre « territoire », non pas exotique, mais hors de portée, que cela soit dans le temps et l'histoire, mais aussi dans un rapport avec une géographie imaginaire ou qu'il reste à imaginer. Au final et pour tous ces aspects, la musique de L'Ultime est conçue comme une bande-son de l'action/exposition.

Les voisinages, ou les liens de traverses, empruntés par cette musique, presque d'accompagnement, tout comme celles qui ont précédé et qui suivront lors de cette période 1982-1985, touchaient autant à des résurgences de la musique dite classique, par des références directes et par un intérêt prononcé vis-à-vis des procédés de la musique répétitive[35] et minimaliste, qu'à des liaisons plus ou moins directes avec les musiques ethniques et traditionnelles (comme, par exemple, les Maîtres-Tambours du Burundi, les folk songs traditionnels anglo-saxons[36] et surtout, comme nous l'avons vu précédemment, les slow airs).

La proximité avec les développements récents (à l'époque) de la musique « contemporaine » anglaise[37], oscillant entre composition, improvisation, et musique « sociale », est plus évidente et était vraiment prégnante dans la conception même de nos musiques. Ceci touchait à l'approche d'une expérience d'écoute « élargie », ancrée dans des contextes – historiques, musicaux, environnementaux, transculturels, etc. – tout en évacuant ceux-ci dans le même mouvement, en continuellement « mixant » entre eux les différents éléments de notre propre culture d'écoute, avec toutes ses variations et variétés possibles et dans toute son amplitude de captation et de glanage dans différentes provenances et localisations de ces musiques.

Nous sondions, en effet, autant des musiques actuelles du moment (que cela soit les musiques confidentielles des nouvelles scènes post-punk[38], que celles plus underground encore de la musique industrielle et de la no-wave américaine[39], ou encore celle mainstream avec Peter Gabriel, Robert Fripp, Jon Hassell et Laurie Anderson), que celles classiques que nous revisitions et manipulions en samplant des parties (comme cela a été le cas avec Petrouchka d'Igor Stravinsky[40]).

Cette pratique du « mixage » et, malgré tout, du « montage » en suites de séquences articulées entre elles, a innervé et occupé toute cette série de musiques et « bandes-son » au sein de nos réalisations.

D'autres œuvres, réalisées la même année que L'Ultime, ont dessiné des chemins tout aussi transversaux en continuant les explorations d'Un Essai d'Occupation (1982-1983)[41] avec les dispositifs basés et activés sur des expériences et expérimentations live avec des circuits mis en boucle de systèmes d'effets (de traitements du son), de larsens, et de manipulations d'enregistrements : Micro-Phones (1984, rév. 1989)[42] . De même, l'utilisation et la réalisation de phonographies (enregistrements et prises de sons faites sur le « terrain ») occuperont une bonne partie des années suivantes[43].

Entre la phase de finalisation de tous les éléments de L'Ultime – peintures, musique, et éléments de la performance – et sa réalisation au Capc, nous avons enregistré deux semaines avant l'action / exposition une série de chansons. Cette série comprenait sept chansons qui furent donc composées et enregistrées à l'énergie en deux jours dans un studio professionnel[44]. Cette expérience a été notre seule réelle intrusion dans un jeu mimétique avec des comportements repérés que nous avons voulus affirmer ponctuellement (le musicien et le chanteur) – il y eut aussi celle des graffeurs avec la réalisation d'une série de graffitis[45] dispersés dans la ville quelques jours avant L'Ultime et formant un chemin pisté de notre atelier Rue de Pessac jusqu'aux Entrepôts Laîné.

Les musiques que nous traversions à l'époque (Bowie, Eno, Fripp, Philip Glass, Gabriel, les groupes de new wave et post-punk, puis ceux de la musique industrielle) étaient effectivement très présentes dans notre quotidien : c'était celles qui nous accompagnaient tout le temps. Jouer et réaliser ces chansons était pour nous entrer dans un univers sentimental et « flottant » qui offrait une facette complémentaire aux actions qui, de leur côté, s'appuyaient sur des éléments plus radicaux et déterminés. C'est de cette manière que deux d'entre elles ont été insérées dans L'Ultime : Stick in Hands et Maureen & Marthe. La première diffusée dans la nef dans le noir ouvrait l'action, et la seconde, de la même manière, la clôturait. Dans le travail de préparation de L'Ultime, il a été prévu à un stade de l'élaboration du projet de jouer en live certaines parties (instruments et voix), mais cela fût abandonné dans la version finale.

Nous avions élaboré le projet de L'Ultime à partir d'un travail en cours concernant la série des peintures communes Les Répétitions et qui était l'objectif d'un avant-projet intitulé La Promenade que nous prévoyions en 1983 pour la DRAC des Pays de la Loire à Nantes.

Ce projet, qui ne fût jamais réalisé, engageait la présentation scénographiée, sous la forme d'une performance et d'une exposition, de 20 toiles réalisées à partir de la même figure répétée (Hommes avec Lances pointées vers le haut), dont 10 toiles auraient été exécutées préalablement en atelier, 8 toiles noires prêtes à être peintes en direct par nous-mêmes (en performance) et deux projections photographiques d'une toile achevée et d'une seconde identique inachevée[46]. La Promenade incluait des performances (les musiques performées live et couplées avec des parties sur bandes magnétiques, et les peintures exécutées en direct à l'aide de long bâtons[47]) et des parcours en va-et-vient, quasi-automatiques, dans un espace entre les séries de toiles, en jouant sur des principes de répétitions et de superpositions d'éléments répétés se décalant progressivement et créant des amplifications. L'Ultime est issu directement de ce projet non-réalisé et a été modulé et adapté pour la réalisation in-situ dans la nef du Capc.

L'ensemble de L'Ultime a été divisé en plusieurs « moments » qui ont débuté à 20h30 le soir du 26 janvier :

  • une première partie entre 20h30 et 21h avec l'arrivée du public et l'exposition placée dans la pénombre sans possibilité d'y avoir accès, les arches non obstruées par les peintures et les panneaux noirs étant fermées par des cordons ;
  • la partie action, d'une durée de 38mn et subdivisée elle-même en plusieurs sous-parties (9mn + 19mn + 10mn) : le noir et la première chanson, la performance en duo avec l'accompagnement musical (la bande-son en quelque sorte), le noir et la deuxième chanson ;
  • la partie exposition qui, après le retour à un éclairage général, permettait au public d'investir l'espace central de la nef et de « se promener » à son tour au milieu des peintures (jusqu'à 23h30) ; L'Ultime, dans son ensemble, durant trois heures.

Afin de mobiliser l'espace et de dynamiser ces trois moments, L'Ultime a été élaboré à partir de plusieurs « conducteurs » qui ont donné lieu à des « plans » préparatoires et des tableaux de régie pour assurer la réalisation technique de l'ensemble :

  • l'un pour la temporisation des éclairages durant toute la partie action afin de créer des focus sur les « images » (peintures) et de souligner les moments différents de la performance consistant en des déplacements et trajectoires linéaires, en droite ligne, solo ou simultanés, des arrêts, des actions (découverte des peintures centrales Les Répétitions et de certaines des peintures placées dans les arches, par le décollage de pans et de caches noirs à l'aide de lances manipulées par les performeurs), et des chutes (avant et arrière, en solo ou en synchronie). La régie lumière automatisée devait gérer plus de 50 configurations et effets successifs : des points, des zones, des fuites, ainsi que toutes sortes de combinaisons entre ces éléments et entre les dispositifs d'éclairage différemment placés, afin de créer des ombres et des focus tout au long de l'action / performance. Aucun effet de poursuite n'a été utilisé ; la plupart des éclairages étaient fixés sur les galeries supérieures, et une autre partie, placée sur pied à mi-hauteur dans certaines arches périphériques de la nef.
  • un second conducteur avait été réalisé pour la sonorisation de la partie action afin de gérer la diffusion sonore puisque l'ensemble, chansons et parties musicales, était joué à partir d'un magnétophone à bandes Revox. Le dispositif de diffusion était réparti sur 10 haut-parleurs placés tout autour de l'espace central de la nef et disposés sur les rambardes des galeries supérieures. Il semble que seulement 8 d'entre eux aient été finalement placés et utilisés. La plus grande part de la musique de L'Ultime a été réalisée et jouée en studio[48] sur des synthétiseurs. Même si les sons utilisés se rapportaient directement (ou faisaient penser lors de l'écoute) à des instruments acoustiques (cors, luth, percussions) et à des consonances humaines (sifflets, souffles), ceux-ci étaient donc, de fait, « synthétisés » et fabriqués avec des sons de synthèse électronique. Chaque partie de la bande-son a été calée sur le scénario de la performance. L'Ultime débutant à 20h30, la performance a commencé à 21h09 après un noir total de 4mn, puis un moment de pénombre produit pendant la diffusion de la première chanson. Elle s'est terminée à 21h28 après un noir total soudain suivi d'un effet lumineux intense éblouissant l'ensemble de l'espace avant de retomber dans un second noir total très court, puis dans une nouvelle pénombre de quelques minutes durant laquelle la seconde chanson a été diffusée. Ensuite un éclairage spécifique sur chaque peinture indiquait que le moment de l'exposition venait de débuter.
  • un troisième conducteur concernait le scénario des deux performances simultanées exécutées dans l'espace central de la nef. Ce scénario était basé sur des trajectoires de parcours en lignes droites dans les deux grandes alvéoles de la nef séparées par les peintures placées sur l'axe des arches centrales. Ces trajectoires, intitulées promenades, étaient ponctuées par des actions, des arrêts ou des stations, des rencontres et des « danses ». Les actions consistaient à découvrir les peintures centrales, Les Répétitions, et quelques pans de certaines peintures placées dans les arches périphériques, à l'aide de lances en bois pour décrocher les caches de papier oblitérant les peintures. Les arrêts durant les trajectoires concernaient une « danse » en solo ou bien une station ou bien encore une projection lumineuse particulière. Les rencontres étaient liées aux danses ; celles-ci étaient des chutes, soit en avant (chute au sol, mains à hauteur des épaules pour se réceptionner), soit en arrière (à l'image du « saut de l'ange »[49]), ces dernières demandant que l'un d'entre nous réceptionne l'autre, tourné de dos. L'ensemble de la performance était jouée sur un rythme (un tempo) lent et hiératique, ciselé par les éclairages et ponctué par la musique : il s'agissait de « promenades » par des « promeneurs ». Nos deux points de départ étaient en périphérie, localisés à une arche ouverte au public (comme si nous « partions » du public – destinataire et auquel nous nous adressions)[50]. Nos deux points d'arrivée basés sur deux très longues ombres projetées traversant de part en part la nef selon deux axes presque perpendiculaires et suivies de deux chutes simultanées des deux performeurs, étaient ensuite noyés dans le noir final et dans le soubresaut ultra lumineux du flash « ultime » à la fin de l'action / performance. La tenue vestimentaire choisi pour chacun était sobre : nous étions vêtus d'ensembles foncé uni, sans accessoires. Ainsi nous pouvions nous fondre dans le noir et l'obscurité de l'espace plus facilement. Après la performance, les résultantes des actions étaient laissées en l'état : caches de papier noir au sol, lances, pans et caches à demi décrochés des peintures, etc.

L'ensemble de la performance était basée sur des suites de synchronisations, ce qui demandait effectivement que toutes les temporisations soient parfaites entre nos déplacements et nos actions dans l'espace, et les éclairages et la diffusion sonore. Il fallait assurer notamment le croisement des ombres projetées et la concordance des chutes, la simultanéité des actions de dévoilement des peintures, l'arythmie et le décalage rythmé de certaines parties des actions, et que le tout soit en correspondance et en synchronie avec la « bande-son ».

Le montage de l'exposition et la répétition de la performance ont été effectués la veille de la présentation publique, le 25 janvier. Le démontage de l'ensemble a été fait dans la nuit même, puisqu'à notre demande, nous n'avons pas assisté à l'intégralité du repas de « vernissage » afin d'accompagner et de travailler avec l'équipe technique qui nous avait aidé à réaliser L'Ultime. La mise en place de tous les réglages en à peine deux journées a été véritablement de l'ordre de l'exploit au vu de leur complexité et toute l'équipe du Capc s'était mobilisée de manière intensive. Certaines peintures fragilisées, comme celles placées sur l'axe central, Les Répétitions, ont été démontées et décrochées au moment de l'exposition publique.

L'Ultime, tout comme Rien n'est jamais tout à fait achevé, a marqué irrémédiablement toute la série des actions / expositions et des projets qui suivront jusqu'en 1985 avec la réalisation de Les Quatre Chemins à Toulouse[51], puis jusqu'en 1989 avec le projet non réalisé L'Avant-Monde IV qui fût une proposition tardive après l'arrêt du travail en commun fin 1985. Les références à L'Ultime sont continuelles tout au long de nos projets de cette époque (et certainement jusqu'à présent sur certains aspects).

À chaque fois et pour chacune des réalisations que nous avons menées ensemble, peut se poser la question : qu'est-ce qui a « lieu » dans ces œuvres ? Si des figures, des titres et des récits (performés et joués en musique) étaient bien présents et s'installaient dans une proposition et dans la mise en place d'une « situation » – action, intervention ou encore exposition – la sensation de vertige et de suspension provoquait cette production de lieu, mais d'un lieu méconnaissable, d'un moment et d'un lieu dont on ne peut définir d'emblée le caractère tellement ceux-ci devaient sembler hypnotiques et lents. L'ensemble se découvrait au fur et à mesure, requerrait toute l'attention et en imposait sensoriellement parlant. Mais au-delà de prendre pied dans un état stationnaire de quelque chose à montrer, à désigner ou bien encore à raconter, il s'agissait de percevoir et, pour nous, d'amener à percevoir, des moments de lieu, d'un lieu absent et inouï, nous précédant.

En cela, L'Ultime révélait fortement cette tension et cette énergie « archaïques »[52]. S'agissait-il d'un renoncement – à s'appuyer sur des formes données, sur des descriptions du consensus, et sur des méta-récits contemporains reconnaissables par tous – ou d'une fuite hors du réel, alors que nous faisions tout pour, en quelque sorte, inventer celui-ci et s'y inventer à nouveau dans un geste « ultime » et dans un lieu « inouï » ?

En faisant appel aux résurgences d'une « absence » de sens et en développant du non-discursif, notre position rejoignait plutôt celle de surpasser le momentané épuisement et désarroi des possibles causés par les sur-définitions du contexte et les faux-fuyants des comportements. Ceci nous permettait, ainsi, de nous libérer des structures d'analyse (qui nous semblaient perverties) en proposant une rébellion par nos actions.

Sans jouer avec les métaphores (mais plutôt en les déjouant), nous engagions pratiquement et physiquement une prise de risque « monumentale » : que cela fût celle d'impliquer concrètement nos corps dans un espace et un temps flottants et incommensurables, ou encore celle d'amener à hauteur des yeux (et des oreilles) des archaïsmes[53], même si ceux-ci sont restés de l'ordre des « figures » (des figurations et des impressions musicales), et ne nous ont pas plongés dans des rapports à l'excessif et à la transgression directe (ce qui aurait rendu nos propos très, ou sans doute trop, explicites et « colériques »).

Cette aspiration à « l'entier » qui se présente dans la création – c'est-à-dire dans une interrogation entière face au monde et à l'universel, et, à la fois, dans un rapport à l'intime et aux infimes perceptions qui nous en dégagent et nous en désemprisonnent –, avec sa part d'humain, d'inhumain et d'inconnu, apparaissait avec L'Ultime comme une chance à saisir. Il s'agissait de refuser les dissociations (entre art et vie en quelque sorte) et les faux-semblants, quitte à mettre en scène ce qui, dans L'Ultime, peut apparaître comme un forme de « rituel » renvoyant à des mythes ancestraux, et comme une vision de l'humain dans ce qu'il a de plus archaïque, comme si nous remontions pas à pas aux sources[54] – ce qui peut renvoyer aux références documentaires auxquelles se rattachent les photographies, les articles, et les indices musicaux au sein du travail de préparation, ainsi que les titres et figurations des peintures et les titres des musiques[55].

Le plus étonnant ici était de voir comment cette « fureur », voire cette violence, habitée de multiples tensions liées à cette plongée dans des « inconscients » et des oppositions primitives[56], embrassant des « mythes » que nous convoquions et inventions, a pu donner ces états sereins et contemplatifs, voir méditatifs, dans la réalisation finale au Capc. Cette fureur et cette violence nous poussaient irrémédiablement à agir et à réaliser des œuvres, avec toute leur ambigüité. Il s'agissait sans doute moins d'une question d'absolu[57] que de faire surgir des états tragiques, comme ceux de la position révolutionnaire par exemple. Nous agissions comme si nous luttions pour une cause, cause que nous aurions rejointe et qui se trouvait ici néanmoins non déterminée, même si nos engagements artistiques étaient (et sont encore) fortement critiques : à chaque fois, tout était « re-joué » en quelque sorte, remis sur la table et prêt à être risqué à nouveau, afin de (dé-)montrer que l'action excède les discours et qu'il ne s'agit pas de trouver des réponses.

Les figurations fictionnelles et prises comme dans un instantané, hors du sol, les mouvements lents et oniriques des gestes et des parcours, le placement du public hors du plateau et de l'espace central de la nef, ainsi que les séquences et les enchaînements sonores acousmatiques – hors de vue – présents dans les bandes-son musicales lancinantes et quasi-contemplatives, faisant entendre et rendant perméable le dedans et le dehors, le lointain et le proche, participaient, tout en restant profondément perturbés, à faire sourdre un univers factice sans sujet, engagé, et sondant des hors-champs. Cet espace nous semblait bien un lieu « ultime » face aux scories monoformes de la modernité.

Chaque réalisation que nous avons pu donner publiquement lors de notre travail en commun durant cette période 1982-85 correspondait en quelque sorte à un « cadrage » et à un long plan-séquence – puisque tout se déroulait dans une linéarité scénarisée et préparée – visant à révéler paradoxalement des dimensions superposées et entremêlées, inattendues et s'étalant au-delà du cadre.

Pourtant les scénarios respectifs de nos réalisations, conçus comme des successions de scènes et d'épisodes, s'attachaient à des indices narratifs et à des images de récits pour mieux articuler les registres des actions et pour nous aider à la mémorisation des attitudes et des mouvements à réaliser. C'est pour cette raison, et cela était volontaire de notre part, que ces scénarios et les éléments-source qui les ont alimentés, n'ont jamais été communiqué, ni publié a posteriori[58] : l'expérience seule des déroulés spatiaux, des lents mouvements et de la suspension temporelle comptait.

L'intérêt n'était ni l'histoire à raconter (d'ailleurs celle-ci n'a jamais eu aucun intérêt si on peut dire[59]), ni ce qui était montré et écouté, ni encore quelque chose qu'il y aurait eu à franchir et à dépasser (au moment opportun de la « performance »). C'était l'expérience et les perceptions de tout ceci à la fois (lié à l'archaïsme et à la noise qui sourdent) ainsi que l'appropriation de cette expérience par le spectateur ou les spectateurs, en tant qu'épreuve collective d'un commun, de manière physique et émotionnelle, donc « controversée », qui nous étaient essentiels en premier lieu.

Puisque tout le monde « attendait » quelque chose, c'est-à-dire certainement ce qui était « attendu » ou normal d'attendre de la part d'artistes et d'un événement artistique, nous proposions de révéler l'attente elle-même et de s'y arrêter.

Nous répondions à l'attente de définitions de sujets et de postures (l'entrée en art contemporain) par la proposition d'engager des processus plutôt que des images.

Ceci était perceptible dans les variations continuelles que nous donnions des attentions portées au temps : les gestes répétés et recommencés mais à chaque fois différents, les plans déroulés et découpés que nous traversions en action (sans fin), les distances parcourues et exemptes de destination (promenades), les étendues sonores étales, sans début ni fin (ainsi que celles rapportées de paysages imaginaires et pourtant bien réels : les phonographies et les manipulations de boucles d'enregistrements), les musiques linéaires, homogènes et en longues plages semblant accompagner des états de rêve ou de flottement de la pensée, les poses inattendues des corps dans un espace dimensionnel sans horizon, etc. Le plus éprouvant (pour nous et sans doute pour le public) lors des performances était la perception du temps : chaque « stance », chaque circonstance et chaque geste apparaissaient comme étant le dernier ou la dernière à effectuer. La minime variation, ainsi que chaque détail et fragment, dans ces continuités et lenteurs, étaient susceptibles de mobiliser l'attention et de rendre chaque moment « ultime ».

Le va-et-vient entre l'expérience du temps et sa perception dans la durée, que nous amenions à la « surface » de la performance et de l'exposition, a rendu L'Ultime insaisissable en tant qu'œuvre – c'est-à-dire non réductible à ce qui peut être rassemblé dans sa conservation dans une collection –. Elle a été, pourtant, appropriable en tant que situation : la plus grande part de cette appropriation, sans aucun doute la plus essentielle, en a été l'expérience que nous, d'un côté les spectateurs et, de l'autre, les performeurs, en avons fait.

Le paradoxe était de donner une dimension immense à la fulgurance et à l'instant souterrains, ce qui était plus ou moins réussi et atteint à chaque tentative (pour dire autrement de ce qui fait œuvre)[60]. Le plus important était de donner à percevoir ce temps. Présent autant dans l'événement le plus banal et le plus anecdotique dans notre quotidien et le fortuit – tout aussi bien que, par exemple, dans la soudaine permanence et densité de la pluie qui tombe ou du vent qui souffle, etc.[61], densités que nous ambitionnions de donner « à voir » et à percevoir –, que dans le geste suspendu et performé, et dans la figure représentée et « projetée temporairement » sur une toile, ce temps (tragique) était à expérimenter.

Momentané, il fallait lui donner un espace et des dimensions, un temps « d'exposition » et de résurgence, ainsi qu'un temps-durée pris dans la consistance des mouvements de corps en marche en ligne droite et déterminés dans l'action (et qui, donc et ainsi, ne tournent pas en rond, car ils visent un ou des extérieurs, hors de cet espace).

Ce temps n'est pas seulement celui qui passe, il est aussi et surtout celui constitué par les corps et la pensée, mobilisée par et mobilisant les corps, emportant et emportée par eux, tous les deux retenus. Autant cette expérience et ces actions de performance sont imprimées en nous en tant que performeurs, autant elles visaient à établir chez les spectateurs une persistance et une rémanence aussi minimes soient-elles.

Nous avons toujours espéré que ces moments-œuvre puissent se continuer dans leur mémoire et dans l'impression physique du présent de la performance, pour ainsi être rappelés, après, voire re-joués, telle une sensation à la limite du perceptible, mais déroutant légèrement le vécu, et telle une expérience retrouvée et renouvelée d'un temps interprété, que seule la puissance des images et des sons organisés – en tant qu'action / exposition – peut rendre[62]. C'est pourquoi la construction de points de vue, notamment dans L'Ultime avec les arches occultées et celles ouvertes déterminant les places du public, était nécessaire pour créer des proximités et des éloignements, c'est-à-dire des échelles de distances au travers de l'espace[63].

Perçue ainsi de son « extérieur » et de ses « bords », la nef du Capc était en premier lieu un espace de diffusion et de projection, utopique, onirique, inconnu et en même temps très physique, à l'image d'un volume continuellement modulable et possédant de multiples profondeurs et dimensions – donc un espace (in)-défini à l'inverse d'une « scène » et d'une salle d'exposition –.

Cet espace était aussi un « plateau » temporaire, une « surface » sans propriété[64], pas plus délabrée malgré cela, sur lequel et laquelle nos parcours, promenades et actions donnaient lieu à une lisibilité et une visibilité accrue (renforcées par les effets d'automaticité de la marche, comme des corps mus par eux-mêmes et par une énergie intérieure). Le fait que ce « plateau » immense était nu et débarrassé, sauf en son centre, permettait de voir, d'apercevoir et de percevoir de loin[65] une action avec une acuité particulière. Le partage de la nef en deux espaces séparés par l'axe central occupé par la série de peintures Les Répétitions, occultait une partie des actions qui pouvait se dérouler dans l'une ou l'autre partie. Dans ce cas, la partie vide de la nef au-devant du spectateur pouvait devenir une sorte de « contre-espace » au sol inhabité et d'antichambre sonore et musicale puisque le son était diffusé tout alentour, dont le fond faisait office de rideau aux actions se déroulant derrière lui, hors-champ.

L'environnement général étant noir, plongé dans l'obscurité[66], et cadencé par les éclairages créant des zones d'ombres, de lumières, de contre-jours, et de silhouettes projetées[67], d'autant plus que, comme nous l'avons vu, seules les figurations picturales ciselées en jaune émergeaient momentanément et par pulsations de ce noir environnant tout au long de l'action / performance, cet environnement, donc, était semblable à un « écran » démultiplié.

En quelque sorte, le lieu nous précédait, était là avant nous, comme construit par d'autres que nous-mêmes (et sans doute en d'autres temps), et était désigné comme un espace dans lequel les êtres se rencontrent et croient avoir un but[68]. Le jeu, quasi-cinématographique, de ses multiples échelles spatiales et lumineuses, traversées par nos actions et promenades (ainsi que ponctuées par nos « danses »), favorisait notre stratégie de suspension de la temporalité (et à la fois de la démultiplication de celle-ci) et d'immersion physique et mentale.

L'Ultime, comme toutes nos autres réalisations antérieures et postérieures, était un travail sur la durée et sur la distance (ainsi que sur le non-savoir), en quelque sorte une « performance-monde », déréalisante, contemplative et à la fois complètement ancrée dans la réalité tumultueuse des expériences, adressée à un « public multitude » plutôt qu'à une congrégation (celle du monde artistique), et a été, ainsi, annonciatrice de la série des Avant-Monde qui allait suivre et de nos travaux et œuvres respectifs depuis lors et jusqu'à aujourd'hui.



(27 février 2012)


Archives de la collection du Capc Musée d'Art Contemporain de Bordeaux










  1. Notre collaboration a débuté après l'été 1982 et notre première œuvre a été Rien n'est jamais tout à fait achevé en janvier 1983. C'était pour David la deuxième exposition publique après celle qui s'était déroulée en novembre 1982 à la galerie Pier Peyvergès, et pour Jérôme, la toute première réalisation en public. Durant l'année 1983, avant L'Ultime, et après la série des actions / expositions Rien n'est jamais tout à fait achevé, David a participé à plusieurs expositions – Avant-Travaux (DRAC Aquitaine), Salon de Montrouge, Gare du Sud (Nice) – dont une personnelle à la Galerie Gillespie-Laage-Salomon à Paris en juin 1983. Le travail des peintures communes débuté la même année a été présenté, respectivement en mai et juin 1983, dans l'exposition L'Après-Midi, rue Berryer à Paris, et dans 22 Ricochets organisée par l'association Beau Lézard pour le concert de David Bowie à l'Hippodrome d'Auteuil. Il faut rappeler que notre travail en commun était une collaboration à trois : David Ryan, Jérôme Joy et Patrick Ferri.
  2. Exposition au Capc de Bordeaux du 31 janvier au 5 mars 1983. L'intervention-exposition, et contre-performance (Ferri, Ryan & Joy), Rien n'est jamais tout à fait achevé a été réalisée le jour même du vernissage de l'exposition Salomé-Castelli-Fetting, une heure avant le vernissage et leur performance, au 8bis rue de la Sau, à 18h, dans l'atelier d'Hubert Bécheau. Cette intervention a été réitérée à la galerie Axe Art Actuel (d'Axe Sud) à Toulouse le 11 février 1983, et au Melody Maker à Nantes le 15 février de la même année.
  3. Cette proposition avait un caractère exceptionnel, nous nous en rendons compte aujourd'hui, puisqu'entre 1980 et 1993, seize artistes ont pu investir l'ensemble de la grande nef en réalisant une exposition monographique, et que L'Ultime a été la seule réalisation qui a investi l'ensemble de la nef en tant qu'espace de performance.
  4. Qui aura lieu au mois de mai 1984.
  5. Patrick Ferri ne participa pas directement aux réalisations des projets mais il était très présent et animait nos discussions « d'atelier » (dans la maison du 89 rue Jean-Renaud Dandicolle et à l'atelier rue de Pessac). Son influence a été importante dans la plupart des décisions prises dans le travail collectif et apportait des dimensions critiques au travail, aux niveaux politique et sociologique. Son refus de participer à L'Ultime était motivé notamment par le refus de « collusion » avec les formes et les structures établies.
  6. Sur les 22 arches périphériques de la nef, 13 contenaient des peintures et 2 un panneau noir ; ainsi, 6 arches étaient ouvertes pour le public, et 1 une semi-ouverte (derrière les deux toiles disposées au sol, Deux Hommes Les Bras Tendus l'un vers l'autre). Sur les 7 arches de l'axe central au milieu de la nef, deux au centre étaient laissées libres, et dans les 5 autres étaient suspendues les toiles Les Répétitions.
  7. Plusieurs séries de peintures répétées et copiées furent réalisées entre 1983 et 1984. Ces peintures étaient soient des toiles séparées et mises en série, soient exécutées sur la même toile (toile « commune » exécutée à plusieurs). Les séries et les doubles étaient toujours montrées ensemble lors des expositions : Trois Hommes (1983), Hommes aux Bâtons (1983), Rythmn of the Heat (1983), L'Esquisse [Dessine-moi, Dessine-moi, Dessine-moi] (1983), Les Répétitions [Hommes avec lances pointées vers le haut] (1984), et le diptyque Deux Hommes Les Bras Tendus l'un vers l'autre (1984) [Collection Weisman, Californie]. Les exécutants ont été : Jérôme Joy (sur toutes les toiles citées), Patrick Ferri, et occasionnellement Marie-Françoise Poutays.
  8. Par exemple pour Rien n'est jamais tout à fait achevé – à Bordeaux le lundi 31 janvier 1983 à 18h, durée de l'intervention (action / performance) : 35 mn, durée de l'exposition : 1h ; à Toulouse à la Galerie Axe Art Actuel le 11 février 1983, durée de l'intervention : 35mn, durée de l'exposition : jusqu'au 28 février ; à Nantes au Melody Maker le 15 février 1983, durée de l'intervention : 35 mn, pas d'exposition. Pour L'Ultime – durée de l'action : 38mn, durée de l'exposition : 3h.
  9. La dimension des peintures réalisées pour être disposées dans les arches autour de la nef était de 4m par 4m (13 peintures), et celles disposées sur l'axe central de 3m50 par 5m (5 peintures). Les deux peintures disposées au sol et maintenues par quatre grandes lances noires (Deux Hommes Les Bras Tendus l'un vers l'autre) avaient une dimension de 2m50 par 3m.
  10. Avec l'aide de Jean-Marie Périer de l'équipe technique du Capc.
  11. Que nous retrouvons dans les peintures de L'Ultime « habitées » par les figurations animales (les dauphins, le cheval, le taureau, etc.) comme si, dans cette exposition, nous étions « observés » par les animaux et non l'inverse. De même il pourrait s'agir de moments où nous voyons les animaux s'affoler avant un événement qui sourd hors de notre perception humaine, soudainement trop limitée : les chiens se mettent à aboyer, les cerfs à courir, les oiseaux se taisent, les chevaux trépignent, les taureaux s'agitent, etc. avant un silence et une obscurité qui d'un coup envahissent tout.
  12. Ce qui persistera dans les projets suivants et au-delà de la période de travail en commun (par exemple : April in Kilcrohane (Jérôme Joy en collaboration avec François Magal, 1997), jusqu'aux Musiques Populaires Re-composées (Jérôme Joy, 2011).
  13. Le 10 mai 1983.
  14. Les 26, 27 et 28 octobre 1983.
  15. Le 25 mars 1982.
  16. Le 17 octobre 1983, à la Patinoire Mériadeck de Bordeaux ; puis plus tard le 2 juin 1987.
  17. Outre nos rencontres à Bordeaux, et notamment avec l'aide précieuse qu'apporta Christian pour capter le public du Capc pour la contre-performance Rien n'est jamais tout à fait achevé en janvier 1983, il y eut quelques visites et discussions chez lui et Annette Messager à Malakoff (Annette a été dans la même galerie que David, la galerie Gillespie-Laage-Salomon). David avait suivi les enseignements de Christian Boltanski et d'Annette Messager aux Beaux-Arts de Bordeaux de 1979 à 1983.
  18. Le 17 octobre 1983.
  19. Et malgré qu'aucune réalisation commune n'ait abouti avec ces artistes, exceptées des collaborations ponctuelles : Peter Gabriel à Nox – Birds' Conference (David Ryan, 1986), Kenneth White à Langue de Pierre (Ryan & Joy, 1985) et à À la Façon d'Une Île (Jérôme Joy, 1986-1987). La correspondance entre Hamish Fulton et Jérôme Joy s'est poursuivie jusqu'en 1993.
  20. La Distinction et L'Amour de l'Art de Pierre Bourdieu, et les cours suivis par Patrick Ferri à l'IEP (Institut d'Études Politiques de Bordeaux), qu'il nous faisait partager, dont notamment ceux concernant certains articles de Pierre Bourdieu : Champ Intellectuel et Projet Créateur (nov. 1966), et Champ du Pouvoir, Champ Intellectuel et Habitus de Classe (1971).
  21. Un clin d'œil à Dennis Oppenheim : « Pourquoi ne pas inverser le procédé et permettre à la pensée de s'insérer après que la forme ait été mise en place ? » (In Dennis Oppenheim, catalogue ARC Paris, Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, 15 décembre / 20 janvier 1980, p. 2).
  22. Dans ce sens, l'actualité rattrape ce que nous avions prévu : l'inventaire et le récolement de la collection reposent cette question des statuts des réalisations, notamment de ce qui a été produit avec L'Ultime. Les peintures pourraient être de l'ordre de « projections » et la musique, d'une « bande-son », tout en restant à part entière des œuvres, ce que nous défendons ; les éléments documentaires (photographies, vidéo, etc.) correspondant à des instantanés du moment « ultime ». L'Ultime concerne la réalisation dans son ensemble, l'articulation de toutes les parties, peintures, musique, performances, scénographie, chansons, et reste impossible à démembrer ou à considérer partie par partie, et, ainsi, à être reproduit à l'identique.
  23. Il faut rappeler que David avait refusé en 1981 l'invitation de Jean-Louis Froment de participer à la Biennale de Venise. Toutefois, au sujet de connivences possibles avec d'autres artistes, outre ceux déjà cités, Boltanski, Oppenheim, Masson et ceux actifs dans d'autres domaines, le travail proche d'une urbanité primitive, simple et archaïque d'A.R. Penck nous était très familier.
  24. « Nous exigeons la non-exposition des toiles nommées ci-dessus [dont Un Dauphin Tête en Haut et les deux toiles Les Hommes les Bras Tendus l'un vers l'autre, réalisées pour L'Ultime] lors de foires internationales, d'expositions collectives et de toute autre manifestation publique ou dite publique, par la Galerie Gillespie-Laage-Salomon. » Cette citation est extraite de l'article (a) de la lettre envoyée à la Galerie Gillespie-Laage-Salomon, datée du 28 décembre 1983 au sujet de clauses de la donation d'une partie des œuvres réalisées au Capc et d'un tryptique réalisé en 1983 (toutes les autres œuvres ont été léguées au Capc). Cette lettre contenant six clauses sera signée par la Galerie le 11 janvier 1984 avec notamment une mention en réserve relative à l'article (a) : « après consultation des artistes Ryan et Joy ».
  25. Lettre de Jérôme Joy à la Galerie Gillespie-Laage-Salomon, datée du 30 novembre 1983.
  26. L'ensemble des peintures de L'Ultime ont sans doute été le dernier legs fait au Capc avant sa transformation en musée d'art contemporain. À la date du mois de mai 1984, la collection du Capc contenait cent-vingt œuvres au total.
  27. Exceptés les conducteurs techniques de la performance utilisés par la régie pour les éclairages et la diffusion sonore, ainsi que les plans relatifs aux positions des peintures dans la nef, et aux trajets « chorégraphiés » des deux performeurs, qui ont été déposés au Capc. De plus, dans un courrier relatif à l'inventaire de la collection du Capc, il est noté que la « bande magnétique de 20mn a été détruite quelques mois après la performance ». De même dans la rubrique des oppositions et des résistances, nous avions refusé que le maire de l'époque, Jacques Chaban-Delmas, soit présent à l'inauguration (qui était aussi bien évidemment le début de l'action / exposition et la soirée elle-même qui durait donc trois heures) ; sans doute a-t-il assisté à la soirée du haut des galeries supérieures ? En tout cas, de notre part, il s'agissait d'un moment de lèse-majesté.
  28. Au sujet de la partie sonore de Rien n'est jamais tout à fait achevé, il s'agissait d'une musique pour bande magnétique et guitare basse électrique à fort volume (1983). La bande magnétique était la manipulation d'un court extrait (sample) d'un rythme de percussions mis en boucle (avec toutes les imperfections de montage des enregistrements successifs « faits à la main » sur un magnétophone à cassettes), tiré de l'introduction de The Intruder de Peter Gabriel, et diffusé à une intensité sonore très élevée. La guitare basse électrique, de son côté, était jouée live de manière très saturée (sans utiliser d'effets) et à très fort volume durant 30 minutes, en open tuning et en utilisant certaines harmoniques résultantes et d'autres jouées, en battant « sauvagement » l'ensemble des cordes avec un plectre scotché sur trois doigts de la main droite. Jouer et écouter cette œuvre étaient très éprouvant car l'ensemble provoquait un bloc de saturation sonore très noise et pratiquement hallucinatoire sur sa durée, rempli d'accidents et de déflagrations qu'il était difficile de contrôler, et créait une immersion totale dont la sortie n'était pas exempte d'acouphènes et de « mirages » sonores. Durant ces trente minutes, David exécutait en direct une peinture (de mémoire) et une série de diapositives montrant des instantanés photographiques de la même peinture en train de se faire, par étapes et donc réalisée préalablement à l'atelier, était projetée sur le dos de Jérôme jouant donc dos au public. La conséquence du dispositif de Rien n'est jamais tout à fait achevé était de laisser des rémanences fortes d'un moment non reproductible et « injoignable » (par le recul provoqué par la puissance de la performance) dans lequel le public devait pourtant s'immerger pour en percevoir tous les détails. Cf. infra 46.-même qui durait donc trois heures) ; sans doute a-t-il assisté à la soirée du haut des galeries supérieures ? En tout cas, de notre part, il s'agissait d'un moment de lèse-majesté.
  29. Manipulations à l'aide d'un pick-up de sampling d'extraits d'un vinyle de Petrouchka d'Igor Stravinsky, enregistrées et « montées » directement à la volée sur une platine cassette.
  30. Cf. supra 28 et infra 46.
  31. L'utilisation de l'aléatoire avait débuté avec Rien n'est jamais tout-à-fait achevé en 1983 par l'utilisation de la superposition de la diffusion d'une bande magnétique et du jeu en direct et improvisé sur une guitare basse électrique. Dans la série des Avant-Monde (1984-1985) ainsi que dans Langue de Pierre (1985), les bandes-son réalisées utilisaient des dispositifs simultanés de lectures (sur des lecteurs de cassettes), parfois disposés dans des espaces différenciés et concomitants, en laissant les diffusions sonores se mêler et créer des reliefs et des superpositions fortuites. Ce mode de composition avec l'aléatoire a été quasi permanent dans notre travail comme un procédé pour faire surgir de l'inattendu. La série des douze phonographies intitulée Occupations (1986) de Jérôme Joy utilise ce procédé d'interactions entre les diffusions des bandes magnétiques que l'on peut combiner au gré entre elles, et entre les ambiances sonores existantes des espaces dans lesquels ces diffusions sont prévues.
  32. « Les anciens Irlandais utilisaient […], pour leurs cérémonies religieuses, une sorte de cor qu'ils suspendaient aux arbres sacrés, et connaissaient plusieurs trompettes, le Stuic, à large embouchure, pour convoquer les assemblées et proclamer les phases de la lune, le Corna, trompe de chasse ou de bataille, le Dudag, clairon aigu, le Gall-Trompa, probablement d'origine anglaise, et le Blasog, conque marine d'origine écossaise. » (extrait article du Dictionnaire Larousse).
  33. En référence notamment à Games Without Frontiers de Peter Gabriel. La première partie (A) de la musique de L'Ultime est basée sur une mélodie sifflée.
  34. Quelques exemples dans les répertoires irlandais et écossais : Tighearna Mhaigh Eó, Sliabh na mBan, Cois Abhann na Séad, Forres Cradle Song, Niel Gow's Lament for the Death of his Second Wife, Roslin Castle, The Rowan Tree, etc. Nous pouvons retrouver ceux-ci et bien d'autres airs sur les premiers disques du groupe irlandais The Chieftains.
  35. Notamment les procédés et processes utilisés par Steve Reich et la musique de Philip Glass (plus précisément la section B de The CIVIL warS de Bob Wilson, et Einstein on the Beach).
  36. Give Me Your Hand et The Sun is Burning des Wolfe Tones (présentes sur le disque Rifles of the I.R.A.).
  37. Plusieurs sources peuvent être notées à propos de L'Ultime : la partie 2/2 de Music for Airports de Brian Eno, The Sinking of the Titanic de Gavin Bryars, etc.
  38. Les musiques du groupe de Birmingham Eyeless in Gaza et celles de Joy Division, de Durutti Column et de Tuxedomoon.
  39. Test Dept, Einstürzende Neubauten, Throbbing Gristle, Glenn Branca, Rhys Chatham, etc. et aussi Anne Gillis. Et, de manière un peu plus éloignée, The Residents.
  40. Dans la suite d'épisodes de L'Avant-Monde. Nous utilisions aussi cette pratique de sampling pour les séquences de sons « naturels », à partir de lectures de vinyles destinés aux bruitages et à la conception d'ambiances pour les films (« Oiseaux en forêt », « Oiseaux des champs et des jardins, bois et étangs », « Mer / Pluie / Vent / Tempête /Orage », etc.). Cf. supra 28 et 29.
  41. À la croisée de Cartridge Music de John Cage et des expérimentations live de musique électronique, de la musique improvisée et des extrêmes de la musique noise et industrielle de l'époque, ainsi que de la drone music de La Monte Young (Poem for Chairs, Tables and Benches, etc.), Un Essai d'Occupation (Jérôme Joy, 1983) a été réalisé à partir d'enregistrements et de prises de sons, effectués et « performés » dans un espace en utilisant le mobilier existant, avec des microphones préparés et des pédales d'effets utilisées en direct ou lors du mixage. Les effets étaient la plupart du temps connectés en boucle ou bouclés en chaîne, et réagissaient à l'entrée audio (audio input) de l'un d'entre eux sur lequel étai(en)t pluggé(s) les micros et les cellules microphoniques.
  42. Micro-Phones (Jérôme Joy, 1984, révisé en 1989) utilise comme unique matériau des feedbacks de microphones.
  43. Avant-Monde / Oiseauxmontage (1984), Les Quatre Chemins / Variations Avant-Monde (1985), Langue de Pierre / Vents, Eaux, Orages (1985), Occupations – Phonographies (1) (1986), Phonographies (2) (1989), Phonographies (3) (1993), puis les œuvres plus récentes : Chip – Phonographie (5) (2004), Ready-Mixed Feature – Phonographie (4) (2005), Sobralasolas ! ep.1 (2007-2009), etc.
  44. À l'ESA, 14 rue Tourat, avec l'ingénieur du son Alain Cassagnau.
  45. Réalisés à l'aide de bombes de peinture jaune et noire.
  46. À la suite de ce que nous avions conçu avec l'action Rien n'est jamais tout à fait achevé. Cf. supra 28. Coïncidence ou convergence ? Dans un article publié ultérieurement à notre performance dans le numéro de juillet-août 1985 de la revue Beaux-Arts, André Masson répondait ainsi à une question posée au sujet d'une de ses œuvres intitulée « Il n'y a pas de monde achevé » : « Il n'y a pas de monde inachevé, c'est une idée métaphysique. C'est-à-dire que je crois toujours à l'inachèvement. Dans tous les domaines, d'ailleurs. Rien n'est jamais achevé. Jamais. »
  47. En référence à Matisse dessinant à la fin de sa vie, depuis son lit ou assis, à l'aide d'un bâton, ou baguette, en bambou au bout duquel était fixé un fusain.
  48. Cf. supra 44.
  49. Il s'agit d'une référence directe à la prestation scénique de Peter Gabriel pour sa chanson Lay Your Hands on Me, durant laquelle il effectuait un saut de l'ange en se laissant tomber en arrière dans le public qui ainsi le portait, le faisait dériver sur le flot des mains tendues, et le ramenait sur scène à la fin de la chanson.
  50. Les positions en attente des portions de public dans chaque arche ouverte autour de la nef pourrait ramener à une autre image : celle de la foule circonspecte et ahurie autour du professeur Claude Lacombe dans Rencontres du Troisième Type de Steven Spielberg au moment de l'arrivée du navire extra-terrestre sur le tarmac.
  51. En septembre 1985 pour la Préfiguration du Musée des Jacobins et pour le Festival International de Piano, Piano aux Jacobins.
  52. Nous pourrions ouvrir ici une référence à Georges Bataille à propos de l'émotion initiale et de la genèse des œuvres.
  53. Comme ceux que nous pouvons relever chez André Masson, Jackson Pollock, ou encore Robert Smithson.
  54. « Je sollicite l'être intérieur, non pas le masque de l'être qui se préserve. Il faut découvrir la maturité qui sommeille dans l'insconscient individuel avant d'aller au-delà de cette frontière. » (Notes de David, non datées)
  55. Pour la musique : La Promenade (Partie B), Le Précipice (Parties C et E), L'Initiation (Partie D), La Leçon Humaine (Partie F). Pour les chansons : Le Bâton dans les Mains (Song 1), Tu ne Crois Pas dans la Nuit (Le Héron Gris) (Song 2), Il n'y a pas de Nuages Mystérieux (Song 4), Avant-Monde (Song 5), Dans tes Mains (Song 7). Pour les peintures : Homme Recroquevillé les Jambes Pliées et les Bras Tendus vers la Droite, Homme Sautant une Barre, Homme avec Lance Plantée dans le Sol, Homme Tombant la Tête en Bas, Femme Serrant Homme au Niveau des Épaules, Dauphins (tête en bas, tête en haut), Taureau, Hommes avec Lances Pointées vers le Haut, Sur les côtés Hommes Lançant Bâtons et au centre Homme Bras Orienté vers le Haut, Homme Cravachant une Tête de Cheval, Femme Entourée de Dauphins, Femme Dédoublée Têtes en Bas, Deux Hommes les Bras Tendus l'Un vers l'Autre.
  56. « (1) Méthode de travail : application des données insconscientes de l'être humain (le Primitif). (2) Implication des incarnés et des non-incarnés qui régissent les compositions. […] (4) Les clés ou les quotidiens visuels qui déterminent l'attention du « public » dans la compréhension du primitif. [...] » (Notes de David, non datées)
  57. Même si une des imperfections de ce travail a été d'osciller entre des références somme toute théologiques et ces formes, à la fois fortes et faibles, du tragique. Parfois le manque de recul nous a fait abonder dans le premier sens, tragiquement. Nous étions sans doute moins hégéliens que nietzschéens. Nous aurions sans doute dû plus creuser du côté de Georges Bataille. Cf. infra 59.
  58. Cf. supra 27.
  59. Il s'agissait sans doute de s'occuper « autrement » de ce qui était de l'ordre des psychologies et des fantasmagories, et d'être moins « bavard ». Dans les actions, le corps et la pensée ne pourraient faire qu'un, et se trouveraient, à la fois, comme dans une marche dans la nuit, à la merci des météores et des efforts, attentifs aux moindres variations des alentours sous le bruit incessant des pas, et, en même temps, déterminés à suivre en lignes droites des buts inavoués et répétés.
  60. Cet engagement a pu nous aveugler en partie dans certains de nos travaux et générer des « erreurs » et des imperfections – créant des écarts par rapport à ce qui se passait « réellement » et artistiquement – que nous reconnaissons aujourd'hui et qui peuvent questionner, comme, par exemple, des excès de maniérisme et d'utilisation de certains symboles possédant de fortes connotations (certains rapports aux traditions du christianisme par exemple, ou, en tout cas, à une récurrence prononcée d'indices de « rituels » que pouvaient représenter nos actions et qui perturbaient sans doute l'actualité (fondamentale) de celles-ci) ; mais en fin de compte, ces excès auraient pu aussi toucher d'autres registres et d'autres séries d'images et d'icônes, comme ceux relatifs à un militantisme plus ou moins exacerbé (les références à l'Irlande en sont un autre exemple) et plus ou moins directement politique (les ancrages marxistes). Notre maniement des croisements et des « mixages » était certainement pas assez aiguisé et habile (même s'il était très présent, par exemple, dans l'utilisation des musiques et de références continuelles aux différentes traditions musicales, européennes et extra-européennes, tout autant que dans les références d'images, etc.) et ces approximations relevaient de ce que nous pouvons considérer comme des « erreurs de jeunesse » et naïves au sein d'un travail qui n'en était qu'à son début, que cela soit pour l'un ou l'autre d'entre nous. Cf. supra 56.
  61. Langue de Pierre – Vents, Eaux, Orages (1985), et dans les phonographies réalisées ultérieurement.
  62. Ceci définit aussi le cinéma, de notre point de vue.
  63. Rétrospectivement, nous pourrions relier ceci avec certaines scènes cinématographiques du Macbeth d'Orson Welles et de Stalker d'Andreï Tarkovski.
  64. Sans mesure et sans doute démesurée (voire illimitée) où tout est possible.
  65. Les dimensions de la nef du Capc sont environ de 22m en largeur et de 40m en longueur, sans compter les circulations des galeries inférieures. La plus grande diagonale et la distance de vue la plus longue est donc d'à peu près 50m.
  66. Imaginé comme quasi-impénétrable, et potentiellement mobile comme la forêt de Birnam dans Macbeth de Shakespeare.
  67. Cf. supra 62.
  68. Sidérés et hébétés, comme, potentiellement, avant un naufrage, une déflagration ou une avalanche.







   
   
   
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