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QUESTIONS D'ARCHIVES
– FLUX ET CIRCUITS –

(Jérôme Joy)
Étudiant Ph.D. En art audio et musique expérimentale, Université Laval Québec (CAN)
Locus Sonus – audio in art, groupe de recherche, http://locusonus.org/
Professeur à l'École Nationale Supérieure d'Art de Bourges, France
joy(at)thing.net, support(at)locusonus.org






2012
In « L'Auto-Archivage Immédiat comme Œuvre », sous la direction de Julie Morel, ESA Lorient, École Européenne d'Art de Bretagne, Revue Pratiques, École Supérieure d'Art de Rennes, FRAC Bretagne, Université Rennes 2 — Revue Pratiques, Rennes, 2013 (en cours de publication / to be published).


Article (proof) (FR)





« Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d'art ? » (Michel Foucault. À Propos de la Généalogie de l'Éthique : Aperçu du travail en cours. In Dits et Écrits II 1976-1988, n° 326. (p. 1211). Paris : Quarto Gallimard, 1994/2001)



1. — Entrepôts et dépôts : archives et enregistrements vs flux(Edit)

Engager une réflexion sur la question de l'auto-archivage immédiat demande au premier abord de clarifier les définitions qui s'y logent et de discerner de quoi nous parlons, et ensuite d'ouvrir les problèmes et les potentiels qui alimentent cette question et qui peuvent devenir ou générer des processus d'une œuvre.

Comme cela est proposé, le Web 2.0 (des blogs et des environnements interactifs de contribution) semble être le champ d'observation le plus propice : il est principalement modélisé sur les supports de l'écrit (journal, page d'un livre, index, robot de recherche, etc.) au travers d'interfaces qui favorisent la co-énonciation et la contribution. Toutefois d'autres structures de contribution dynamique interfacées graphiquement (cartes ou maps, chronologies ou timelines, lecteurs de flux ou streamings, tablettes électroniques mobiles temps réel ou realtime mobile web, etc.) proposent aussi des expériences spécifiques de contenus co-énoncés. À tout moment disponible et de nature de plus en plus gigantesque, l'ensemble se trouve relayé, « conservé » et stocké instantanément sur les mémoires des machines en réseau (serveurs). Espace documentaire ou espace-mémoire ?

Dans un premier temps, c'est la nature même de l'objet d'étude qui est intrigante : parle-t-on, à propos d'archivage automatique, des techniques ou des procédures ? C'est-à-dire s'agit-il de s'appuyer sur les fonctions applicatives intégrées et disponibles dans les environnements informatiques en réseau dit Web 2.0 en les amenant à une saturation ou en les détournant, voire même à les étudier sociologiquement (ce qui n'est pas le lieu ici), ou alors s'agit-il aussi de relever les déplacements de la potentialité de ces techniques, de manière plus large, informatiques et télématiques, dans les modifications de nos écritures et de nos perceptions jusqu'à celles de nos manières de construire et de faire fonctionner des œuvres ? Il peut s'agir de tout cela à la fois.

En effet, les structures techniques toujours en évolution des réseaux électroniques, intègrent et se basent sur l'enregistrement et la conservation systématiques des échanges, des écritures et des dépôts des internautes. C'est ainsi que le Web 2.0 basé sur l'échange et l'interaction entre les internautes (réseaux sociaux), et animé par les participations de ceux-ci, rassemble à la fois les entrepôts d'informations (le Web 1.0) et des multiplicités de bassins mouvants et dynamiques d'empreintes déposées ou témoignant d'un passage et d'une attention particulière. En se rapprochant de la chronicité du quotidien (devenant ainsi aussi électronique), la forme générique du blog (et de ses variantes : podcasting, photoblog, audioblog, vidéoblog, mobiblog, facebook, twitter, etc.) affiche au fil du temps les notes et articles mis en forme dans un squelette (template) de journal de bord (ou cybercarnet) qui sont archivés et enregistrés automatiquement. Généralement cette structure est outillée en supplément d'un moteur de recherche et permet la gestion des commentaires et annotations associés à chaque article et que peuvent laisser les lecteurs et les co-listiers (ou co-participants à une discussion collective ou à l'élaboration d'un sujet). Cette opération d'archivage ou de stockage automatique est devenue une fonction d'enregistrement de l'historique de ce qui se passe chronologiquement, et est propre à ces environnements télématiques tout autant que, comme le remarque Maurizio Ferraris, de tout système numérique :

« Toute donnée qui transite par voie numérique est aussi d'abord et avant tout une donnée enregistrable et le plus souvent, voire de plus en plus fréquemment, une donnée qui est effectivement enregistrée et conservée. » (Maurizio Ferraris. T'es où ? Ontologie du Téléphone Mobile. Paris : Albin Michel, 2006. Cité par Madeleine Pastinelli. La mémoire et l’oubli dans l’univers de l’archive totale. EspacesTemps.net, Textuel, 19.02.2009)

Cette production constante d'enregistrements et d'auto-archivages immédiats, frappe justement par son automaticité et son instantanéité qui apportent un caractère d'accélération, d'irréversibilité et d'irrémédiabilité, dans le sens où semblent être supprimées les dimensions spatiales et temporelles d'un geste et de ses impacts : l'empreinte est isolée et permanente (atopique, sans lieu). Toutefois, dans certains cas, ces principes sont complétés par les possibilités de correction, de biffage, d'amendement et d'indexation d'un document, renforçant la collaboration à une élaboration collective (comme dans le cas des wikis et des CVS par exemple) et le développement des folksonomies (Thomas Vander Wal, 2004) en tant que pratiques d'indexation des documents sur Internet par les intervenants eux-mêmes (tag clouds).

Ces procédés techniques soulèvent plusieurs interrogations liées aux effets de l'immédiateté (implacable), aux rapports entre temps réel et temps différé (qui à notre sens ne sont pas évacués pour autant, si on se réfère aux temps séparés de celui de l'écriture et de ceux de la lecture, de la réception, de la réaction, de la reprise et de la participation, ce qui indique que nous sommes dans des pratiques réflexives et intentionnelles), et finalement, aux rapports de la mémoire vis-à-vis de l'archive et de l'enregistrement systématisés. À ce sujet, il faut relever aussi les différences entre :

  • la mémoire individuelle, et la gestion idiomatique que chacun peut faire de ces fonctions d'enregistrement, de sauvegarde et d'archivage dans son propre environnement mais aussi dans ses relations avec ceux en réseau,
  • la mémoire commune, qui, d'une part, ramène à la conception de l'archive classique, liée aux temps repérés de l'archivage : collectage, récupération, sélection, validation, conservation, pérennité, mise à disposition (ou destruction), et, d'autre part, dessine un commun expérimenté et pratiqué ensemble, selon des agréments et consentements qui, malgré tout, sont modulés, modérés et régulés,
  • la mémoire généralisée, ramenant, de son côté, à l'archive totale, l'omniscience et la mémoire industrialisée (relevée par Bernard Stiegler).



« L’archive a lieu au lieu de défaillance originaire et structurelle de ladite mémoire. » (Jacques Derrida. Mal d’Archive. (p. 26). Paris : Galilée, coll. «Incises », 1995)

L'imaginaire et les utopies liés à ces pratiques et ces techniques décrites plus haut sont la plupart du temps rejoints par les réalisations issues de l'industrie ou de l'invention prospective. En voici quelques exemples parmi tant d'autres :




  • Le Mundaneum de Paul Otlet (1895)

« […] Téléscription. - Comme application particulière de la télémécanique, réaliser la possibilité : a) d’écrire facilement à distance ; b) d’ajouter à distance des inscriptions à des textes existants; c) d’opérer ces inscriptions sans déplacer les textes des livres ou des classeurs. […] Ici la table de travail n’est plus chargée d’aucun livre. À leur place se dresse un écran et à portée un téléphone. [...] Le lieu d’emmagasinement et de classement devient aussi un lieu de distribution, à distance avec ou sans fil, télévision ou télétaugraphie. De là on fait apparaître sur l’écran la page à lire pour connaître la réponse aux questions posés par téléphone, avec ou sans fil. Un écran serait double, quadruple ou décuple s’il s’agissait de multiplier les textes et les documents à confronter simultanément […]. » (Paul Otlet. Traité de Documentation : le Livre sur le Livre : Théorie et Pratique. Bruxelles : Editiones Mundaneum, 1934) http://www.mundaneum.be/ http://archives.mundaneum.org/

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Credits : Documentation Paul Otlet
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Credits : Documentation Paul Otlet
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Credits : Marc Wathieu
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La salle télégraphique dans le Mundaneum à
Bruxelles et ses appareils électromécaniques.

Credits : Documentation Paul Otlet
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Organisation d'un tiroir bibliographique universel, 1905.
Credits : Documentation Paul Otlet
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Credits : Documentation Paul Otlet
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Le siège du Mundaneum est situé à Mons en Belgique.
Le centre compte plus de 18 millions de fiches bibliographiques.
Google et le Mundaneum ont signé un partenariat en mars 2012
visant à promouvoir les pionniers belges du Mundaneum,
précurseurs en quelque sorte des moteurs de recherche en ligne.
[1]
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Quelques tiroirs à fiches du Répertoire Bibliographique
Universel de Paul Otlet, aujourd'hui au Mundaneum à Mons.




  • L'Internet Archive — www.archive.org

Les serveurs de l'Internet Archive, organisation située en Californie et qui se consacre à l'archivage du Web depuis 1996, enregistrant de manière régulière et incrémentale les versions des sites web à l'aide de robots automatisés qui collectent, aspirent et indexent. Sur le site de l'Internet Archive, la Wayback Machine (machine à remonter le temps) permet d'accéder à l'historique des versions des « clichés » des documents et sites enregistrés dans la « bibliothèque » accessible à tous. Seul le Web dit « visible » est archivé. Les auteurs peuvent demander à retirer de l'archive les contenus qui sont reproduits selon les règles amiables gérant les droits d'auteur. Une copie des archives est conservée en « miroir » à la Bibliotheca Alexandrina en Égypte. http://www.archive.org/ http://www.bibalex.org/

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Internet Archive, San Francisco, 2000.
Crédits photographiques : Katja Dell pour betacity.de
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L'Internet Archive à la Bibliotheca Alexandrina en Égypte.
Crédits photographiques : John Kannenberg
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L'Internet Archive à la Bibliotheca Alexandrina en Égypte.
Crédits photographiques : John Kannenberg
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L'Internet Archive à la Bibliotheca Alexandrina en Égypte.
Crédits photographiques : John Kannenberg




  • Microsoft SenseCam

Microsoft a récemment créé en 2009 un appareil photo qui se porte en pendentif nommé SenseCam. SenseCam prend automatiquement des photos toutes les 30 secondes et chaque fois qu’il se passe un événement faisant réagir soit l’accéléromètre, soit le capteur de luminosité. SenseCam possède également des capteurs infrarouges et sonores qui détectent la présence d’autres personnes qu’il s’empressera de prendre en photo avec son capteur grand angle (qui voit sur 130°). Chaque photo est également géolocalisée grâce à au GPS que SenseCam contient. (Cité de http://www.et-demain.com/) http://research.microsoft.com/en-us/um/cambridge/projects/sensecam/

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  • Lookcie

Looxcie (2010) enregistre en continu votre vie telle que vous la vivez. Quand survient quelque chose de mémorable, appuyez un instant sur le bouton clip pour obtenir une vidéo des dernières 30 secondes. Faites un appui long et votre vidéo sera immédiatement postée sur votre réseau social. Vous venez de partager, très simplement, ce qui vient de se passer, sans rien rater de l'action en cours. http://www.lookcie.com/

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FOCUS

Le Réseau Universel vu et envisagé dès 1934 par Paul Otlet dans le projet du Mundaneum (réalisé en collaboration avec Henri La Fontaine), anticipant l'Internet d'aujourd'hui : « 1) un Réseau Universel d’Information et de Documentation, mettant en rapport coopératif tous les organismes particuliers de documentation, tant publics que privés, à la fois pour la production et l'utilisation. Le Réseau, de quelque manière que ce soit, doit relier les uns aux autres les centres producteurs, distributeurs, utilisateur, de toute spécialisation et de tout lieu. » (Paul Otlet. Traité de Documentation : le Livre sur le Livre : Théorie et Pratique. (p. 415). Bruxelles : Editiones Mundaneum, 1934)
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« Ce qui me frappe le plus dans la mémoire, ce n’est pas qu’elle redit le passé — c’est qu’elle alimente le présent. » (Paul Valéry. Cahiers I. (p. 1221). Bibliothèque de la Pléiade. Paris : Gallimard)



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Vannevar Bush. As We May Think, In The Atlantic Monthly, July, 1945, Volume 176, No. 1. (p. 123).
La comparaison entre archivage et auto-archivage soulève plusieurs problèmes : l'archivage, dans son sens traditionnel, n'est pas et ne peut pas être une opération automatique immédiate. Archiver demande toute une séquence parfois très longue dans laquelle se succèdent les opérations citées plus haut et qui ont recours à plusieurs compétences humaines. Rendre automatique (tout enregistrer, tout conserver) mettrait sans doute en péril notre condition vitale, comme Irénée Funes, devenu incapable d'oublier à cause de sa mémoire absolue, dans la nouvelle de José Luis Borges (Funes ou la Mémoire, 1942) ; notre cerveau fait d'ailleurs l'inverse : il sélectionne.
Pourtant, nos environnements numériques nous permettent de continuellement archiver, stocker et sauvegarder, et cela, en effet, de manière automatisée et programmée : que cela soit par défaut, ou stratégiquement en configurant son logiciel de manière à systématiquement tout enregistrer avec l'assurance d'être en mesure de pouvoir consulter à tout moment la sauvegarde réalisée. Dans l'usage traditionnel, il s'agit surtout de documenter un présent et une action pour constituer plus tard une archive. Revenir sur le document stocké et issu de l'enregistrement (log) en tant que tel repose rarement sur la vérification par l'auteur lui-même de ce qui s'est passé et arrivé (à moins d'avoir un but : déceler, surveiller, inspecter, modéliser, analyser, etc.). D'ailleurs, le retour au document enregistré et dans lequel intervenir n'est plus possible (comme dans le cas des commentaires de blogs et les échanges IRC et tweets) ressemble à devenir en quelque sorte « spectateur de soi-même » (selon Madeleine Pastinelli, Op.Cit.). Ce qui désigne une inclinaison et une difficulté qui freinent parfois la constitution d'une archive. Enregistrer son présent ou le présent et l'instant d'une action ne nous promet pas de nous en « dégager ».

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Paul Otlet. Encyclopedia Universalis Mundaneum, document EUM 3-14 (n° 3831). ca. 1934, © Mons Mundaneum.
Nous gardons en mémoire, sur des supports de mémoire, des informations de différentes natures. Nous pouvons y revenir comme bon nous semble, même si nous n'en avons pas la mémoire, ou si nous ne les avons pas mémorisés, puisque nous utilisons des prolongements techniques de nos mémoires humaines et de nos dépôts documentaires (bibliothèques). Ces capacités de mémoires techniques dépassent notre capacité humaine à mémoriser : en quelque sorte elles sont des aide-mémoires, et aussi des aides à réparer la déficience de nos mémoires. Les accès dynamiques en réseau nous permettent à tout moment de suivre ce qui s'inscrit continuellement et instantanément (et donc est stocké et sauvegardé) et d'y réagir. La variété médiatique (textes, images, sons, de différentes natures et de différents statuts) est une caractéristique unique de notre époque ; il semble que jamais auparavant une telle variété n'ait été atteinte. Nous sommes reliés à des fils en fin de compte perceptifs et à la fois informationnels : notre perception du monde, des actions de ce monde, et des actions de nos partenaires, en est durablement modifiée. La nature duelle de ces relations est liée, d'un côté, aux flux (dynamiques) et aux stocks (figés) d'enregistrement de ces flux, et, d'un autre, à l'aspect sensible de la perception de ces flux et stocks (le Web 2.0 étant le nouvel agencement des deux).

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Paul Otlet. Traité de Documentation : le Livre sur le Livre : Théorie et Pratique. (p. 419). Bruxelles : Editiones Mundaneum, 1934
Le risque permanent et présent est la sur-conservation (over-retention) liée aux faits que ces environnements numériques négligent de détruire (ou d'oublier) : en fait, nous négligeons de les programmer pour faire cette opération. La production continuelle d'archives et d'enregistrements est antérieure au contexte numérique et en réseau, mais aujourd'hui (et dans l'avenir) cette production se retrouve démultipliée : des supports d'enregistrements (autrefois magnétiques) aux bases de données numériques (Internet). Nous serions actuellement dans un excès de présent (nommé « présentisme » par François Hartog, Le Témoin et l’Historien, in Gradhiva, n°27, 2000, pp. 1-14) devenant paradoxalement et simultanément le passé dynamique de ce qui est en train d'advenir : il s'agirait en quelque sorte d'une « mémoire live » telle qu'elle a été décrite par Paul Virilio (Le paradoxe de la mémoire du présent à l’ère cybernétique, in Federico Casalegno (dir.), Mémoire quotidienne. Communautés et communication à l’ère des réseaux. (pp. 81-94). Québec : Presses de l’Université Laval, 2005) ; cette dernière annonçant ce que nous pourrions nommer une « archive totale » et qui, de fait, provoque une paralysie de la mémoire : l'enregistrement stocké est de l'ordre de l'exact, de l'authentique, et du verbatim, alors que la mémoire est liée à ce qui a du sens (d'un lien, de l'autre). Tout avoir à portée de main consacre en quelque sorte l'homme immobile (même si nos déplacements, virtuels et physiques, et l'accès à des systèmes portables et mobiles se sont démultipliés), après l'homme « disloqué », devenu ubiquitaire, signalé par Paul Valéry[2], et qui suit l'opposition entre l'homme mobile et l'homme enraciné.



En enregistrant tout ce qui arrive, qu'en est-il du travail de la mémoire ? Celle-ci « doit réduire le mémorisable pour qu'il puisse devenir mémorable » (Bernard Stiegler, in La Technique et le Temps, Vol. 2. (p. 140). Paris : Éd. Galilée, 1996).

L'auto-archivage par son automatisation et sa programmation demande très peu d'efforts et génère un nombre considérable de documents, qui eux-mêmes peuvent être produits dans une anticipation de leur enregistrabilité (ce qui peut constituer une stratégie dans le présent et l'action). L'industrialisation galopante de l'auto-archivage immédiat participe à l'accroissement sans fin des enregistrements et des stocks, ainsi que, en conséquence, à une économie et à un marché de bases de données informationnelles et personnelles de plus en plus importants et tyranniques, financièrement parlant.

Accéder à « l'intégrale », et la produire, ont un prix (autre que celui financier) : celui de la standardisation, de la rentabilisation, et de la surveillance (et du contrôle), ainsi que de l'irrémédiable obsolescence des techniques et supports d'enregistrement et d'archivage — l'obsession et la nécessité de transférer d'un support de mémoire à un autre — (et là, nous sommes sans doute loin de la féérie et du rêve du Palais de Xanadu décrit par le poète anglais Coleridge et de ses « agrafes, crochets et boucles et hameçons de la mémoire » (hooks-and-eyes[3]) que Ted Nelson prit en référence en 1965 lors de la création de Xanadu, un réseau universel similaire à une bibliothèque hypermédia globale basée sur les principes de l'hypertexte (http) avant le World Wide Web, pour illustrer « ce lieu merveilleux de la mémoire littéraire ou rien n'est oublié »[4] : « Plus de vingt mille hectares de fertiles terres, Furent ainsi de tours et de hauts murs enclos: Et c'étaient, irisés de sinueux ruisseaux, Des jardins où croissaient l'arbre porteur d'encens; Et c'étaient des forêts vierges de l'âge des collines, De verdure encerclant les taches de soleil. »[5]).

Une autre initiative aujourd'hui est celle de la spatialisation (voire la spatio-temporalisation[6]) des données accessibles sur les réseaux. En effet, en reliant les données à des marqueurs contextuels et relatifs à des réalités physiques (datation, localisation et origines géographiques, détails sur l'émetteur, sur le sujet, etc., mais aussi la création d'interfaces similaires à des cartographies et des historiques), il s'agit de rendre hybrides les attaches de ces données archivées en entrelaçant les dimensions communes de chronicité et de spatialité, environnementales et spécifiques à chaque milieu respectif (en ligne et dans son propre contexte ; internaute et extranaute[7]), et ainsi, de permettre de les rendre (re-)mémorables. En parallèle, l'accroissement de la mobilité connectée (pouvoir se connecter à tout moment et en tout lieu) augmente ces effets de circulation multi-dimensionnelle et de spatio-temporalisation « en direct » au sein des données. Le rapport analogique à la bibliothèque universelle tend à disparaître : nous « n'entrons plus dans une bibliothèque », nous sommes continuellement dans celle-ci (nous nous y situons et y coordonnons) et nous l'alimentons aussi en permanence (l'Internet n'étant plus déconnecté des espaces physiques et des temps de consultation).

Ces fonctionnalités de spatio-temporalisation combinées à celles des mobilités se sont multipliées ces dernières années pour donner naissance à de nombreuses interfaces interactives et géo-localisées (comme par exemple, les cartes sonores – les soundmaps) et applications de locative media (l'art des médias géo-localisés) et de cloud computing.




FOCUS

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Inukjuak SoundMap, réalisée par l'artiste Nimalan Yoganathan, en 2010, http://www.inukjuaksoundmap.com/ . Les cartes sonores apparaissent comme des archives d'écoute des environnements. Celle-ci répertorie des séquences d'enregistrements du quotidien (sons naturels et sons sociaux) du village Inukjuak sur le territoire du Nunavut.


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Net_Dérive – Participative Locative Media Work, par Atau Tanaka et Petra Gemeinbock, Paris 2006. « Net_dérive explore de nouvelles manières de faire de la musique à plusieurs en errant dans la ville, un dispositif de « musique sociale » recourant au téléphone portable, à la géolocalisation et au réseau sans fil. Les données sonores et visuelles captées sont automatiquement envoyées via le réseau sans fil sur un serveur central qui génère en temps réel une pièce audiovisuelle mouvante, en constante évolution, liée à la position et au cheminement des promeneurs. » (Marie Lechner). http://www.ataut.net/site/Net-Derive


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La Médiasphère vue par la société Brainstorm, 2007. http://www.brainstormbrand.com/. Ce diagramme comme indiqué date de 2007, il faudrait ajouter aujourd'hui les réseaux de cloud computing rendant associatifs et à tout moment et tout endroit disponibles et accessibles nos capsules de stockage.




« Aldus bibliothecam molitur, cuius non alia septa sint, quam ipsius orbis » (Alde est en train d’édifier une bibliothèque qui n’a pas d’autres limites que le globe terrestre lui-même) (Erasme. Festina lente. Adages II.1.1, 17 In « Opera Omnia », Vol. 2. (p. 103A). Ed. Jean Le Clerc, 1706 ; et aussi : In André Chevillier. L'Origine de l'Imprimerie de Paris — Dissertation Historique et Critique. (p. 126). Chez Jean de Laulne, 1694)



S'agit-il de tout archiver ? Et de tout stocker ? avec l'objectif d'un accès universel (le Web et l'Internet étant toujours perçus et imaginés comme une vaste bibliothèque universelle et une encyclopédie vivante[8] — à l'image de la bibliothèque numérique Gutenberg Project lancée en 1971 par Michael S. Hart), rejoignant, au-delà de celle la biosphère, les notions :

  • de noosphère (la sphère de la pensée humaine, selon Pierre Teilhard de Chardin, d'Édouard Le Roy et Vladimir Vernadsky[9]),
  • de logosphère (revue par Gaston Bachelard, 1951, pour désigner la sphère de la parole au temps de la généralisation de la radio)
  • jusqu'aux notions actuelles, d' infosphère (Luciano Floridi, 1999[10]),
  • de blogosphère (Brad L. Graham, 1999[11] ; William Quick, 2002[12]),
  • de médiasphère (Régis Debray, 1990), d' hypersphère ou de cybersphère (Régis Debray, 2005 ; Louise Merzeau, 1998[13]),
  • et d' audiosphère (Vincent Tiffon, 2008[14]).

Au-delà du paradigme universaliste et de celui de la grégarité (que nous observons trop souvent), l'important dans ces « écosystèmes » est de distinguer et d'examiner les pratiques particulières et singulières (diverses, expérientielles, etc.) dans leurs manières à constituer (et ainsi « mémoriser ») des pratiques ensemble.






« La démocratisation effective se mesure toujours à ce critère essentiel : la participation et l’accès à l’archive, à sa constitution et à son interprétation. » (Jacques Derrida. Mal d’Archive. Ibid., p.15)



2. — Auditoriums : flux et circuits vs stocks(Edit)

Nous avons vu jusqu'à présent comment l'archive, par l'entremise de l'auto-archivage immédiat présent dans les environnements numériques en réseau, d'une part, est un système et une procédure techniques (inhérentes aux techniques télématiques), et, d'autre part, est habitée par un horizon indépassable (tout sauvegarder et stocker tout le temps). Au-delà de la technicité d'un tel dispositif, c'est sa capacité à combiner les dimensions collectives et individuelles qui invite chacun à participer et à contribuer à l'archive. Outre l'enregistrement comme moteur de l'archive, par le biais de la réception et de la sélection automatiques d'items, c'est l'alimenter et la constituer continuellement qui en est l'objectif. Plus qu'un espace-mémoire, ou qu'un entrepôt, ou encore une bibliothèque, elle est un espace des actions, qui se retrouve structuré techniquement et socialement. C'est la structure accueillant les enregistrements qui donne la promesse de l'archive. Une question reste tout de même en suspens : qu'en est-il aussi de son autorité et de sa validation si tout est archivé automatiquement ?

D'un autre côté, la place du présent et de l'actuel (par rapport à l'histoire – le passé – et au futur – l'attente et les projections –) dans la perception du temps peut saluer une exploration de l'action, de l'agir et de l'expérience dans le déroulement des choses ; pour cela il faut suivre Paul Ricœur dans sa réflexion sur l'initiative :

« […] c'est le présent vif, actif, opérant, répliquant au présent regardé, considéré, contemplé, réfléchi. » (Paul Ricœur, L'Initiative. In « Labyrinthe : Parcours Éthiques ». (pp. 85-102). Bruxelles : Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1986)[15]

Dans le présent, l'attention est captée et est actante : il s'agit du « présent du passé, du présent du futur, du présent du présent » (Paul Ricœur, Ibid.), qui dépasse l'instant (la ligne surpasse le point). Le point correspond à l'action de déposer, d'inscrire ou d'apposer (dans un blog par exemple), et la ligne, à l'expérience de cette action dans la suite de toutes les expériences. Les deux sont, dans la pratique et dans le faire (et dans le réflexif qui les anime), reliés, nous dit Paul Ricœur, par l'initiative.

Dans un environnement en réseau tel l'Internet, les trois actions, archiver (ou stocker), capter le présent et automatiser, requièrent et sous-entendent la programmation de celles-ci. Cette programmation constitue un système technique branché sur les autres systèmes et organisations techniques et sociales conditionnant, à titre d'exemples, l'accès (interfaces, connexions), le milieu en réseau (Internet), la contribution (consentements, règles), etc. L'archivage ne peut se constituer que si le système est alimenté, donc qu'à partir du moment que l'on fournit, contribue et participe. Ainsi se constitue un « circuit », qui n'est pas isolé et se trouve associé à d'autres circuits, par des liens, des serveurs, etc., et par le contributeur lui-même (qui, simultanément ou conséquemment, active d'autres circuits et systèmes). De même que sa contribution anime le circuit par l'apport fait, celle-ci suscite la contribution et la co-énonciation d'autres (lecteurs, partenaires, etc.), qui sont en relation télématique (ordinateur, réseau) à distance, et prêts à participer à cet échange, selon l'intérêt et la pertinence de l'apport, et qui, en retour, engageront une continuité, des amendements, etc. de celui-ci. Cette continuité (du fil de la discussion par exemple) peut être séquencée sur des durées plus ou moins courtes, à partir de réponses in-time ou différées, donc étant plus ou moins discontinues, se faisant et se défaisant, et sans référence à la célérité potentielle des machines et des systèmes (seul le temps de l'action sur la machine correspond à cette vélocité virtuose de l'immédiateté). Il s'agit en quelque sorte d'un processus expérientiel, action – participation – réaction[16], que chacun se met à interpréter.

L'accélération et l'automatisme immédiat du stockage, redoutés, sont des fonctions du système mais ne sont pas les principes de la participation et de la contribution qui eux engagent une modulation et une évaluation continue de la part de l'acteur (qui est co-acteur en fait). Le temps évoqué ici n'est plus celui de la machine, mais celui de la modulation de la participation qui fait varier la temporalité d'action. C'est la place de la fuite, évoquée par Jean Cristofol[17] ; le lieu de l'interprétation, et de l'action agogique (qui fait varier les vitesses) « entre ce qui s'accumule et ce qui fuit » (Jean Cristofol).

Il s’agit, en quelque sorte, de percevoir métaphoriquement nos navigations et parcours, nos contributions et participations, ainsi que nos constructions plus ou moins expertes, comme un espace que nous modulons individuellement et ensemble : du fait de ces enregistrements réalisés par les circuits que nous traversons, nous déposons et inscrivons des traces et des contenus « en réponse à » ou « en attente de réponse de » (destinataires, destinateurs). Ces marqueurs déposés par eux s’appellent en sociologie des traces stigmergiques (du grec stigma, le signe, et ergon, le travail ou l’œuvre). Liées à un flux (celui de notre action, de notre quotidien, du fortuit qui émerge, de la proposition qui arrive, etc.), nos traces pourtant perdurent sur ces mémoires numériques, glanées et répertoriées presque instantanément par les moteurs de recherche et par les systèmes que nous utilisons.

En engageant une réflexion sur ce que sont les pratiques des réseaux ou en réseau, il s’agit de questionner nos présences, parfois multiples, multipliées, rémanentes et simultanées, dans les réseaux numériques en tant qu’actions d’écriture, de lecture, de proposition et d’écoute, bref, en tant qu’attention active, créative et critique.

En fait, nous nous adressons mutuellement des indications, des invites, des sollicitations, des appréciations que chacun nous interprétons et auxquelles nous nous adaptons et réagissons, à l’image d’un ensemble musicien qui improvise et joue ; chacun se projette dans autrui, anticipe, prévoit le dialogue, se questionne et questionne, avance des distinctions. Il faut voir les réseaux (Internet) comme un milieu collectif, associatif et coopératif entretenu par des circuits construits par ses acteurs. Il s’agit de circuler, faire circuler, mettre en circulation, mettre en relation, etc., bref, de mettre en circuit ; et non de couper, d’ interrupter, et de court-circuiter.

« [E]n tant que participation au plus haut, il faut définir le sens par un circuit : il est ce qui circule, est ce qui s’ex-prime, s’extériorise, s’exclame […]. » (Bernard Stiegler. De la misère symbolique – 2. La catastrophè du sensible. (p. 64). Paris : Éd. Galilée, 2005)

Ces traces — documents, annotations, commentaires, etc. au-delà des logs de navigation, de consultation et des données personnelles —, en effet, sont stockées par les systèmes et par les circuits (en tout cas, ceux qui sont conçus à cet effet), consultables ou convocables à souhait. Mais au-delà de ces capacités techniques de stockage (il vaudrait mieux parler d'auto-stockage immédiat ou d'enregistrement automatisé et immédiat), l'accès aux documents — à ce qui s'enregistre — consacre les pratiques de participation (feedback) contenus dans et sollicités par ces circuits qui se constituent et s'animent — correspondant, en quelque sorte, à l' affordance[18] de ceux-ci : le potentiel d'action qu'ils offrent et qui dépasse leur simple utilisation et fonctionnement. Se met en place alors une sorte d'écologie de l'engagement (et des modulations de celui-ci dans les actions et leurs temporalités) dans un environnement, si nous nous référons aux recherches de Tim Ingold[19] à propos de son approche de l'attention en tant qu'acte et expérience de la perception.

Cette réflexion n'est pas exclusive aux utilisations et pratiques des réseaux (Internet) et convoque divers domaines et disciplines de recherche : l'anthropologie, la musicologie, l'ethnomusicologie, l'histoire des sciences et des techniques, la médiologie, la sociologie, l'épistémologie, le pragmatisme, etc. tout autant que l'histoire des arts et l'esthétique, via les théories de la réception et de l'attention, ainsi que celles de la participation.

Par analogie, et en suivant Alfred Schütz dans son ouvrage Faire de la musique ensemble[footnote}Alfred Schütz. (1951). Faire de la Musique Ensemble – une étude de la relation sociale. In Écrits sur la Musique, 1924-1956. Trad. Bastien Gallet & Laurent Perreau. (pp. 113-139). Collection « Répercussions ». Paris : Éditions M.F., 2007.{/small}{/footnote}, nous pourrions considérer nos participations en réseau ou sur les réseaux (blogs, Skype, Twitter, etc.) comme des cadres d’improvisation voire de co-composition, à l'image d’un groupe d’interprètes et d’auditeurs ensemble, s’orientant les uns les autres à partir d’indices et de réactions d’interprétation au long d’un temps musical, mais qui dans ce cas, en tant qu'internautes, ne seraient pas au service d’un « texte » (d’une partition), mais dans des élaborations collectives qui circulent et s'enregistrent.

« [L']’interprète et l’auditeur se syntonisent l’un sur l’autre. […] Par conséquent, chaque action de chaque interprète s’oriente non seulement selon la pensée du compositeur et sa relation au public mais aussi, de façon réciproque, selon les expériences dans les temps externe et interne des autres interprètes. » (Alfred Schütz, Op. Cit., pp. 133-138)

Les réseaux sont devenus des circuits de flux que nous réorganisons et réélaborons en permanence, individuellement et collectivement (en tant que participation à des collectivités), donnant lieu à l'émergence à ce que nous percevons comme des gestes créatifs. Une réflexion sur le couple technique / création et sur les différentes formes que peut prendre l'inventivité doit être menée dans ce contexte (entre patrimoine, reproduction, imitation, intention et créativité). La technicité et l’industrialisation de nos contextes en réseau semblent occulter les pratiques que nous portons et y développons malgré tout, c’est-à-dire la manière selon laquelle nous excédons les fonctionnalités de ces techniques conductrices : ce en quoi nous les modifions et en retour ce en quoi elles nous modifient (et créons ainsi une mémoire, voire une archive commune). Ces modifications représentent ce que j’appelle la reconstruction de circuits ; non seulement au sein des réseaux, mais aussi entre ces espaces et temporalités en réseau, et ceux de l'extérieur des réseaux (nos propres environnements). Cette relation avec la technologie dénote une manière de faire qui devrait excéder une utilisation standard (ou régulière) des techniques : c’est-à-dire qu’il s’agirait de faire l’expérience – de mettre en circuit –, d’une part, des choses du monde, et, d’autre part, des pratiques de ce monde. En faire l’expérience et les pratiquer permettent qu’elles deviennent adaptées (à un projet, à une action), et non l’inverse, c’est-à-dire que nous nous adaptions à elles afin de les consommer.

Interpréter, c'est-à-dire pratiquer ces techniques et ces circuits, permet de jouer des temporalités, celles de l'expérience de ceux-ci, forcément plus lentes que la chronométrie et la synchronie des machines et des systèmes : nous les ralentissons (ou nous faisons varier les vitesses). Ces circuits participatifs ou de participations, en train de se faire et de se structurer, sont organologiques, c'est-à-dire de l'ordre des instruments (qu'il faut continuellement excéder), et pas seulement des machineries.

Il s'agit à la fois, de circuiter et de musiquer[20].

Les auditoriums, en étendant nos observations sur les pratiques d'écoute et de création musicale en réseau, individuelles et collectives, sont l'ensemble de ces circuits de situations d'expérience des pratiques de mémoire ensemble.

De même sur la question à propos de ce qui « reste », enregistré, stocké ou imprimé dans les réservoirs et bassins de l'Internet, nous pourrions demander comment cela ne tombe-t-il pas dans l'oubli ou comment nous n'en perdons pas « connaissance » ? Je propose de suivre Bruno Nettl en ce qui concerne les notions de répertoire et de communal re-creation process (processus de recréation collective) au sujet de la subsistance et la permanence des mélodies dans la musique traditionnelle (et qui me semble aussi valable dans toute transmission, et, par extension, dans tout circuit) :

« Une chanson folklorique doit être acceptée sinon elle tombe dans l'oubli et mourra. »[21] (Bruno Nettl. Folk and traditional music of the western continents''. (p. 4). Coll. « Prentice-Hall history of music series ». New Jersey : Prentice-Hall (Ed.), 1965)

En effet, a contrario des systèmes des environnements numériques, la diffusion et la transmission orales (et, au-delà, imprimées) intègrent l'oubli, sans fatalité, tout en préservant des schémas et des instruments d'interaction collective dans lesquels l'individu et la singularité ont leur place, voire même sont force de proposition, d'invention et de variation.

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Joueuses de mortier à riz dans un village bugis de Célèbes-Sud. Photo : Dana Rappoport, 1991.
Notre point de vue est bien d'interroger la propulsion d'intégration intelligente entre outils / services du Web 2.0 et de voir les conditions possibles de l'opportunité de penser (enfin) les réseaux comme des dispositifs socio-techniques d'incorporation et de reconstitution de « circuits » individuels et collectifs (Joy & Argüello, 2005)[22] : c’est-à-dire de sonder leurs conditions instrumentales.
J'ai pu développer sur ces sujets dans différentes publications[23].

À chaque fois, il s'agirait d'être en situation d’évaluer ensemble — chacun d’entre nous et nous ensemble —, ce qui est train de se passer et de se fabriquer, là justement, momentanément, dans ces systèmes. Cette indétermination et imprévisibilité sont constitutifs, de mon point de vue, de l’œuvre-circuit.
Du point de vue artistique et des œuvres, l'intérêt serait de questionner et de développer ce qui ne peut être archivé (automatiquement) et de créer de l'oubli (ainsi que de la lenteur). C'est-à-dire ce qui échappe, ce qui n'est pas archivable (ou, alors, qui joue de l'archive), et ce qui n'anticipe pas l'enregistrabilité.

Dans cette question de l'automatisation immédiate, du temps réel et du direct, de leur programmation, et de leur capacité à stocker, on ne doit pas seulement s'arrêter à leurs applications industrielles construisant des stockages, des standardisations et et des synchronies, mais justement, comment construire des a-synchronies et des pratiques idiomatiques, dans ces flux, et dans ce qui échappe justement à ces stockages : c'est-à-dire ce qui s'énonce dans les pratiques des circuits, en dehors de la démonstration de leur propre (bon) fonctionnement[24].
Comment construire des expériences singulières et des constitutions de mémoires à la fois individuelles et collectives, dans les modulations et les syntonies, d'être et de faire ensemble (ce que je désigne comme auditoriums) ?



En regardant de plus près l'ethnomusicologie, et plus précisément au travers de l'article de Constantin Brăiloiu, Réflexion sur la Création Musicale Collective (1959), nous voyons celui-ci examiner les œuvres collectives et anonymes — à partir de la question « d'où viennent les mélodies populaires [traditionnelles] ? » — au regard de leurs caractères participatifs et d'émanations (voire d'élans et d'initiatives) collectifs, et ainsi distinguer :

« des formes de créativité qu'il n'était pas possible d'attribuer aux seuls individus considérés isolément » (Victor A. Stoichiţă. Constantin Brăiloiu et la création musicale collective. In Mémoire Vive, sous la direction de Laurent Aubert. (pp. 73-86). Musée d'Ethnographie de Genève. Collection « Tabou ». Gollion : Infolio, 2009)[25]



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Disposition de six rondes badong et de choeurs mixtes assis dondi' juxtaposés sur le chant cérémoniel et dans les habitations provisoires dans les grandes funérailles toraja. (Dana Rappoport. Chanter sans être ensemble. Des musiques juxtaposées pour un public invisible. In revue L'Homme 152/1999, p. 143-162)



Dans le circuit, il y a participation[26].

Au moment de l'avènement et du développement de la radio et de la TSF, plusieurs commentateurs, et pas des moindres, ont pu envisager de ce point de vue les potentialités de la combinaison entre la participation des auditeurs (et, donc, des destinataires) à des contenus diffusés :

« Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle-même, aillent peut-être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art. […] Les œuvres acquerront une sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans elles-mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil. Elles ne seront plus que des sortes de sources ou des origines, et leurs bienfaits se trouveront ou se retrouveront entiers où l’on voudra. Comme l’eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe. Comme nous sommes accoutumés, si ce n’est asservis, à recevoir chez nous l’énergie sous diverses espèces, ainsi trouverons-nous fort simple d’y obtenir ou d’y recevoir ces variations ou oscillations très rapides dont les organes de nos sens qui les cueillent et qui les intègrent font tout ce que nous savons. Je ne sais si jamais philosophe a rêvé d’une société pour la distribution de Réalité Sensible à domicile. [...] Cette circonstance, jointe aux récents progrès dans les moyens de transmission, suggérait deux problèmes techniques : I. – Faire entendre en tout point du globe, dans l’instant même, une œuvre musicale exécutée n’importe où. II. – En tout point du globe, et à tout moment, restituer à volonté une œuvre musicale. Ces problèmes sont résolus. Les solutions se font chaque jour plus parfaites. » (Paul Valéry. La Conquête de l’Ubiquité. In “De la musique avant toute chose”. (pp. 1-5). Paris : Éditions du Tambourinaire, 1929)

« […] Nous parlons tous dans la logosphère. Nous sommes des citoyens de la logosphère. […] [T]outes les langues viennent parler, mais ne se confondent pas ; ce n'est pas une Tour de Babel ; il s'agit, au contraire, d'une classification, d'une limitation très sociale de toutes les longueurs d'ondes, de façon que tout le monde puisse parler sans se troubler. […] [D]ans le monde universel qui est animé par la radio, tout le monde s'entend et tout le monde peut s'écouter en paix. […] Il faut, par conséquent, que la radio trouve le moyen de faire communier les « inconscients ». C'est par eux qu'elle va trouver une certaine universalité, et c'est pourquoi cela devient un paradoxe : l'inconscient est quelque chose que nous connaissons mal. Voici donc le problème central : est-il possible que des heures de radio soient instaurées, que des thèmes de radio soient développés qui touchent l'inconscient, lequel va trouver dans chaque onde le principe de la rêverie ? Il serait bon qu'à côté de l'ingénieur d'antenne, de l'ingénieur du son, il y ait un ingénieur — il faut encore créer le mot après le concept — un ingénieur psychique. […] [L]a radio est sûre d'imposer des solitudes. » (Gaston Bachelard. Rêverie et Radio. In “La Radio cette inconnue”, Revue La Nef, numéro 73/74, février-mars 1951. (pp. 15-20). Paris : Éditions du Sagittaire)

Brice Parain, dans le même ouvrage et, donc, lors de la même année (1951), embraye le pas à Gaston Bachelard — de manière visionnaire, lorsqu'on compare ses intuitions avec les réalités de notre époque des réseaux électroniques —, et aussi poursuit ce qu'avaient évoqué quelques années plus tôt Velimir Khlebnikov en 1921 en évoquant les « Radio Auditoriums »[27], puis Bertolt Brecht, Walter Benjamin, et Rudolph Arnheim, et qui sera prolongé par le travail radio de Robert Desnos, dans l'entourage de Paul Deharme en 1938, avec son émission La Clef des Songes :

« […] [C]hacun de nous est une monade, avec une petite fenêtre sur l'extérieur. La fenêtre, maintenant, sera le micro. […] Supposons que, après un développement de la radio qui permet à chacun d'avoir son poste, qui permet à chacun ou à un très grand nombre d'acquérir les connaissances nécessaires pour se servir de ce poste de la meilleure façon, c'est-à-dire de connaître à la fois ce qu'il faut des langues, ce qu'il faut de politique, de science et d'intellectualité pour tirer le maximum de ce qu'un poste de radio peut dire au hasard des émissions ; supposons qu'à côté de ces postes récepteurs nous ayons aussi des postes émetteurs. Chacun chez soi, c'est-à-dire dans sa solitude, pourra non seulement écouter la rumeur du monde entier, c'est-à-dire s'intéresser à tout ce qui se passe, mais pourra aussi parler au monde entier. Chacun pourra, de très loin, dans une sorte d'absence, appeler n'importe qui dans le monde et lui répondre s'il en a envie. Et alors règnera une sorte de bruit terrible dans le monde entier. La vie entière sera occupée par la radio. Il n'y aura pas assez d'heures par jour pour écouter tout ce qu'il y aura à écouter dans les postes radio ; et en plus, dans les intervalles, chacun pourra dire ce qu'il a à dire […] de la meilleure façon possible, parce que, lorsque nous écrivons, nous sortons de nous-mêmes, nous sommes obligés de faire un effort, nous sommes obligés de nous déplacer. Autrefois, on était obligé de se déplacer pour écouter un concert ou voir une personne. […] Par conséquent, cela pourrait permettre entre les personnes les plus éloignées des communications absolument inattendues. Peut-être sera-ce la solution de notre monde. […] C'est peut-être quelque chose de cet ordre qui se cache derrière la radio et qui est l'indice d'une certaine création. » (Brice Parain. Radio et Solitude. In “La Radio cette inconnue”, Revue La Nef, numéro 73/74, février-mars 1951. (pp. 21-23). Paris : Éditions du Sagittaire)

« La radio n'a qu'un aspect, alors qu'elle devrait en avoir deux. Elle est un simple appareil de distribution, elle ne fait que transmettre. Pour parler maintenant de manière positive, c'est-à-dire pour dépister ce qu'il y a de positif dans la radio, voici une proposition visant à transformer sa fonction : il faut la transformer d'appareil de distribution en appareil de communication. La radio pourrait être le plus formidable appareil de communication qu'on puisse imaginer pour la vie publique, un énorme système de canalisation, ou, plutôt, elle pourrait l'être si elle savait non seulement émettre, mais recevoir ; non seulement faire écouter l'auditeur, mais le faire parler, ne pas l'isoler, mais le mettre en relation avec les autres. Il faudrait alors que la radio, abandonnant son activité de fournisseur, organise cet approvisionnement par les auditeurs eux-mêmes. » (Bertolt Brecht (1932). La radio, appareil de communication - Discours sur la fonction de la radio. In Sur le cinéma, précédé de Extraits des carnets, Sur l’art ancien et l’art nouveau, Sur la critique, Théorie de la radio, Travaux 7. Trad. Jean-Louis Lebrave et Jean-Pierre Lefebvre. p. 137. Coll. Écrits sur la littérature et l'art. Paris : L’Arche, 1970)

« C’est le grand miracle de la radio. L’omniprésence de ce que des hommes chantent et disent en un lieu donné, les frontières survolées, l’isolement spatial vaincu, de la culture importée par les ondes, à travers les airs, une même nourriture pour tous, du bruit dans le silence. Le fait qu’aujourd’hui quarante millions de récepteurs soient disséminés de par le monde semble constituer le problème central de la radio. [...] Un appareil qui a pour particularité technique essentielle d’émettre à partir d’un lieu défini des sons pouvant retentir en même temps dans n’importe quel autre lieu, et en autant de lieux que l’on veut, représente un événement intellectuel de premier ordre. » (Rudolf Arnheim. (1936). Radio (Rundfunk als Hörkunst). Traduit par Lambert Barthélémy & Gilles Moutot. (p. 219). Paris : Van Dieren Éditeur, 2005)

« Pendant des siècles, un petit nombre d’écrivains se trouvaient confrontés à plusieurs millions de lecteurs. Cette situation a commencé à changer à la fin du siècle dernier. Avec l’extension de la presse, qui n’a cessé de mettre à la disposition du public de nouveaux organes, politiques, religieux, scientifiques, professionnels, locaux, on vit un nombre croissant de lecteurs passer – d’abord de façon occasionnelle – du côté des écrivains. La chose commença lorsque les journaux ouvrirent leurs colonnes à un « courrier des lecteurs » , et il n’existe guère aujourd’hui d’Européen qui, tant qu’il garde sa place dans le processus de travail ne soit assuré en principe de pouvoir trouver, quand il le veut, une tribune pour raconter son expérience professionnelle, pour exposer ses doléances, pour publier un reportage ou un autre texte du même genre. Entre l’auteur et le public, la différence est en voie, par conséquent, de devenir de moins en moins fondamentale. Elle n’est plus que fonctionnelle et peut varier d’un cas à l’autre. A tout moment, le lecteur est prêt à devenir écrivain. Avec la spécialisation croissante du travail, chacun a dû devenir, tant bien que mal, un expert en sa matière – fût-ce une matière de peu d’importance – et cette qualification lui permet d’accéder au statut d’auteur. » (Walter Benjamin. (1936). L'œuvre d'art à l'âge de la reproduction mécanique. Coll. « L'Homme, le Langage et la Culture ». Paris : Éditions Gonthier-Médiations, 1971)

« Avec « La Clef des Songes », [émission radiophonique] lancée en [février] 1938 [jusqu'en juin 1939, sur le Poste Parisien], Robert Desnos atteint au mieux l’un de ses objectifs : monopoliser le savoir des auditeurs, les faire participer à l’élaboration de l’émission, les inviter jusqu’au cœur de la création ; il utilise les récits de rêves qui lui sont envoyés par lettre, les met en ondes, [les interprète avec des membres de son équipe] (citations, lectures, mises en scènes...) et les commente selon l’antique clef des songes d’Artémidore d’Ephèse [discrètement revue à partir de Freud comme de Jung, c'est-à-dire en leur révélant leur valeur de présage, au moyen d'une traduction toute récente du traité d'Artemidore. D'une semaine à l'autre, il constate des concordances, liées à l'actualité sociale ou politique, et soucieux de restituer aux auditeurs ce songe collectif, il fait mettre en scène les rêves les plus fréquents de la semaine]. C’est un franc succès et seule la déclaration de guerre met fin à ce dialogue noué par Desnos avec ses auditeurs. [En mai 1938 jusqu'en février 1939, en parallèle de « La Clef des Songes », et aussi en diffusion sur Le Poste Parisien, il lance « Un quart d’Heure de Récréation », une émission également « interactive » qui met à contribution le savoir des auditeurs, à propos de thèmes, comme par exemple les maisons hantées ou les inscriptions des cadrans solaires : les auditeurs devaient écrire leurs réponses que Desnos citait et commentait à l'antenne.] » (Anne Egger, notice du cd audio – Robert Desnos : Anthologie Poétique, édité par La Librairie Sonore Frémiaux & Associés)

Ces exemples et réflexions sur la co-élaboration par les destinataires seraient à mettre en regard des recherches menées par Alain Giffard à propos du « droit du lecteur » au travers des pratiques de lecture active (dans l'acte de publier ses lectures) et de lecture collective, et par Christine Guillebaud concernant les ethnographies du copyright dans le contexte du stockage informatique et de l'explosion de la duplication, de l'échange et de la circulation des documents et des reproductions.

« L’annotation est la fonction la plus significative de la « lecture active » qui caractérise le travail intellectuel : elle consiste à porter sur un texte, ou en marge d’un texte, ou à côté mais à propos d’un texte, une remarque, un commentaire. Sous sa forme la plus simple, l’annotation tend à se confondre avec le marquage ; par exemple, souligner une phrase importante est assez proche de la recopier sur une fiche ou un cahier. Mais incontestablement l’annotation tend au commentaire, à l’écriture. […] Sur le web, l’annotation-lecture se retrouve sous des formes multiples : pages personnelles, forums, listes de diffusion, blogs, wiki. Il y a ici une double transformation. D’une part, ces commentaires ne sont pas purement individuels. La fonction annotation renforce la mise en place déjà évoquée du réseau de lecture, à travers le collectif critique des lecteurs. D’autre part, à la base, ils renouvellent en la « démocratisant » une pratique qu’on croyait réservée à une minorité d’intellectuels, critiques littéraires ou scientifiques : la publication de lecture. Le web acte une modification fondamentale dans la pratique et la technologie de la lecture. » (Alain Giffard, cité du blog alaingiffard.blogs.com, 2005. Consulté le 21 avril 2012)

« Dans l’étude d’Habermas sur l’espace public au XVIIIème siècle, il est très intéressant de relever tous les éléments qui attestent de l’importance des lectures publiques et collectives, dans les cafés, les clubs, autour des journaux, pour la formation de l’opinion publique. […] Cependant si les technologies de l’information ne créent pas la lecture collective elles lui ont – au moins- donné une dimension nouvelle. […] Le web quant à lui fonctionne comme réseau de textes pour autant qu’il propose un réseau de lectures. » (Alain Giffard, cité du blog alaingiffard.blogs.com, 2005. Consulté le 21 avril 2012)

« Les premiers ethnomusicologues furent en effet troublés de ne pas retrouver, dans les musiques de tradition orale, la répartition des rôles à laquelle les avait accoutumés la tradition classique. Les musiciens traditionnels paraissaient toujours interpréter, avec plus ou moins de variations, des musiques préexistantes. Mais d’où pouvaient provenir ces dernières ? Parler de « compositeurs traditionnels » semblait heurter le bon sens et, même en les cherchant bien, de telles individualités créatrices semblaient introuvables. L’imagination musicale était-elle plus bornée dans les sociétés de tradition orale ? Une communauté humaine pouvait-elle créer, collectivement, des formes musicales ? Et si oui, de quelle manière ? Ces questions déjà anciennes n’ont toujours pas reçu de véritable réponse. Elles trouvent néanmoins désormais des échos dans d’autres domaines concernés par la propriété intellectuelle et la création en réseau. » (Christine Guillebaud, Victor A. Stoichiţă et Julien Mallet. La musique n'a pas d'auteur – Ethnographies du copyright. In Gradhiva 2/2010 (n° 12) (pp. 5-19). Paris : Musée du Quai Branly (Ed.). [En ligne]. Mis en ligne le 24 novembre 2010. URL : www.cairn.info/revue-gradhiva-2010-2-page-5.htm . Consulté le 21 avril 2012)

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Béla Bartók enregistrant sur gramophone
des villageois dans le village de Zobordarazs (aujourd'hui Drazovce) en 1907
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le compositeur tchèque Leoš Janáček
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Constantin Brăiloiu enregistre Gheorge Musuleac en Roumanie en 1928.
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Constantin Brăiloiu en Transylvanie, 1929. Photo Iosif Berman.



Pour conclure, le « Nouvel Auditeur » (ou, par prolongement, le nouveau lecteur ou internaute) auquel fait appel Glenn Gould, offre des nouvelles perspectives qui croisent nos réflexions et amène chacun à ré-évaluer ses propres présences dans un espace constitué et animé d'actions, de participations et de relations, moins enclin au patrimoine (les archives et les stocks) qu'à des situations d'expérience.

../files/articles/questionsarchives/gouldb.jpg« Il y a quelque temps […] j'avais émis la prédiction que le concert public tel que nous le connaissons n'existerait plus d'ici un siècle et que les médias électroniques auraient alors intégralement remplacé les fonctions qu'il remplit. […] L'avenir de l'art musical découlera en partie de l'accroissement de sa participation. […] Le mot-clé est ici le « public ». Les expériences par lesquelles le public entre en contact avec de la musique transmise électroniquement ne font pas partie du domaine public. On pourrait très utilement leur appliquer l'axiome paradoxal suivant : cette musique capable d'atteindre en théorie une masse sans précédent d'auditeurs, aboutit en fait à un nombre illimité d'écoutes se déroulant en privé. […] S'il [s']empare [de ce paradoxe], il transforme l'œuvre et sa relation à l'œuvre. D'artistique, son expérience devient environnementale. Aussi limité soit-il, la manipulation des cadrans et des boutons est un acte interprétatif. […] Encore ces contrôles ne sont-ils que des dispositifs de réglage très primitifs en comparaison des possibilités de participation qui seront offertes à l'auditeur lorsque les actuelles techniques très sophistiquées de laboratoire seront intégrées aux appareils domestiques. […] Ce qui surviendra […] c'est une prolifération de nouveaux champs de participation, l'exécution de chaque expérience particulière requérant la contribution d'un bien plus grand nombre de participants. […] En fait, toute cette question de l'individualité de la situation créatrice selon laquelle l'acte créateur est le résultat d'une opinion individuelle, l'absorbe et la conditionne, sera soumise à une reconsidération radicale. […] Il se pourrait bien, à vrai dire, [que le mot art] devienne tout à fait inadéquat pour décrire un environnement et des situations. […] L'auditoire serait alors devenu artiste. La vie serait devenue art. » (Glenn Gould. (1966). L'Enregistrement et ses Perspectives. (Traduit de l'article « The Prospects of Recording », publié dans la revue High Fidelity Magazine, n° 16, Avril 1966. pp. 46-63). In « Le Dernier Puritain – Écrits I ». Réunis, traduits et présentés par Bruno Monsaingeon. (pp. 54-99). Paris : Fayard, 1983)





FOCUS

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Bertolt Brecht, Kurt Weill, Lindberghflug (ou Der Ozeanflug), 1929 © Bertolt Brecht. Dans cette œuvre réalisée à la radio, certaines parties devaient être chantées en réponse, en complément et a cappella par les auditeurs chez eux et par des groupes d'enfants face au poste radio à l'école. Sur le mur du fond étaient inscrites les instructions concernant les participations radiophoniques : « L'auditeur participe à la musique (et ainsi adhère au principe qu'il est mieux de faire que de ressentir), en lisant la partition pendant la performance et en chantonnant les passages manquants, ou en chantant fort en groupe avec d'autres auditeurs. »


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Radio Net, Max Neuhaus, 1977 © Max Neuhaus. Après Public Supply (1966-1973) utilisant la participation des auditeurs à l'élaboration de l'œuvre en envoyant par téléphone des sons à la station radio, et avant Auracle (2004) œuvre sonore en réseau animée et activée par les voix des internautes, « le projet Radio Net englobait cinq villes, avec dans chacune la participation d'une station de radio (Washington, Atlanta, Dallas, Los Angeles, Minneapolis, New York). Les différentes villes étaient en communication avec Neuhaus, situé a Washington, où il manipulait les appels à l'aide de compresseurs, de frequency shifters, et par mixage. Les communications étaient sélectionnées par un dispositif électroacoustique, détecteur de hauteur, qui choisissait les fréquences les plus aiguës. Neuhaus espérait recevoir surtout des sons pourvus d'une hauteur, et pour cela avait demandé aux auditeurs de produire des sifflements. Le résultat fut plus varié, mais la présence de nombreux sons à hauteur déterminée, ou en tout cas de bandes de fréquences, permit de produire une masse sonore assez cohérente, qui fut diffusée dans les cinq villes du réseau. » (Marc Battier, 1981)






Toutes ces observations remarquables viennent croiser et éclairer les questions les plus contemporaines relatives à la création en réseau.





« Qu’est-ce que ça s’archive ! Ce n’est pas une question. C’est encore une exclamation, un point d’exclamation, un peu suspendu parce qu’il est toujours difficile de savoir si ça s’archive, ce qui s’archive, comment ça s’archive, la trace qui n’arrive qu’à s’effacer, au-delà de l’alternative de la présence et de l’absence. » (Jacques Derrida. Pour l’Amour de Lacan. In « Lacan avec les Philosophes. (p. 400). Paris : éd. Albin-Michel, 1991)




3. — Des œuvres(Edit)

Sans doute, pourrais-je éclairer ces distinctions et réflexions que je viens de mener, au fur et à mesure des descriptions d'œuvres que je vous propose à présent.

Se développent au sein de mon travail plusieurs axes qui se sont constitués au fur et à mesure :

  • l'œuvre élargie (dans mon cas, la musique étendue ou « en plein air »), immergée dans des contextes multiples, parfois ubiquitaires, à partir de processus singuliers spécifiquement réalisés à cet effet, qui en questionnent à la fois le statut et la perception (la réception active) ;
  • l'œuvre flux (constituée de matériaux non reproductibles, continuellement renouvelée, et dont il faut faire à chaque fois l'expérience)
  • l'œuvre circuit (en ce qu'elle circule en permanence, ou met en circuit (en forme?) les flux précédemment évoqués)

Au passage, et nous allons le voir, il me semble intéressant de souligner aussi que ces œuvres posent un problème récurrent concernant leur archivage, c'est-à-dire leur conservation et leur reproductibilité.

Ces œuvres peuvent assembler momentanément des éléments en flux, en créer une documentation et une présentation, les stocker (techniquement, si nous parlons des procédés numériques, dans des "buffers", des réservoirs de stockage dynamique), mais en fait cela fuit toujours. Si cela fuit, puisque les flux sont continuellement en train de se dérouler et de nous échapper, nous ne pouvons archiver.

Je retiens la notion de circuit dans le prolongement des œuvres musicales de David Tudor, même si l'expression l'œuvre est le circuit semble provenir d'un autre compositeur américain, Gordon Mumma. Tudor imagine dans les années 60 et 70 des œuvres musicales qui mettent en interaction continue performeurs, espaces acoustiques, dispositifs électroniques et auditeurs. Ce circuit de production sonore et technique, et de réception, apparaît comme un ensemble de boucles (feedbacks) : c'est-à-dire des circuits d'interactions entre les différents éléments et activités du dispositif général. Cette œuvre ne peut être fermée, ne peut être écrite, ne peut constituer une partition qui serait à rejouer, sinon la description du circuit prototype qu'il s'agit de mettre en place de manière multiple dans un espace afin de le jouer et de le rendre sonore.

La particularité de Rainforest (1968-1973) est d’être à la fois un système (des circuits, sans consigne), une installation (par sa prégnance dans un environnement qui la conditionne, et par son occupation visuelle de l’espace), une performance et un concert durant lequel le public est actif en circulant dans l’espace pour interagir et moduler son écoute. Rainforest regroupe un ensemble indéterminé de musiciens performeurs qui improvisent, durant un temps non circonscrit, sur le système (très souvent appelé « éco-système ») fabriqué par eux-mêmes à partir de matériaux résonants excités par des circuits électroniques, des capteurs et des haut-parleurs. Le dispositif instrumental devient œuvre, composée de circuits de résonateurs et de transducteurs (excités et captés par les jeux des performeurs), conditionnée en direct par le caractère du lieu et ses résonances, et finalement sans point focal ni linéarité.





FOCUS

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La partition/diagramme de Rainforest IV de David Tudor, 1973.


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l'Installation Rainforest IV (1973) à L'Espace Pierre Cardin, Paris, 1976. Photo : Ralph Jones. Les objets suspendus deviennent chacun un "haut-parleur" ayant son son propre. Des transducers sont apposés afin de les faire vibrer et résonner et des microphones de contact récupèrent et captent les vibrations sonores pour les renvoyer vers chaque unité de traitement électronique contrôlée par des musiciens collaborateurs.


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l'Installation Rainforest IV (1973) à L'Espace Pierre Cardin, Paris, 1976. Photo : Horace. David Tudor est à sa table de manipulation électronique et Joan La Barbara est assise à droite chantant dans un microphone. Le son de sa voix est envoyé par David Tudor dans différents objects résonants suspendus dans l'espace (tels une forêt bruissante). Dans l'image de droite Tudor indique à La Barbara où les sons sont envoyés.


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À gauche : l'Installation Rainforest IV (1973) à L'Espace Pierre Cardin, Paris, 1976. Photo : Ralph Jones. Bill Viola et Lynwa Kreimann "écoutant" à l'aide de la transmission osseuse les sons d'un des haut-parleurs-objets. — À droite : l'Installation Rainforest IV (1973) à The Kitchen, NYC, 19 avril 1975. Tom Johnson est en arrière-plan, Joan La Barbara est face à l'objectif, écoutant tous les deux l'arceau; dans le fond à droite, Laurie Spiegel. Photo : Kathy Landman




En prolongement de cette notion d'œuvre-circuit, il me semble que certaines œuvres et dispositifs en réseau s'appuient sur des processus analogues, d'autant plus que sur les réseaux, nous sommes disloqués et distribués, les relations et les interactions ne sont pas visibles et explicites, pourtant tout est relié et forme des cohérences. Des circuits sensibles (pas seulement constitués d'informations) sont continuellement actifs : ils s'accordent sur des temporalités que chacun de nous module. De même, nous pouvons osciller dans plusieurs circuits à la fois : publier ou annoter un article sur un blog, converser en Skype avec plusieurs interlocuteurs, tout en downloadant des fils de podcasting, etc. De ces activités locales, simultanées, distantes et réparties, naissent ou s'extraient des cohérences, qui sont collectives (où, en tout cas, se reconnaît le collectif et les individus qui le constitue). C'est en quelque sorte l'objectif de mon travail de recherche que je mène actuellement à propos des Auditoriums Internet, dans lequel il s'agit de distinguer ces émergences d'espaces d'écoute et de production qui naissent de ce qui paraît être des ambiances généralisées ou des bruits de fonds communicationnels, et de ce qui semble advenir pour un nouveau type de musique : la musique en réseau. Ainsi l’Internet est devenu un espace d'« auditoriums » parmi tous les autres lieux sociaux de l’écoute.

En conclusion, je vais me référer à présent à des œuvres et des dispositifs que j'ai développés ces dernières années, le temps, justement, permettant de les documenter.



Collective JukeBox (1996-2004)

Le Collective JukeBox est un projet audio qui a débuté en 1996 et s'est clos en 2004. Actif durant ces années en tant que programme de production et de diffusion d'œuvres sonores et musicales géré et nourri continuellement par les artistes via le réseau Internet, ce projet est présenté aujourd'hui en tant qu'archive depuis l'exposition Le Temps de l’Écoute produite à l'été 2011 au centre d'art de la Villa Arson à Nice. Cette version 4.04 du projet archivé présente et donne l’accès à l’intégralité des œuvres : près de 1500 œuvres de plus de 550 artistes. Il s'agit d'une véritable machine juke-box à lecture de cds (le compartiment des 100 cds étant complet depuis 2004). L'accès à cette archive est primordial, d'une part, pour écouter les œuvres sonores et musicales sur support d'une génération d'artistes, mais aussi d'une période historique marquée par le développement de l'audio-numérique et des réseaux électroniques, et, d'autre part, pour approcher un projet dont l'aspect collectif a été un principe permanent de construction, d'organisation et de modération (autogestion par les artistes (coop-system server), pas de sélection des œuvres, toute contribution est acceptée, le projet n'a pas de statut d'œuvre, etc.), et un moteur exceptionnel de production (plusieurs œuvres ont été produites spécialement pour le projet), et de diffusion (certaines œuvres n'auraient jamais circulé sans le projet). Sans être attaché à un genre ou à une esthétique, le Collective JukeBox a participé à sa manière autant à l'activité de l'art sonore actuel qu'à celle des musiques alternatives et expérimentales, ou encore des musiques électroacoustiques, et ceci dans un rayonnement international et inter-générationnel. Il a pu également accompagné les pratiques sonores récentes telles que celles de la phonographie (« field recording »), du « clicks and cuts », du « lowercase sound », du « microwave », « microsound », et « microscopic music », de l'electronica minimale et du « glitch », toutes fortement impliquées dans l'audio-numérique et le post-numérique (sur la base de techniques de déconstruction, de distorsion, d'erreurs (failures) jusqu'à la réappropriation de musiques et de matériaux sonores existants, et l’accroche sur les musiques populaires, etc.). Dans ce sens, le Collective JukeBox a relayé en quelque sorte d'autres projets historiques, plus documentaires et éditoriaux, comme ceux de William Furlong (Audio Arts cassettes, 1973-91) et de Maurizio Nannucci (Zona Archives, 1974- ca. 1985 principalement), ou encore de revues sonores actives lors des décennies précédentes (Aerial : A Journal in Sound (1990-1995), Radius : transmission from broadcast artists (1993-1998), Tellus Audio Cassette magazine (1983-1993), etc.).



Le projet picNIC (2001-2002)

La seconde œuvre, qui s'apparente également plus à un dispositif, d'autant plus que celui est aussi collectif, est le projet picNIC. Il s'agit d'une œuvre musicale destinée à être jouée par des musiciens improvisateurs de musique électronique.
Créée avec le Quatuor Formanex à Nantes et produite en collaboration avec l'artiste Fabrice Gallis, picNIC est une œuvre musicale à la fois improvisée et composée. La composition consiste en un programme proposé comme une sorte de partenaire interprète aux côtés des membres du quatuor d’improvisation électronique Formanex. Mise en place entre le public (les auditeurs) et les musiciens (Formanex), cette boîte est programmée pour lancer des processus qui viennent ponctionner et organiser la diffusion électroacoustique à partir des matériaux réalisés en live par les musiciens. Ce qu'on entend est ce qui sort de la machine picNIC et non ce qui est joué réellement par les musiciens. PicNIC est constitué d’ inputs (la sortie audio de chaque musicien) et d’ outputs (vers l’auditoire avec un système de spatialisation sonore), c’est-à-dire qu’il s’agit d’inverser la configuration habituelle : la composition (la boîte picNIC) s’interpose entre les interprètes et les auditeurs au lieu de respecter la séquence compositeur / interprètes / public. PicNIC compose en direct à partir d’un ensemble de plusieurs couches de programmes (patches) qui interagissent entre eux, qui réagissent aux inputs, et qui sont configurés pour interpréter des comportements (sur le modèle humain) et des modes de jeux inter-dépendants de ceux des musiciens : les interprètes sont devenus muets (pour le public, car leur sons électroniques et électroacoustiques sont directement ponctionnés par la boîte programmée) et jouent en fonction de ce que la boîte picNIC performe. Seul picNIC produit le son de l’œuvre à partir de recombinaisons des analyses des sons entrants joués par les interprètes, d’échantillonnage en temps réel, de simulations modélisées sur ces mêmes inputs, etc. En parallèle, il pilote les mouvements de spatialisation et les localisations du son dans l’espace. De plus, le programme gère la durée de l’œuvre — il est donc impossible autant pour les interprètes, que pour le compositeur, les auditeurs et les organisateurs, de prévoir le début et la fin de l’œuvre —. En complément, le programme comporte une mémoire interne enregistrant l’ensemble des opérations exécutées afin de pouvoir comparer différentes exécutions (concerts) et de créer ainsi par lui-même « à la volée » ses propres processus (patches) pour interpréter et répondre à des opérations ou séquences qu’il peut distinguer et repérer par comparaison et analyse (comme, par exemple, des redondances, etc.).



Le projet nocinema.org (1999-...)

Ce projet est un documentaire/fiction en ligne et une série d'interludes pour le web, dont les déroulements ne sont jamais identiques. Nocinema.org est en quelque sorte un cinéma improbable et un film sans début ni fin, sans acteurs ni scénario, excepté les histoires que nous pouvons nous construire en suivant le fil des images et des sons streamés. Nocinema.org est un système automatisé construit sur des processus de sélection de streaming webcams en direct autour du globe, captant des "plans" dans différents lieux, panoramisés et temporisés par le montage généré en ligne, dans lequel s'intercalent quelques plans noirs (écoute sans image). Les sons, organisés à chaque fois selon des mixages calculés en direct, proviennent d'une base de données sonores continuellement alimentée et mise à jour par une équipe de complices : Magali Babin, DinahBird, Christophe Charles, Yannick Dauby, Chantal Dumas, Emmanuelle Gibello, Jérôme Joy, Luc Kerléo, Alain Michon et Jocelyn Robert, rejoints en 2011 par Erin Sexton et François Dumeaux. D'abord développé et hébergé sur le serveur The Thing, nocinema est actuellement sur le serveur nujus.net.
C'est, il me semble la sensation d'interludes, qui prédomine, une suite éperdue de fenêtres "visuelles" sans fin qui se succèdent, qui "occupent", qui rendent le temps flottant, étiré. Le temps du regard serait ici le temps de l’image, celle-ci étant furtive, irréproductible ; les images se succédant, se rafraîchissant continuellement, le regard embrasse le suspense, l’attente (de l’accidentel ?), et étonnamment en détache tous les détails, avec une acuité beaucoup plus grande que si un scénario prévu avait construit ces images. Il en est de même avec la bande-son dont le mixage est réalisé en direct par le programme : en étant autonome de l'image, elle produit des narrations sonores fortuites qui influencent les images et qui prennent toute leur force dans les plans noirs (lors desquels le spectateur tente de recréer un plan visuel possible.
Il est assez étonnant de voir surgir d'une œuvre qui n'est qu'un programme en ligne, en réseau, un tel potentiel de fiction, tout en étant basé sur des procédés d'échantillonnage, d'amplification et de mixages aléatoires. Ce qui dépasse même « l'écriture » (un programme n'est qu'une écriture de codes) et les procédés, entretient des fictions qui nous échappent, qui ne sont pas reproductibles en tant que telles (à la différence des autres œuvres sur des supports fixés). Les expériences sensibles que nous en faisons peuvent être reproduites tout en étant à chaque fois variés et différents (tout autant que l'éxécution du programme sur lequel nous nous connectons).



Le projet RadioMatic (2001-2002)

RadioMatic a été réalisé avec le programme Streaps développé avec les étudiants de RadioStudio à la Bauhaus Universität Weimar en 2001, sous la houlette de Ralf Homann et de moi-même. Ce dispositif en réseau est commandé par un logiciel téléchargeable (Streaps client) par l’auditeur qui lui permet de configurer sur un graphe contrôlable (une étoile à 9 branches) son écoute d’autant de flux sonores disponibles qui sont connectés sur le serveur. Chaque branche est un canal ouvert qui reçoit un stream audio fourni par des « performeurs » hypothétiques à partir de leur lieu d’émission (ces streams peuvent être des performances ou bien des prises de sons et captations effectuées en direct et envoyées en stream sur le serveur). L’auditeur règle donc sur les branches du graphe les volumes de chaque stream entrant et conçoit ainsi sa « combinaison » et son mixage sonore qu’il peut écouter en continu comme une radio dont les contenus sont fortuits. Il peut moduler à gré les variations d’amplitude de chaque canal et l’équilibre sonore entre les 9 canaux. Le logiciel Streaps intègre également le transfert à d’autres auditeurs de sa propre configuration d’écoute (cette fonction était appelée « écoutes partagées » ou annotations d’écoutes). Ainsi dans ce multiplexeur de flux sonores, ce sont les configurations d'écoute qui sont enregistrées et partagées.





« […] « Ce que nous demandons avant tout à la machine est d'avoir une mémoire », disait un personnage somnolent et pontifiant du film de Jean-Luc Godard, « Une Femme Mariée ». » (Glenn Gould. L'Enregistrement et ses Perspectives. 1966. Op. Cit.)










  1. http://www.rtbf.be/info/regions/detail_google-a-conclu-un-partenariat-avec-le-mundaneum?id=7729053
  2. Paul Valéry. (1937). Notre Destin et les Lettres. In « Regards sur le Monde Actuel et Autres Essais ». (p. 203). Paris : Gallimard, 1945.
  3. Je propose les quatre termes afin de conserver le potentiel analogique que l'on peut trouver dans l'expression de Coleridge. La traduction littérale est une agrafe de vêtement (crochet and loop dans la langue anglaise au XIVème siècle) constituée d'un crochet et d'une boucle (appelée dans le vocabulaire de la couture : une porte), tous deux métalliques, utilisés ensemble comme fixation et accroche entre deux pans de vêtement. « […] all the connections, and (if you will forgive so trivial a metaphor) all the hooks-and-eyes of the memory [...] » (Samuel Taylor Coleridge. (1809-1810). The Friend : a series of essays to aid in the formation of fixed principles in politics, morals, and religion. (Essay III). Chap. 1, pp. 20-21. ed. Barbara Rooke, vol. 2 of « The Collected Works of Samuel Taylor Coleridge », gen. ed. Kathleen Coburn. Princeton NJ : Princeton University Press, 1969)
  4. « The magic place of literary memory where nothing is forgotten. » (Ted Nelson, référence inconnue)
  5. Kubla Khan or A Vision in a Dream, par Samuel Taylor Coleridge (1797/1798).
  6. Mémoires et Internet. Sous la direction de Nicole Pignier et de Michel Lavigne. MEI Médiation & Information, Revue Internationale de Communication. Paris : Éd. L'Harmattan, 2010.
  7. Voir le symposium Locus Sonus #4 Audio Extranautes, décembre 2007. http://locusonus.org/
  8. « The Web is thus comparable, from the readers' viewpoint, to both a vast library including millions of readily available and indexed publications. From the publishers' point of view, it constitutes a vast platform from which to address and hear from a world-wide audience of millions of readers, viewers, researchers, and buyers. Any person or organization with a computer connected to the Internet can "publish" information. ». (Cour Suprême des Etats-Unis — Reno v. American Civil Liberties Union, 521 U.S. 844, 117 S. Ct. 2329, 138 L. Ed. 2D 874, 1997]. — « The set of digital libraries on distributed networks can be viewed collectively as a global digital library » (L’ensemble des bibliothèques numériques sur les réseaux distribués peut être vu collectivement comme une bibliothèque numérique mondiale) (Christine Borgman. From Gutenberg to the Global Information Infrastructure : Access to Information in the Networked World. (p. 151). Cambridge (Mass.) : MIT Press, 2000)
  9. Vladimir I. Vernadsky, The Biosphere and the Noosphere, American Scientist, (janvier) 1945, 33(1), p.1-12. ; Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène Humain. Paris : Seuil, 1955. « Et ceci nous conduit à imaginer, d'une façon ou d'une autre, au delà de la biosphère animale une sphère humaine, une sphère de la réflexion, de l'invention consciente, des âmes conscientes (la noosphère, si vous voulez). » (Pierre Teilhard de Chardin, Hominization (Paris, 6 mai 1923, inédit), in « The Vision of the Past ». Trad. Par J.-M. Cohen. (p. 62). London : Collins, 1966)
  10. Luciano Floridi. Information Ethics: On the Philosophical Foundation of Computer Ethics. In Ethics and Information Technology 1 (1):33-52, 1999.
  11. http://www.bradlands.com/weblog/comments/september_10_1999/
  12. http://web.archive.org/web/20071227073108/ http://www.iw3p.com/DailyPundit/2001_12_30_dailypundit_archive.php#8315120
  13. Louise Merzeau. Ceci ne tuera pas cela. In Les Cahiers de Médiologie, n° 6, 2ème semestre 1998, « Pourquoi des médiologues ? », p. 37 ; Régis Debray. Bonjour l’hypersphère. In Médium n°4, juillet-août-septembre 2005, p. 6.
  14. Vincent Tiffon. L'influence de l'outil : pour une étude raisonnée des interactions entre innovations techniques et inventions musicales en audiosphère, EMS08 Electroacoustic Music Studies, 3-7 juin 2008, Paris, Ina-Grm et Université Paris-Sorbonne.
  15. Et aussi : In Du Texte à l'Action - Essais d'herméneutique II. (pp. 261-300). Coll. « Points-Essais ». Paris : Éd. du Seuil, 1986.
  16. Lire à ce propos les écrits de John Dewey.
  17. Jean Cristofol. Flux, Stock et Fuites. Symposium Locus Sonus Audio Extranautes, 2008. Voir aussi : http://plotseme.net/
  18. James J. Gibson. The Theory of Affordances. (pp. 67-82). In « Perceiving, Acting, and Knowing : Toward an Ecological Psychology ». Ed. Robert Shaw & John Bransford. Hillsdale NJ : Erlbaum, 1977 ; James J. Gibson. The Ecological Approach to Visual Perception. Boston : Houghton Mifflin, 1979.
  19. Tim Ingold. The Perception of Environment — Essays on livelihood, dwelling and skill. London & New York : Routledge, 2000.
  20. Au sens que donne Gilbert Rouget (In La Musique et la Transe - Esquisse d'une théorie générale des relations de la musique et de la possession. « Bibliothèque des Sciences Humaines ». Paris : Gallimard, 1980) : musiquer est à la musique, ce que parler est à la parole. (et aussi : In L'efficacité musicale: musiquer pour survivre — Le cas des Pygmées. In revue L'Homme – Musique et Anthropologie, 2004/3 n° 171-172, (p. 27-52). Paris : Éditions de l'E.H.E.S.S. [En ligne]. URL : http://www.cairn.info/revue-l-homme-2004-3-page-27.htm . Consulté le 21 avril 2012). Le terme utilisé (en version anglaise : musicking) permet de porter attention à l'action (en anglais : performance, et la manière de faire de la musique) elle-même indépendamment de son résultat (faire de la musique).
  21. « A folk song must be accepted or it will be forgotten and die. » (Bruno Nettl. Op. Cit.). Voir aussi : Soufiane Feki. Musicologie, Sémiologie ou Ethnomusicologie — Quel cadre épistémologique, quelles méthodes pour l’analyse des musiques du maqâm ? — Éléments de réponse à travers l’analyse de quatre taqsîms. Thèse de Musique et Musicologie du XXème siècle, Université Paris IV – Sorbonne, sous la direction de François Picard, octobre 2006.
  22. Joy, Jérôme & Argüello, Silvia (Lib_). LOGS, micro-fondements pour une émancipation sociale et artistique. Programme de recherche AGGLO, 2001-2005. Paris: Éditions è®e, 2005. Version téléchargeable (lyber) : http://www.editions-ere.net/projet55
  23. Voir la bibliographie en fin de texte.
  24. « [D]ans les musiques collectives impliquant musiciens et public au sein d’une action partagée, elle indique et parfois même raconte ce qu’on fait ensemble » (Bernard Lortat-Jacob et Miriam Rovsing Olsen. Musique, anthropologie : la conjonction nécessaire. In revue L’Homme, 171-172, juillet-décembre 2004. [En ligne]. Mis en ligne le 25 décembre 2004. URL : http://lhomme.revues.org/index1266.html . Consulté le 21 avril 2012)
  25. « L'‘‘oeuvre’’ orale n'existe dans la mémoire de qui l'adopte et ne surgit dans le concret que par sa volonté: […] cette oeuvre n'est pas une ‘‘chose faite’’ mais une chose ‘‘que l'on fait’’ et refait perpétuellement. […] Si création il y a, […] elle est […] bicéphale, partagée entre un créateur hypothétique et ses traducteurs sans qui elle retournerait au néant. […] Que l'on ait affaire à des échelles, des rythmes ou des structures, ces pierres à bâtir se révèlent, vues de près, déterminées par un principe intelligible, duquel découle un ensemble plus ou moins étendu de procédés ou, si l'on préfère, un « système ». […] Ce qui revient à dire que les systèmes n'ont point d'auteur et ne peuvent en avoir. […] [P]lus les possibilités se multiplient, plus se cristallisent des répertoires de lieux communs […] où l'on pourrait voir une amorce de création, n'était qu'elles drivent presque inéluctablement du système lui-même […] : c'est la création collective [portée par des prédilections collectives (Variationstrieb, l'instinct de variation)]. » (Constantin Brăiloiu. Réflexions sur la création musicale collective. In revue Diogène. (pp. 83-93). Nr. 25, Paris, 1959 ; et aussi : In Problèmes d'Ethnomusicologie. Textes réunis et préfacés par Gilbert Rouget. (p. 48). Genève : Minkoff, 1973).
  26. « La musique livrée en fin de compte aux auditeurs est le fruit d’une réalisation collective, qui s’effectue à plusieurs échelons, le dernier étant un mélange effectué en direct par les disc-jockeys durant les fêtes. » (Christine Guillebaud, Victor A. Stoichiţă et Julien Mallet. La musique n'a pas d'auteur – Ethnographies du copyright. In Gradhiva 2/2010 (n° 12) (p. 5-19). Paris : Musée du Quai Branly (Ed.). [En ligne]. Mis en ligne le 24 novembre 2010. URL : www.cairn.info/revue-gradhiva-2010-2-page-5.htm . Consulté le 21 avril 2012)
  27. Khlebnikov, Velimir (1921). La Radio de l'Avenir (ou La Radio du Futur). Trad. L. Schnitzer, In “Le Pieu du Futur : Récits, théâtre, textes théoriques”. (pp. 214-219). Lausanne : L'Age d'Homme, 1970.







   
   
   
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