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Mormons ou margoulins, des sociétés spécialisées proposent aux Etats-Unis (donc, à brève échéance, dans le monde entier) des versions "douces" des films, ou des logiciels qui éliminent les seins que d’aucuns ne sauraient voir -, et les fesses, et le sang, et les gros mots qu’ils ne toléreraient d’ouïr. Le phénomène traduit la montée en puissance d’un nouveau puritanisme, dont les effets se font sentir un peu partout. Ce même phénomène inspire à l’occasion un peu d’ironie, dès lors que les multinationales du loisir de masse s’inquiètent soudain (Le Monde du 20 décembre 2002) de ces atteintes à un droit des auteurs qu’elles bafouent elles-mêmes chaque matin que fait le Dieu dont le nom est inscrit sur les billets verts. Les historiens et spécialistes, de leur côté, auront beau jeu de rappeler que, depuis toujours, la définition d’une œuvre de cinéma comme objet fixe et intouchable est un leurre, qu’il circule de par le monde des états très variables des plus grands films, et plus encore des films d’exploitation courante. Toutes ces réactions, justifiées, ne doivent pas occulter le fait que l’on entre aujourd’hui dans une ère nouvelle. Une ère où le rapport à la création est en passe d’être radicalement transformé, avec des conséquences majeures, sans commune mesure avec les précédents avatars qu’ont connus les films. Et si le cinéma est le terrain où cette mutation se produit de la manière la plus spectaculaire, elle concerne l’ensemble de la création artistique. Pour en rester à l’univers de films, on a connu auparavant les mauvais traitements infligés par la diffusion télévisée aux films : accélération du défilement des images et du son, recadrage de l’image, coupes sauvages afin d’entrer dans les cases horaires, colorisation, coupures publicitaires... On connaît aussi les "versions avion", qui édulcorent les copies diffusées à des passagers rendus plus sensibles à certains risques, et parmi lesquels peuvent se trouver des enfants qu’on serait bien en peine de faire sortir. On se souvient peut-être que des productions hollywoodiennes situées durant la deuxième guerre mondiale furent projetées en Allemagne et au Japon dans des versions "adaptées" (jusqu’au récent Pearl Harbour). Tout cela n’a pas empêché que, juridiquement et intuitivement, on sache quelle version du film faisait référence. Paradoxalement, c’est la forme la plus culturelle de ces opérations commerciales qui a d’ores et déjà suscité le plus de trouble quant à l’identité de l’œuvre : la sortie, quelques années - parfois quelques jours - après la version officielle, du director’s cut (le montage du réalisateur), paré de son aura de version de l’artiste, met davantage en question la légitimité de la première version présentée en salles. Tous ces tripatouillages prennent acte des progrès d’une science en pleine expansion : le marketing. Ce processus est en phase avec le passage de l’époque de la reproduction mécanique, advenue à la fin du XIXe siècle et qu’avait étudiée Walter Benjamin dans un texte célèbre, à celle de la déclinaison numérique, aux effets encore mal évalués. '__Mode naturel d’existence__' A brève échéance, il devient prévisible qu’un même film existe dans des versions adaptées à ses différents publics potentiels, et que ces adaptations ne soient plus des variantes plus ou moins sauvages, mais le mode naturel d’existence d’un "produit" qui ne relèverait plus du statut de l’œuvre mais de celui de ce que les publicitaires appellent (à tort) un "concept". Le même modèle de base pourra exister dans une version un peu chaude à diffuser en deuxième partie de soirée, dans une version familiale, avec un habillage culturel pour passer sur Arte et un déshabillage hard pour chaîne spécialisée, en version longue selon les goûts de son auteur pour salle Art et essai ou édition DVD haut de gamme et en version calibrée pour la rotation des films en multiplexes et les ventes en rayon vidéo des grandes surfaces, avec des jeux intégrés pour les ados, et des variantes appropriées pour satisfaire tel goût ou telle référence identifiés par territoire, par âge, par sexe, par religion, par catégorie socioprofessionnelle... A chacun sa version ? L’idée peut sembler déplaisante lorsqu’on l’énonce ainsi au nom des intérêts du commerce (pouah !). La même idée travaille de l’intérieur beaucoup d’artistes contemporains de toutes disciplines dès lors qu’on la formule en termes esthétiques : l’œuvre modulable indéfiniment, à quoi correspond ce corollaire, l’œuvre sans auteur. Le strict pendant de l’ultralibéralisme économique aux commandes de la procédure annoncée ci-dessus est le discours pseudo-libertaire annonçant la libération des œuvres et du public de ce tyran, l’artiste. Sur des modèles inspirés des potentialités de l’informatique, la plasticité des matériaux et des idées ouvre les avenues radieuses du "tous artistes", donc personne. Que des formes nouvelles, instaurant des rapports inédits entre les hommes, et entre les hommes et le monde, puissent naître des nouvelles technologies est à la fois une certitude et un espoir. Que ces nouveautés doivent se substituer à ce qu’a élaboré la culture au cours des siècles au nom d’un progrès et d’une libération est une dangereuse imbécillité fondée sur un malentendu : la "toute-puissance de l’artiste", qui construit un point de vue, une vision du monde (par l’écriture, la peinture, le théâtre ou la musique aussi bien que le cinéma), n’a de réalité que dans la mesure où cet acte d’autorité - cadrer et recomposer le monde - engendre une liberté. '_Rupture radicale_' Sinon, il ne s’agit pas d’art (mais de propagande, de publicité, de divertissement, de trafic de drogue...). Selon une rupture au moins aussi radicale que celle introduite par le passage de l’œuvre unique à la reproduction mécanique, la déclinaison numérique met en question la nature même du geste artistique. Celui-ci a su reconstruire sa place et son rôle au sein des arts nouveau-nés des nouvelles techniques. C’est, avec le numérique, l’idéologie qui l’accompagne qui porte aujourd’hui une nouvelle menace. Celle-ci peut, à son tour, être conjurée, à condition de reconstruire dans cet environnement nouveau, où jouent d’énormes pressions idéologiques et de gigantesques intérêts économiques, le sens des mots - par exemple la distinction, notamment juridique, entre les œuvres de l’esprit, qui désignent l’ensemble des biens immatériels, de plus en plus essentiels à l’activité économique, et les œuvres d’art dans leur singularité, avec les enjeux spécifiques de liberté qui s’y attachent. Jean-Michel Frodon ---- ''Article paru dans "Le Monde", édition du 15 janvier 2003.'' {small}'__Source__' : http://lexception.rezo.net/article44.html {/small} {br}{br} {br}{br} ---- {html} <!--<TABLE width="100%"><TR><TD ALIGN="left"> ← <A HREF="index.php?page=Nocinema"><small>Résumé / Abstract</small></A></TD><TD ALIGN="center"> <A HREF="index.php?page=Nocinema Studies"><small><b>Sommaire / Contents</b></small></A></TD><TD ALIGN="right"><A HREF="index.php?page=nocinema - Kilcrohane 1"><small>réalisation montage</small></A> →</TD></TR></TABLE>--> {/html} ---- {br}{br}{br}
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