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« Tout ce qui bouge sur un écran est du cinéma. » (Jean Renoir)


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PAYSAGES (AU CINÉMA)





mot-clés : - John Ford - Robert Gardner -




Référence :

Antonio Costa, In Cinémas : revue d'études cinématographiques / Cinémas: Journal of Film Studies, vol. 12, n° 1, 2001.
http://www.erudit.org/revue/cine/2001/v12/n1/024864ar.pdf

"Dans le premier numéro du volume 12, il est question de l'invention et de la réinvention du paysage dans l'œuvre cinématographique. Antonio Costa, responsable de ce dossier, nous rappelle que le paysage est bel et bien une notion construite et historicisable. L'étude des œuvres primitives des frères Lumière, dans l'article de Marco Bertozzi, est particulièrement éclairante à ce sujet. S'inspirant d'abord de la carte postale et des camera obscura en vogue à l'époque, ceux-ci réinventent de nouvelles scènes urbaines, dictées par le médium lui-même. C'est ainsi que le cinéma a largement servi au siècle dernier à inventer le paysage des grandes villes européennes et américaines. C'est précisément ce paysage typé qu'a tenté de déconstruire le cinéaste Mathieu Kassovitz dans La haine, film auquel Jean Mottet consacre un excellent article. Peut-être parce qu'il ne bénéficie pas lui-même d'un point de vue extérieur, Mottet ne voit pas assez, à mon avis, que la banlieue, telle qu'elle est construite par le film, est elle-même une invention idéologique de la France postmoderne. Enfin, je note l'excellent article de Michèle Garneau sur le documentaire québécois. De Pierre Perreault à Lucie Lambert, Garneau s'attarde au paysage filmé en direct (le Saint-Laurent, le canal Lachine, l'île aux Oies), approprié par le cinéaste qui cherche à le « nommer » et à le faire parler. On voit donc qu'il y a une modélisation du paysage au cinéma, en dépit des stratégies de transparence mises en place par les créateurs."

___________

''"Depuis quelques années, un nombre croissant de films a pour socle commun l’utilisation de formes poétiques pour raconter et décrire des cultures spécifiques, des systèmes sociaux ou encore des rites religieux… Les dispositifs cinématographiques mis en place par ces cinéastes dans la construction de leurs films anthropologiques ne font délibérément pas appel à la narration descriptive. Ils font l’impasse sur les techniques de filmage et de récits cinématographiques qui ont fondé le socle méthodologique de l’anthropologie visuelle dite classique.

Ces cinéastes cherchent avant tout à capter des sensations du monde, à retranscrire les vibrations du réel. L’autre n’est pas filmé de manière à être documenté, décrit, ou technicisé pour accumuler des données informatives. Regarder l’autre, le rencontrer, c’est pour ces cinéastes choisir une trajectoire du regard qui s’inscrive dans un parti pris cinématographique affirmé, à même de transcrire les différentes « habitations du monde ». (...)

L’intérêt de Forest of bliss (de Robert Gardner, USA, 1986, 35 mm couleur, 90 minutes) réside dans cette radicalité à poser et positionner le paysage comme lieu de connaissance du monde. Souvent dans les films ethnologiques ou des documentaires audiovisuels, le paysage est filmé avant tout comme un décor, comme un espace de contextualisation.

« Fonction la plus courante, la plus familière aussi, le paysage intervient en tant que “ fond” comme on dit d’une toile de fond au théâtre. Il atteste l’encrage spatial du monde diégétique ; dans le même temps que sa présence ne se justifie que de son effacement derrière le déploiement actionnel. D’une certaine façon on pourrait dire qu’il est là pour ne pas être vu, du moins pour ne pas être remarqué pour lui-même. Sa fonction dominante vise au renforcement de l’effet de réalité ». (...)

Robert Gardner flirte ici avec la peinture et le cinéma muet.

« Eisenstein considère le paysage comme un élément de la poétique, en cela il fait exception parmi les théoriciens du cinéma. Il affirmait que le cinéma muet devait au paysage de pouvoir traduire les émotions que seule la musique peut exprimer parfaitement »

Robert Gardner filme le paysage comme une entité où s’organise et se désorganise en permanence la réalité humaine. Il s’attache au paysage des actions humaines et animales, au paysage vécu dans ses particularités architecturales, rationnelles et imaginaires. Le paysage naturel posséderait donc un “savoir silencieux” et agirait comme “écho” de la vie et de la mort. Il serait en quelque sorte le réceptacle du mouvement des vies.

Par des longs plans fixes ou panoramiques, Robert Gardner choisit de montre la vibration du monde qui habite les paysages. Les cadres fixes permettent au cinéaste d’épuiser physiquement les nuances, les flottements, les bouillonnements du paysage. Robert Gardner filtre l’épaisseur du temps ordinaire pour creuser le murmure des histoires de Bénarès. Le réel est considéré comme une forme ondulatoire de vie : « Il faut non pas rendre le visible mais rendre visible » a écrit Paul Klee. La force du cinéaste, c’est de donner une existence nécessaire à une forme muette, à une forme que l’on pourrait identifier au premier abord comme anonyme. Robert Gardner offre – par cette cinématographie poétique du paysage – un point de vue autre du monde : le paysage urbain n’est plusici vu et senti comme élément de décor ordinaire, mais comme une essence respirante. (...)

Pour Robert Gardner la réalité anthropologique évolue et vit à l’intérieur du paysage. Il importe donc de laisser ce paysage nous parler avant de l’interroger précisément sur un objet de recherche (anthropologique).

Une citation du critique Gérard Leblanc irrigue à notre avis la réflexion entreprise ci- dessus : « signifier poétiquement consiste à excéder le représenté dans chaque image, et par leurs rapports, à susciter dans le cerveau du spectateur des images qui n’apparaissent pas à l’écran » (GERARD LEBLANC, « Presque une conception du monde » in Après Deleuze, Philosophie et esthétique du cinéma, Editions Dits Voir, Paris 1996, p. 145) ou comme l’a écrit le cinéaste russe Artavazd Pelechian « rendre visible au spectateur des images qui ne sont pas dans le film »."

(Formes poétiques dans le cinéma anthropologique, par Corinne Maury, Chargée de cours en anthropologie visuelle à l'Université François Rabelais -Tours, Doctorante en arts du spectacle, option études cinématographiques et audiovisuelles, Université Paris III Sorbonne Nouvelle. cmaury@films-du-melangeur.org)

Références :

  • ANDRE GARDIES, « Le paysage comme moment narratif » in Les paysages du cinéma, Editions Champ Vallon, 1999, p. 144.
  • PAUL ADAMS SMITH, «Le paysage au cinéma, les rythmes du monde et la caméra » in Les paysages du cinéma, Editions champ vallon, 1999, p 127.


Roland Recht - La lettre de Humboldt, du jardin paysager au daguerréotype

Ce qui se constitue à partir du jardin paysager jusqu’à l’invention de la photographie en passant par la peinture de paysage, c’est une nouvelle théorie du regard. La préhistoire de cette théorie, elle, connaît sa naissance historique avec l’invention des Van Eyck. C’est aux environs de 1425 qu’ils parviennent, grâce à la mise au point d’une peinture dont le liant est l’huile, à poser des glacis successifs qui permettaient de produire des effets de transparence. Tout un monde miniaturisé fut alors disposé dans le tableau, rendant ainsi plus dense le spectacle proposé au spectateur. Le tableau devint un microcosme que la capacité optique de l’œil ne semble pas pouvoir épuiser. Avoir le sentiment que rien n’est jamais totalement vu, que l’image non seulement augmente notre plaisir de voir mais redouble notre acuité quotidienne : l’art nous apprend à voir le réel.

Une nouvelle flexion dans l’histoire du regard se situe au cours du xviiie siècle avec l’émergence du sentiment de la nature dont rend compte Jean-Jacques Rousseau. L’homme ne se sent plus soumis à son cours inexorable. En cherchant des points de vue nouveaux sur cette nature, l’homme des Lumières opère en fait la première remise en cause de l’espace illusionniste établi à la Renaissance et cela plus d’un siècle avant Degas et Cézanne auxquels Francastel et sa suite ont voulu attribuer la paternité. Car si le xviiie siècle proclame effectivement, comme l’avait fait la Renaissance, la primauté de la vue sur tous les autres sens, ce n’est pas dans le but d’ordonner le monde en fonction d’une position fixe de l’œil, mais plutôt dans celui de modifier la proximité de l’objet observé, à la manière dont on déplace l’optique d’un microscope. On pourrait dire en forçant les choses que la Renaissance a construit l’image à partir d’un point fixe et que le cadre de l’image est en quelque sorte la résultante de la position arbitraire de ce point, à la manière dont se tient l’onde la plus éloignée par rapport au point d’impact sur l’eau. On pourrait dire que la peinture de paysage telle que la pense le xviiie siècle finissant, part au contraire du cadre : c’est à partir de ses limites que se construit le contenu du champ pictural. Alberti disait bien que le tableau devait être perçu comme une fenêtre ouverte sur le monde : par là, il signifiait que le cadre était une donnée fixe que le peintre ne pouvait pas modifier. L’œil de Caspard-David Friedrich va balayer le panorama en quête d’une multitude de cadrages possibles parmi lesquels il va opérer un choix : une optique affinée comme celle que fournit la longue-vue, livre pour ainsi dire ces cadrages au sortir de l’œil. Mieux, il remarque à quel point l’objet, sur lequel il braque son optique, ne pouvant jamais être totalement isolé, gagne à être au contraire appréhendé au sein d’une matière végétale ou géologique qui indique le continuum entre cet objet et le monde. À la différence de l’image de la Renaissance qui constituait un récit cohérent, autonome et fermé sur lui-même, celle du paysage moderne se donne en tant que fragment.

La conception du jardin paysager repose sur l’illusion d’une continuité sans heurt entre le jardin et la nature, entre l’intérieur et l’extérieur de son espace, de même qu’entre les différents objets plastiques ou architecturaux qui s’y trouvent dispersés. La matière qui produit cet effet de continuité est la matière végétale et géologique. Alors qu’il est constitué d’une suite de fragments – le pavillon chinois, la ruine antique, l’édicule gothique, le groupe plastique – le jardin veut justement donner l’impression que la matière qui unit visuellement ces fragments les uns aux autres est leur continuum, alors qu’elle n’est qu’un système très habile de « caches » destinés à nier l’effet fragmentaire. Car il serait tout à fait illusoire de penser qu’un jardin paysager est conçu comme un spectacle naturel : il est avant tout une succession soigneusement ordonnée de « points de vue » sur des objets architecturaux ou plastiques, c’est-à-dire de mises en scène de reliques culturelles à l’aide de la matière végétale qui en simule l’identité et l’unité. Ainsi le jardin paysager et la peinture de paysage reposent sur une même donnée : le spectateur choisit un objet de contemplation et procède à son cadrage, c’est-à-dire à une délimitation du faisceau optique, délimitation qui va d’une part rejeter hors du champ de l’image ce qui est trop éloigné de l’objet retenu et d’autre part conserver autour de l’objet un certain nombre d’éléments qui en assurent l’inscription dans le continuum de l’espace. L’image ainsi cadrée livre en même temps un objet dans sa finitude et un espace dans son infinitude, le second garantissant la première.

Ce sera le propre de la photographie que de mettre en scène à la fois le fini et l’infini, ce qui est intéressant et ce qui ne l’est pas, à la fois ce que je regarde et ce que je ne regarde pas. L’image photographique conserve dans le cadre de son champ des éléments hétérogènes et c’est cette hétérogénéité-là qui sera désormais admise comme pouvant produire du sens et c’est elle qui fonde le caractère moderne de cet art. (Cette hétérogénéité constitue la structure fondatrice de l’art moderne : elle annonce ce qui sera rendu possible après le Cubisme à savoir le collage et le montage. On peut simplement suggérer ici combien cette structure est déterminante dans l’élaboration de l’opéra moderne, c’est-à-dire wagnérien, et surtout dans l’invention de ce vers quoi conduisent précisément le jardin paysager, la peinture de paysage, le panorama, la photographie et l’opéra wagnérien : le cinématographe, œuvre d’art total, art sublime par excellence.)

L’image photographique a peut-être, plus que tout autre système de représentation, suscité le sentiment du sublime parce qu’elle touche au plus près du problème de la grandeur des choses représentées. Le critique d’art Carl Ludwig Fernow constate que les arts figurés ne peuvent rivaliser avec la nature car ils sont impuissants à représenter le sublime comme elle : ils peuvent certes étendre la force d’imagination en représentant la grandeur, mais le « mouvement », par exemple, « rendu sublime par la force » (Macht) « ne peut être suggéré qu’à l’aide du mouvement arrêté ». Et Jean-Paul dans son Cours d’esthétique constate que le « limité est sublime et non ce qui limite ».

La lettre de Humboldt nous permet de situer le problème esthétique de la photographie dans le contexte de la philosophie des Romantiques : ce qu’il décrit dans les daguerréotypes des vues de la Seine, c’est ce qui n’est pas visible au premier regard. La vue photographique rapproche du réel mieux que ne saurait le faire le réel lui-même. Le regard peut balayer la surface de la plaque photographique et découvrir des « détails » qu’auparavant il avait négligés. Ce qui le fascine, et c’est ce qu’il tente de communiquer à Carus, c’est que la perte de la grandeur réelle n’a pas altéré la réalité des choses. C’est donc très exactement dans cette diminution sans perte que réside le caractère sublime de la daguerréotypie : elle fait aboutir la quête qui fut celle des Romantiques de restituer la grandeur en dépit de la diminution d’échelle.

La lettre de Humboldt pose enfin le problème du temps : premier système de représentation à combiner l’unité de temps et l’unité de lieu, la photographie montre aussi que le temps de l’objet photographié est inexorablement passé. La prise de vue enlève la scène au présent et la verse du côté d’un passé inaccessible. Mais parce qu’elle témoignera toujours que « cela a été une fois », la photographie fut perçue dès son invention comme une expérience du temps : Humboldt parle de la paille laissée par un chariot qui vient de passer sur la chaussée. Là encore, on voit toute la chaîne d’analogies qui relie la photographie au jardin paysager et à la peinture de paysage. Première scénographie de l’hétérogène, le jardin paysager se proposait de réunir en un espace-limite des objets architecturaux et des ruines témoignant de l’écoulement du temps. Il s’agissait de construire un condensé du monde et de son histoire et de le livrer comme un spectacle. Les panoramas ont transporté sur les champs de foire des mises en scène ayant la même finalité. Pour enrichir son expérience singulière, l’homme moderne n’aura plus besoin de parcourir le monde – le monde viendra à lui. Sans doute la photographie paraissait-elle pouvoir réaliser, plus encore que la peinture de paysage, ce que Vischer appelait l’union de l’homme et du monde, l’union enfin achevée de l’objectif et du subjectif.

L’illusion entretenue par les paysagistes du xviiie siècle puis par les Runge, les Friedrich et les Carus, qui culminera dans l’invention du cinématographe, consistait à croire que le regard singulier pouvait disposer des images et s’en emparer. C’est à Kafka qu’il reviendra d’y renoncer : « Le regard ne s’empare pas des images, ce sont elles plutôt qui s’emparent du regard. Elles noient la conscience. » C’est bien à noyer cette conscience qu’aspiraient de toutes leurs forces les pourvoyeurs de sublime que nous avons évoqués.


Charles Baudelaire, Salon de 1846, XV. Du Paysage

Dans le paysage, comme dans le portrait et le tableau d’histoire, on peut établir des classifications basées sur les méthodes différentes: ainsi il y a des paysagistes coloristes, des paysagistes dessinateurs et des imaginatifs; des naturalistes idéalisant à leur insu, et des sectaires du poncif, qui s’adonnent à un genre particulier et étrange, qui s’appelle le Paysage historique.

Lors de la révolution romantique, les paysagistes, à l’exemple des plus célèbres Flamands, s’adonnèrent exclusivement à l’étude de la nature; ce fut ce qui les sauva et donna un éclat particulier à l’école du paysage moderne. Leur talent consista surtout dans une adoration éternelle de l’œuvre visible, sous tous ses aspects et dans tous ses détails.

D’autres, plus philosophes et plus raisonneurs, s’occupèrent surtout du style, c’est-à-dire de l’harmonie des lignes principales, de l’architecture de la nature.

Quant au paysage de fantaisie, qui est l’expression de la rêverie humaine, l’égoïsme humain substitué à la nature, il fut peu cultivé. Ce genre singulier, dont Rembrandt, Rubens, Watteau et quelques livres d’étrennes anglais offrent les meilleurs exemples, et qui est en petit l’analogue des belles décorations de l’Opéra, représente le besoin naturel du merveilleux. C’est l’imagination du dessin importée dans le paysage: jardins fabuleux, horizons immenses, cours d’eau plus limpides qu’il n’est naturel, et coulant en dépit des lois de la topographie, rochers gigantesques construits dans des proportions idéales, brumes flottantes comme un rêve. Le paysage de fantaisie a eu chez nous peu d’enthousiastes, soit qu’il fût un fruit peu français, soit que l’école eût avant tout besoin de se retremper dans les sources purement naturelles.

Quant au paysage historique, dont je veux dire quelques mots en manière d’office pour les morts, il n’est ni la libre fantaisie, ni l’admirable servilisme des naturalistes: c’est la morale appliquée à la nature.

Quelle contradiction et quelle monstruosité ! La nature n’a d’autre morale que le fait, parce qu’elle est la morale elle-même: et néanmoins il s’agit de la reconstruire et de l’ordonner d’après des règles plus saines et plus pures, règles qui ne se trouvent pas dans le pur enthousiasme de l’idéal, mais dans des codes bizarres que les adeptes ne montrent à personne.

Ainsi la tragédie, – ce genre oublié des hommes, et dont on ne retrouve quelques échantillons qu’à la Comédie-Française, le théâtre le plus désert de l’univers, – la tragédie consiste à découper certains patrons éternels, qui sont l’amour, la haine, l’amour filial, l’ambition, etc., et, suspendus à des fils, de les faire marcher, saluer, s’asseoir et parler d’après une étiquette mystérieuse et sacrée. Jamais, même à grand renfort de coins et de maillets, vous ne ferez entrer dans la cervelle d’un poète tragique l’idée de l’infinie variété, et même en le frappant ou en le tuant, vous ne lui persuaderez pas qu’il faut différentes morales. Avez-vous jamais vu boire et manger des personnes tragiques ? Il est évident que ces gens-là se sont fait la morale à l’endroit des besoins naturels et qu’ils ont créé leur tempérament, au lieu que la plupart des hommes subissent le leur. J’ai entendu dire à un poète ordinaire de la Comédie-Française que les romans de Balzac lui serraient le cœur et lui inspiraient du dégoût; que, pour son compte, il ne concevait pas que des amoureux vécussent d’autre chose que du parfum des fleurs et des pleurs de l’aurore. Il serait temps, ce me semble, que le gouvernement s’en mêlât; car si les hommes de lettres, qui ont chacun leur rêve et leur labeur, et pour qui le dimanche n’existe pas, échappent naturellement à la tragédie, il est un certain nombre de gens à qui l’on a persuadé que la Comédie-Française était le sanctuaire de l’art, et dont l’admirable bonne volonté est filoutée un jour sur sept. Est-il raisonnable de permettre à quelques citoyens de s’abrutir et de contracter des idées fausses ? Mais il paraît que la tragédie et le paysage historique sont plus forts que les Dieux.

Vous comprenez maintenant ce que c’est qu’un bon paysage tragique. C’est un arrangement de patrons d’arbres, de fontaines, de tombeaux et d’urnes cinéraires. Les chiens sont taillés sur un certain patron de chien historique; un berger historique ne peut pas, sous peine de déshonneur, s’en permettre d’autres. Tout arbre immoral qui s’est permis de pousser tout seul et à sa manière est nécessairement abattu; toute mare à crapauds ou à têtards est impitoyablement enterrée. Les paysagistes historiques, qui ont des remords par suite de quelques peccadilles naturelles, se figurent l’enfer sous l’aspect d’un vrai paysage, d’un ciel pur et d’une nature libre et riche: par exemple une savane ou une forêt vierge.

MM. PAUL FLANDRIN, DESGOFFES, CHEVANDIER et TEYTAUD sont les hommes qui se sont imposé la gloire de lutter contre le goût d’une nation.

J’ignore quelle est l’origine du paysage historique. A coup sûr, ce n’est pas dans Poussin qu’il a pris naissance; car auprès de ces messieurs, c’est un esprit perverti et débauché.

MM. ALIGNY, COROT et CABAT se préoccupent beaucoup du style. Mais ce qui, chez M. Aligny, est un parti pris violent et philosophique, est chez M. Corot une habitude naïve et une tournure d’esprit naturel. Il n’a malheureusement donné cette année qu’un seul paysage: ce sont des vaches qui viennent boire à une mare dans la forêt de Fontainebleau, M. Corot est plutôt un harmoniste qu’un coloriste; et ses compositions, toujours dénuées de pédanterie, ont un aspect séduisant par la simplicité même de la couleur. Presque toutes ses œuvres ont le don particulier de l’unité, qui est un des besoins de la mémoire.

M. Aligny a fait à l’eau-forte de très belles vues de Corinthe et d’Athènes; elles expriment parfaitement bien l’idée préconçue de ces choses. Du reste, ces harmonieux poèmes de pierre allaient très bien au talent sérieux et idéaliste de M. Aligny, ainsi que la méthode employée pour les traduire.

M. CABAT a complètement abandonné la voie dans laquelle il s’était fait une si grande réputation. Sans être complice des fanfaronnades particulières à certains paysagistes naturalistes, il était autrefois bien plus brillant et bien plus naïf. Il a véritablement tort de ne plus se fier à la nature, comme jadis. C’est un homme d’un trop grand talent pour que toutes ses compositions n’aient pas un caractère spécial; mais ce jansénisme de nouvelle date, cette diminution de moyens, cette privation volontaire, ne peuvent pas ajouter à sa gloire.

En général, l’influence ingriste ne peut pas produire de résultats satisfaisants dans le paysage. La ligne et le style ne remplacent pas la lumière, l’ombre, les reflets et l’atmosphère colorante, – toutes choses qui jouent un trop grand rôle dans la poésie de la nature pour qu’elle se soumette à cette méthode.

Les partisans contraires, les naturalistes et les coloristes, sont bien plus populaires et ont jeté bien plus d’éclat. Une couleur riche et abondante, des ciels transparents et lumineux, une sincérité particulière qui leur fait accepter tout ce que donne la nature, sont leurs principales qualités: seulement, quelques-uns d’entre eux, comme M. Troyon, se réjouissent trop dans les jeux et les voltiges de leur pinceau. Ces moyens, sus d’avance, appris à grand’peine et monotonement triomphants, intéressent le spectateur quelquefois plus que le paysage lui-même. Il arrive même, en ces cas-là, qu’un élève inattendu, comme M. Charles Le Roux, pousse encore plus loin la sécurité et l’audace; car il n’est qu’une chose inimitable, qui est la bonhomie.

M. COIGNARD a fait un grand paysage d’une assez belle tournure, et qui a fort attiré les yeux du public; – au premier plan, des vaches nombreuses, et, dans le fond, la lisière d’une forêt. Les vaches sont belles et bien peintes, l’ensemble du tableau a un bon aspect; mais je ne crois pas que ces arbres soient assez vigoureux pour supporter un pareil ciel. Cela fait supposer que si on enlevait les vaches, le paysage deviendrait fort laid.

M. FRANÇAIS est un des paysagistes les plus distingués. Il sait étudier la nature et y mêler un parfum romantique de bon aloi. Son Etude de Saint-Cloud est une chose charmante et pleine de goût, sauf les puces de M. Meissonier qui sont une faute de goût. Elles attirent trop l’attention et elles amusent les nigauds. Du reste elles sont faites avec la perfection particulière que cet artiste met dans toutes ces petites choses.

M. FLERS n’a malheureusement envoyé que des pastels. Le public et lui y perdent également.

M. HEROULT est de ceux que préoccupent surtout la lumière et l’atmosphère. Il sait fort bien exprimer les ciels clairs et souriants et les brumes flottantes, traversées par un rayon de soleil. Il connaît toute cette poésie particulière aux pays du Nord. Mais sa couleur, un peu molle et fluide, sent les habitudes de l’aquarelle, et, s’il a su éviter les crâneries des autres paysagistes, il ne possède pas toujours une fermeté de touche suffisante.

MM. JOYANT, CHACATON, LOTTIER et BORGET vont, en général, chercher leurs sujets dans les pays lointains, et leurs tableaux ont le charme des lectures de voyages.

Je ne désapprouve pas les spécialités; mais je ne voudrais pourtant pas qu’on en abusât autant que M. Joyant, qui n’est jamais sorti de la place Saint-Marc et n’a jamais franchi le Lido. Si la spécialité de M. Joyant attire les yeux plus qu’une autre, c’est sans doute à cause de la perfection monotone qu’il y met, et qui est toujours due aux mêmes moyens. Il me semble que M. Joyant n’a jamais pu faire de progrès.

M. Borget a franchi les frontières de la Chine, et nous a montré des paysages mexicains, péruviens et indiens. Sans être un peintre de premier ordre, il a une couleur brillante et facile. Ses tons sont frais et purs. Avec moins d’art, en se préoccupant moins des paysagistes et en peignant plus en voyageur, M. Borget obtiendrait peut-être des résultats plus intéressants.

M. Chacaton, qui s’est voué exclusivement à l’Orient, est depuis longtemps un peintre des plus habiles; ses tableaux sont gais et souriants. Malheureusement on dirait presque toujours des Decamps et des Marilhat diminués et pâlis.

M. Lottier, au lieu de chercher le gris et la brume des climats chauds, aime à en accuser la crudité et le papillotage ardent. Ces panoramas inondés de soleil sont d’une vérité merveilleusement cruelle. On les dirait faits avec le daguerréotype de la couleur.

Il est un homme qui, plus que tous ceux-là, et même que les plus célèbres absents, remplit, à mon sens, les conditions du beau dans le paysage, un homme peu connu de la foule, et que d’anciens échecs et de sourdes tracasseries ont éloigné du Salon. Il serait temps, ce me semble, que M. ROUSSEAU, – on a déjà deviné que c’était de lui que je voulais parler, – se présentât de nouveau devant le public, que d’autres paysagistes ont habitué peu à peu à des aspects nouveaux.

Il est aussi difficile de faire comprendre avec des mots le talent de M. Rousseau que celui de Delacroix, avec lequel il a, du reste, quelques rapports. M. Rousseau est un paysagiste du Nord. Sa peinture respire une grande mélancolie: Il aime les natures bleuâtres, les crépuscules, les couchers de soleil singuliers et trempés d’eau, les gros ombrages où circulent les brises, les grands jeux d’ombres et de lumière. Sa couleur est magnifique, mais non pas éclatante. Ses ciels sont incomparables pour leur mollesse floconneuse. Qu’on se rappelle quelques paysages de Rubens et de Rembrandt, qu’on y mêle quelques souvenirs de peinture anglaise, et qu’on suppose, dominant et réglant tout cela, un amour profond et sérieux de la nature, on pourra peut-être se faire une idée de la magie de ses tableaux. Il y mêle beaucoup de son âme, comme Delacroix; c’est un naturaliste entraîné sans cesse vers l’idéal.

M. GUDIN compromet de plus en plus sa réputation. A mesure que le public voit de la bonne peinture, il se détache des artistes les plus populaires, s’ils ne peuvent plus lui donner la même quantité de plaisir. M. Gudin rentre pour moi dans la classe des gens qui bouchent leurs plaies avec une chair artificielle, des mauvais chanteurs dont on dit qu’ils sont de grands acteurs, et des peintres poétiques.

M. JULES NOËL a fait une fort belle marine, d’une belle et claire couleur, rayonnante et gaie. Une grande felouque, aux couleurs et aux formes singulières, se repose dans un grand port, où circule et nage toute la lumière de l’Orient. – Peut-être un peu trop de coloriage et pas assez d’unité. – Mais M. Jules Noël a certainement trop de talent pour n’en pas avoir davantage, et il est sans doute de ceux qui s’imposent le progrès journalier. – Du reste, le succès qu’obtient cette toile prouve que, dans tous les genres, le public aujourd’hui est prêt à faire un aimable accueil à tous les noms nouveaux.

M. Kiörböe est un de ces anciens et fastueux peintres qui savaient si bien décorer ces nobles salles à manger, qu’on se figure pleines de chasseurs affamés et glorieux. La peinture de M. Kiörböe est joyeuse et puissante, sa couleur est facile et harmonieuse. – Le drame du Piège à loup ne se comprend pas assez facilement, peut-être parce que le piège n’est pas tout à fait dans la lumière. Le derrière du chien qui recule en aboyant n’est pas assez vigoureusement peint.

M. SAINT-JEAN, qui fait, dit-on, les délices et la gloire de la ville de Lyon, n’obtiendra jamais qu’un médiocre succès dans un pays de peintres. Cette minutie excessive est d’une pédanterie insupportable. – Toutes les fois qu’on vous parlera de la naïveté d’un peintre de Lyon, n’y croyez pas. – Depuis longtemps la couleur générale des tableaux de M. Saint-Jean est jaune et pisseuse. On dirait que M. Saint Jean n’a jamais vu de fruits véritables, et qu’il ne s’en soucie pas, parce qu’il les fait très bien à la mécanique: non seulement les fruits de la nature ont un autre aspect, mais encore ils sont moins finis et moins travaillés que ceux-là.

Il n’en est pas de même de M. ARONDEL, dont le mérite principal est une bonhomie réelle. Aussi sa peinture contient-elle quelques défauts évidents; mais les parties heureuses sont tout à fait bien réussies; quelques autres sont trop noires, et l’on dirait que l’auteur ne se rend pas compte en peignant de tous les accidents nécessaires du Salon, de la peinture environnante, de l’éloignement du spectateur, et de la modification dans l’effet réciproque des tons causée par la distance. En outre, il ne suffit pas de bien peindre. Tous ces Flamands si célèbres savaient disposer le gibier et le tourmenter longtemps comme on tourmente un modèle; il fallait trouver des lignes heureuses et des harmonies de tons riches et claires.

M. P. ROUSSEAU, dont chacun a souvent remarqué les tableaux pleins de couleur et d’éclat, est dans un progrès sérieux. C’était un excellent peintre, il est vrai; mais maintenant il regarde la nature avec plus d’attention, et il s’applique à rendre les physionomies. J’ai vu dernièrement, chez Durand-Ruel, des canards de M. Rousseau qui étaient d’une beauté merveilleuse, et qui avaient bien les mœurs et les gestes des canards.


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