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« Tout ce qui bouge sur un écran est du cinéma. » (Jean Renoir)





Sommaire / Contents


La place de l’art cinématographique dans le nouveau rapport au monde instauré par le virtuel et la globalisation
par Jean-Michel Frodon

Je voudrais commencer par rassurer mes auditeurs. Je suis ici pour vous parler de cinéma, et c’est bien ce que j’ai l’intention de faire. Néanmoins, pour essayer de rendre clair mon propos, je vais me permettre devant vous un détour par quelques considérations très générales, qui risquent de vous faire redouter de vous trouver devant un illuminé ayant entrepris de ré-expliquer totalement le monde en quelques minutes. Il n’en est rien, et si je recours à ces grandes phrases expéditives, c’est seulement pour essayer de cadrer mon propos.

Donc, il y eut un état du monde, ou du moins qui domina le monde et imposa partout sa règle. Cet état du monde fut meilleur que ceux qui l’avaient précédé, il correspondit pour les humains à des grands progrès pour améliorer leur santé physique et mentale, pour accroître leur compréhension de l’univers et leur compréhension des autres humains. Cet état du monde fut aussi pire que ceux l’avaient précédé, il permit à l’humanité d’infliger à elle-même et à la nature des destructions et des souffrances plus grandes que jamais auparavant. Cet âge fut celui des machines, de l’industrie, de la transformation massive des ressources fossiles en énergie. Cet état du monde produisit les formes d’organisation politiques et sociales qui lui correspondaient, dont la plus caractéristique fut ce qu’on désigna par le terme de « nation ». Cet état du monde portait mécaniquement en lui sa limite, au moment où son expansion, qui ne pouvait jamais s’interrompre, aurait atteint les limites de la planète. Mais à ce moment-là, au lieu de s’effondrer sous le poids de ses propres contradictions, il a muté.

Cet état du monde n’a pas disparu, mais il a cessé de caractériser les forces dynamiques qui transforment en permanence la production de richesse, les rapports de force entre collectivités, l’organisation socio-politique de la planète. La nouvelle dynamique utilise comme bien principal des ressources immatérielles, l’organisation productive d’informations que des systèmes, nommés pour cette raison « systèmes informatiques », permettent d’accumuler et de combiner dans des proportions sans commune mesure avec ce qu’on avait connu auparavant. La gestion de ces données, rendue possible par leur réduction à un codage unique grâce à la numérisation, permet la maximisation des potentialités de la matière, y compris en modifiant sa structure même (et, entre autres, de la matière vivante, qu’elle soit végétale, animale ou humaine). Cette mutation s’accompagne de, et dans une certaine mesure elle modélise une nouvelle structure collective, caractérisée par deux tendances divergentes mais liées : d’une part l’autonomisation accrue de l’individu par rapport à tous les liens constituant des communautés (liens qui souvent opprimaient mais aussi qui, sur le mode de l’entraide et de la solidarité, étaient loin d’être tous d’enfermement) et d’autre part la symbiose généralisée, à l’échelle de l’humanité tout entière. Il s’agit-là de l’invention d’une plasticité nouvelle d’un corps social qui tendrait à s’unifier à l’échelle de l’espèce - ce qui suscite d’une part de violentes résistances chez ceux dont les modes de vie sont encore très éloignés de ces nouveaux processus, d’autre part l’élaboration expérimentale de nouvelles alliances, supra ou infra-nationales. Nous, les Français (vous remarquerez que j’utilise un cadre de référence à l’ancienne, de type national), appelons ce phénomène « mondialisation », à peu près partout ailleurs on le nomme globalization (non pas « en anglais dans le texte », mais en sabir global dans le texte).

L’humanité ne se constitue comme telle qu’en tant qu’elle est capable de produire des représentations du monde et d’elle-même. Ces modes de représentation, dont la parole est le régime le plus évolué mais pas le seul, connaissent bien des formes. Parmi elles (je m’excuse à nouveau de rappeler des considérations aussi basiques, mais cela me semble rendre plus claire la suite de ce que j’essaie de vous dire), certaines civilisations humaines ont développé un ensemble de modes de représentation relevant d’un régime particulier : les arts. Un art, dans l’acception moderne du mot, se définit par la mise en œuvre d’un système de signes effectués selon l’approche personnelle d’un individu, qui propose à ses contemporains et aux générations à venir sa perception du monde mise en forme (visuelle, acoustique, langagière, gestuelle, etc.) Le code est collectif, le geste qui le met ponctuellement en œuvre est singulier. Dans l’écart entre ce geste individuel et ce à quoi il touche de collectif, le cas échéant d’universel, se constitue un élément supplémentaire, absent et pourtant sensible, informulable et infigurable, qu’on pourra dénommer « sacré », à condition de délier le sacré du religieux. L’histoire des arts est à la fois l’histoire de ces gestes et l’histoire de la manière dont les sociétés ont pu, ou non, effectuer cette étrange opération : reconnaître ce qu’elles ne connaissaient pas encore, mais que l’œuvre artistique leur proposait pourtant, en recourant à une force qu’on appellera - bien que ce terme ambigu serve à trop d’autres usages - la beauté. Un grand nombre de sociétés, à partir d’un certain état de développement matériel et symbolique, ont engendré leurs arts, à chaque étape nouvelle de leurs développements ont correspondu un ou des arts nouveaux, les arts issus des ères antérieures ont parfois disparu, mais le plus souvent ont été conservés, tout en se voyant assigner un statut différent au sein du nouveau dispositif social, de ses besoins de représentation de lui-même, des modalités selon lesquelles il devenait nécessaire de « dire secrètement », car ce que l’art peut en dire ne peut être dit qu’en secret, l’état des relations des hommes au monde et entre eux. La société capitaliste industrielle des 19 et 20e siècles a généré les arts qui lui correspondent. Parmi eux, l’art qui accomplit le plus complètement, le plus exhaustivement les réquisits de cette époque particulière, c’est le cinéma. Issu d’un état des techniques et des rapports sociaux, il résulte aussi d’un certain rapport aux images, de certaines stratégies du visible, tel qu’une religion particulière, le christianisme, les a développés concrètement, théorisés et débattus.

Le cinéma sera officiellement incorporé au petit groupe des arts reconnus dès 1910, grâce à Ricciotto Canudo, père de la formule « le septième art ». On sait bien qu’en fait il attendra beaucoup plus longtemps pour être (plus ou moins) accepté comme tel. Ces réticences, qui sont loin d’avoir complètement disparu plus de 100 ans après la naissance du cinéma, tiennent pour une grande part aux caractéristiques particulières de cet art. Ces caractéristiques le distinguent des autres arts, plus anciens, justement parce que le cinéma est par excellence l’art de l’ère industrielle. Je donnerai ici ce qui me paraît constituer les trois principales caractéristiques distinctives du cinéma. Sa première singularité est d’exiger l’utilisation de machines et de technologies, recourant aux sciences de la mécanique, de la chimie, de l’optique et de l’électricité. Le cinéma est un art de l’âge de la technique. Sa deuxième singularité est de ne pouvoir être mis en œuvre de manière solitaire : on peut réaliser un film seul, bien qu’avec de grandes difficultés, une cinématographie comme activité pérenne nécessite l’organisation collective d’un grand nombre de corps de métiers concourrant à sa réalisation et à sa diffusion, à la mobilisation de capitaux importants, de nombreux bâtiments spécialisés, etc. Cette deuxième caractéristique comporte un corollaire moins spécifique, puisque le cinéma le partage avec certains des arts qui le précèdent, comme le théâtre, la musique de concert, l’opéra et la chorégraphie, qui est d’avoir en principe vocation à être reçu par des groupes - composant ce qu’on nomme un public - et non par des individus isolés. Le cinéma, dans sa création et dans sa réception, est un art collectif. Sa troisième singularité est de comporter un enregistrement du réel, visible et sonore, dans ses quatre dimensions, spatiales et temporelle. Né de techniques analogiques, c’est-à-dire dont la définition est de conserver des traces (lumineuses ou sonores) de ce qui a lieu dans le monde réel, le cinéma est un art de la réalité.

Je dois ici ouvrir une parenthèse, afin de lever une objection qui s’interpose d’elle-même. En terme de construction de représentations collectives, le cinéma a été dominé depuis près d’un demi-siècle par un dispositif qu’on appelle, bien que ce terme soit problématique, LA télévision (ce qui est problématique à mon sens est de conserver le même nom pour des systèmes qui sont certes reçus sur des appareils demeurés similaires, les téléviseurs, mais dont les procédures, l’économie et l’idéologie ont profondément changé). « La » télévision est certes un sujet important dans le fonctionnement des sociétés contemporaines, elle n’entre pas dans le cadre de la réflexion que j’essaie de construire ici, pour cette raison fondamentale que la télévision n’est pas un art. Elle n’est pas un art parce qu’elle ne procède pas d’une logique d’œuvres mais d’une logique de flux, et que les caractéristiques des éléments qui composent ce flux dépendent d’exigence en aval, au niveau de la diffusion, et non de l’élaboration (de la production) d’un regard singulier sur le monde. Sans entrer dans de vaines polémiques sur la qualité, qui peut être très grande, de tel ou tel programme conçu pour une diffusion télévisuelle ou produit par une chaîne de télé, la nature même de la télévision en fait un moyen de communication, ce qui est très différent d’un art. Pour revenir au cinéma tel que je l’ai défini, c’est surtout la première de ses caractéristiques (l’utilisation de machines et de technologies, recourant aux sciences de la mécanique, de la chimie, de l’optique et de l’électricité) qui « date » le dispositif cinématographique. Après avoir durant ses 60 premières années d’existence marqué sa modernité, cette caractéristique désigne aujourd’hui son appartenance à une ère technologique en voie d’être dépassée. D’ores et déjà, la création et la diffusion du cinéma recourt massivement aux technologies de l’ère suivante, celles de l’électronique. L’utilisation de caméras numériques, de la petite camera DV aux gros appareils utilisés par exemple par George Lucas pour La Guerre des étoiles, la généralisation des effets spéciaux numérisés, la filière « son » (enregistrement et mixage) désormais presque partout entièrement numérique, la filière montage où le recours au montage informatisé est devenu la règle et l’utilisation de tables de montage sur pellicule l’exception, l’étalonnage numérique en passe de se généraliser et ouvrant des possibilités d’action sur les images dont on a à peine commencé de percevoir l’ampleur, la diffusion des films par des moyens télévisuels où l’analogique ne sera bientôt qu’un souvenir vieillot, le DVD avec ses immenses potentialités, l’essor de la projection numérique en salle (même si sa suprématie sur la projection à partir d’une pellicule est loin d’être acquise), le développement de la projection grand format à domicile (dite Home Cinéma) puis la perspective de la diffusion des films sur Internet témoignent de l’inexorable progression des techniques numériques dans le cinéma. Ces nouveaux outils, ces nouvelles pratiques, ces nouveaux modes de création, de diffusion et de consommation transforment le cinéma en profondeur. Rien, à ce jour, ne prouve qu’ils mènent à son anéantissement. Que ces évolutions l’amènent à une redéfinition théorique de sa propre nature, de son ontologie aurait dit André Bazin, n’aurait à la limite d’intérêt que dans les cercles de ses professionnels ou de ceux qui lui vouent une passion particulière, qu’on pourrait considérer comme surannée. Mais les deux autres caractéristiques du cinéma que j’ai énoncées ci-dessus lui confèrent, je crois, un rôle autrement important et nécessaire.

J’ai donné à cette petite communication un titre qui possède, en français, un double sens. Je me permets de le souligner pour essayer de mieux me faire comprendre de ceux qui entendent mes propos traduits, sans que les mots soient forcément porteurs des mêmes sous-entendus. « En position critique », le cinéma l’est en effet au sens où il est en danger, fragilisé par les techniques de diffusion et les modes de loisir apparus après lui, dans une époque où la télévision joue un rôle majeur en terme de formatage des imaginaires individuels et collectifs. Mais, « en position critique », le cinéma l’est aussi dans la mesure où ce qui le définit le met en situation de fournir une réflexion critique sur le monde et ses systèmes de représentation liés à l’état contemporain, caractérisé par le couple numérisation/globalisation. Pour comprendre en quoi le cinéma est susceptible de jouer ce rôle critique, à mon sens garant de liberté par la re-création d’un écart vis-à-vis d’un dispositif dominant et de nature doublement totalisante, il faut se référer aux deux autres caractéristiques du cinéma que j’ai évoquées plus haut, c’est-à-dire son rapport au collectif et son rapport au réel. L’un des paradoxes du développement des techniques actuelles est de permettre un retour en arrière : le numérique restitue à l’artiste œuvrant dans le domaine audiovisuel des prérogatives qui furent celles des écrivains comme des peintres, et dont furent privés les cinéastes. D’une part, de la même manière que n’importe qui ou presque, depuis plusieurs siècles, peut écrire un livre ou peindre un tableau, les nouvelles technologies rendent possible une création mise en œuvre de manière solitaire, à un coût relativement accessible au plus grand nombre, le goulet d’étranglement qui fera que leur œuvre rencontrera ou non un public étant situé en aval, au niveau de la distribution, et non plus de la production. D’autre part, la dépendance envers le réel (êtres vivants, choses, paysages, etc.) est abolie avec la possibilité de générer des images sur ordinateur ex nihilo ou de les manipuler à partir d’un élément réel rendu déformable et duplicable à l’infini. Des arts nouveaux sont d’ailleurs en train de naître de ces potentialités, et c’est très bien ainsi. Mais ce que certains ont pu considérer comme une lourdeur du cinéma (l’exigence du collectif - d’infrastructures, de techniciens et de financements) et une infirmité du cinéma (sa dépendance envers le réel) en constituent aussi, ou même d’abord, sa dynamique singulière. Cette dynamique a permis au cinéma sa formidable réactivité aux évolutions de la société, sa capacité, même inconsciente (et parfois d’autant plus passionnante qu’elle était inconsciente), de traduire de manière symbolisée, dramatisée, érotisée, humoristique, etc., les mutations en cours dans le corps social. Ainsi, et cela fait partie des ressources propres de cet « art impur » qu’est le cinéma, c’est souvent au sein de sa partie la plus industrielle, à commencer par Hollywood, qu’ont joué ces « effets de réel ». Ce potentiel expressif propre au dispositif cinématographique a de surcroît été amplifié lorsque de grands auteurs - mais un auteur de cinéma, aussi génial soit-il, est lui aussi moins « pur » qu’un auteur de livre ou de tableau - ont conçus des formes expressives particulières recourant aux caractéristiques spécifiques du film. Sergueï Eisenstein, Fritz Lang, Orson Welles, Kenji Mizoguchi, Jean-Luc Godard sont parmi les exemples les plus évidents, les plus éminents.

Simultanément, le référent réel enregistré par les machines de cinéma est à l’origine d’une éthique de la représentation. Je voudrais essayer de faire comprendre clairement de quoi je parle ici. Il ne s’agit pas d’avoir cru que le cinéma montrait LA vérité, ce qui est absurde. Le cinéma a été porteur d’un certain régime de croyance à la représentation, d’une forme de pacte correspondant à un état des techniques (y compris de manipulation, de montage, de trucage) vis-à-vis duquel le corps social aura (avec bien des difficultés) tendu à élaborer un certain type de confiance et un certain type de défiance. Ce pacte est aujourd’hui irrémédiablement mis en crise par la nouvelle plasticité des représentations réalistes du réel, et à cet égard je crains que le cinéma ne possède pas les armes suffisantes pour s’y opposer. Je ne parle donc pas ici d’un enjeu de vérité, mais d’un enjeu éthique. Le fait que les techniques analogiques, dont le cinéma constitue la synthèse, « incorpore » des êtres réels, a renouvelé de fond en comble une réflexion dédiée jusqu’alors par les artistes, les philosophes et les historiens de l’art à des objets abstraits (y compris les personnages de pièces de théâtre, quand bien même ils étaient incarnés par des êtres réels, les comédiens, avec le paradoxe inhérent à cette situation, et qui en traçait la limite). Déplaçant, sans le dire, la thèse de Walter Benjamin sur la reproduction mécanique de la duplication des œuvres à la duplication du monde, les critiques de cinéma, essentiellement les critiques français, de Bazin à Daney en passant par Truffaut, Godard, Rivette, Comolli et Bergala, ont produit la pensée du rapport éthique, et politique, qu’induit une représentation fondée sur l’existence des êtres et des choses réelles. Du point de vue de la théorie des images, ils ont renouvelé et approfondi la vieille, mais jamais dépassée guerre des icônes contre les idoles. C’est-à-dire qu’ils ont reformulé la question de « ce qui est présent dans le visible », en l’articulant non plus à une transcendance mais à un réel « qui a été là », même si ce n’est pas lui qui est là au moment où on le regarde sur l’écran. Les exigences propres à ce rapport ne peuvent être mises en œuvre (ou niées) que par le choix d’un point de vue, la construction d’un point de vue, qui engage éthiquement un auteur, le cinéaste, et qui définit le mode d’expression qu’il utilise comme un art.

C’est cette exigence, issue de l’articulation du collectif à l’individuel dans l’acte créateur et des enjeux éthiques et politiques engendrés par le lien spécifique au réel, qui devient plus nécessaire encore à l’âge du numérique et de la globalisation. Et elle le devient alors même qu’elle est moins naturellement sollicitée par des technologies qui n’en incluent plus automatiquement les contraintes et les problématiques.

Deux questions se posent, que je voudrais expliciter pour finir : pourquoi est-ce nécessaire, et même plus nécessaire que jamais ? en quoi est-ce possible, alors que le cours de l’histoire technique et sociale semble devoir reléguer au passé ces vieilleries machiniques et analogiques ?

A la première question, répondons qu’il n’existe pas de mode d’organisation de la collectivité qui porte la promesse d’une construction de liberté des individus dans leur inscription au sein du collectif en dehors de dispositifs susceptibles de construire à la fois de la ressemblance et de l’écart. Ce n’est qu’en reconnaissant ce qui nous ressemble grâce à la distance qui nous sépare de ce qui n’est pas chacun d’entre nous que se créent les conditions d’un échange, d’un partage qui définit l’humanité : le partage de la parole. Les nouvelles technologies de représentation et de communication portent les dangers corrélés de la fusion dans un grand tout indistinct et de la séparation isolante. Les caractéristiques du cinéma permettent de réinstaurer du lien (avec les autres et avec le monde), et de l’écart (avec les autres et avec le monde). Soit les conditions sine qua non pour que chaque être humain construise sa propre place par l’échange réciproque de parole avec ce qui n’est pas lui. Mais est-ce possible ? Un tel dispositif n’est-il pas d’ores et déjà condamné par l’Histoire sinon à titre de survivance folklorique ? Non, si on en croit les exemples venus du passé : les arts du chant, de la tragédie, de la danse, du roman n’ont pas été abolis par le changement d’époque et d’état des sociétés, ils ont muté pour continuer à jouer, différemment, leur rôle dans des configurations nouvelles. Loin de tout catastrophisme, il me semble que les opportunités seront encore supérieures dans la période qui commence. J’ai mentionné tout à l’heure la tendance hégémonique d’un dispositif doublement totalisant : le numérique est totalisant dans la mesure où il tend à subsumer les êtres de toutes natures, matérielles ou non, sous un système de définition commun par un encodage unifié ; la mondialisation est totalisante dans la mesure où elle tend à abolir les distinctions par l’éloignement, la différence des systèmes d’organisation socio-politiques et les choix localisés de contrôle des ressources et des marchandises. « Totalisant » n’est pas synonyme de « totalitaire » : ce dernier terme désigne un système qui entend éliminer, de gré ou de force, toute contradiction ou différenciation interne, le premier désigne un système qui se veut sans reste, sans extérieur mais qui non seulement admet, mais a besoin de différentiels internes comme zones d’optimisation de la valeur.

Ce système possède, comme les autres, ses contradictions dynamiques. Mais au lieu d’être situées sur ses limites, elles agissent en son sein-même. Il faut en revenir au fameux « ceci tuera cela » de Victor Hugo, faisant prophétiser le remplacement de l’âge des cathédrales par celui du livre dans Notre-Dame de Paris. Le livre a détrôné la cathédrale, il ne l’a pas tuée, ni n’a rendu obsolète l’érection de « lieux de culte » en tous genres, lieux dont l’architecture aussi bien que la capacité à assembler les hommes reconstruit chaque fois un état du rapport au collectif, à l’individu et au sacré. Les salles de cinéma en font d’ailleurs partie. Et non seulement ce qui a caractérisé une époque n’est pas nécessairement voué à la disparition par l’avènement d’un nouvel âge, mais la sophistication des systèmes contemporains de valorisation table sur l’exploitation de tous les rapports, y compris ceux qui divergent de son architecture générale. C’est pourquoi l’âge du numérique et de la mondialisation ne veut pas la mort du cinéma : la logique des « niches » mise en œuvre par la technique moderne de gestion des comportements sociaux, qui n’est plus la rhétorique ni l’idéologie mais le marketing, promeut au contraire ces différences, où des petites catégories de population trouvent satisfaction de leurs désirs. Le minoritaire n’est plus à réduire mais à cultiver et à valoriser. Il revient dès lors aux membres de ces minorités de transformer de manière dynamique, critique, volontariste, ce « laisser-faire » en force de mise en crise (c’est le sens premier, et ultime, du mot critique) du dispositif global. Le cinéma fait partie des instruments les plus aptes à mener un tel combat.

J’en terminerai avec ce dernier point, qui fait référence au cadre qui nous réunit aujourd’hui : dans ce dispositif globalisé, le statut du cinéma est stratégiquement homothétique de celui d’entités politiques et culturelles comme le Japon ou l’Europe. Elaborées dans un autre creuset que celui de la globalization, et détentrices de ressources d’organisations collectives alternatives à un schéma de modélisation dominant (ce schéma qui s’appelle Hollywood dans le monde des représentations), ces entités travaillées par une histoire longue, histoire d’ailleurs loin d’être toujours à leur honneur, et porteuses de valeurs symboliques divergentes, sont elles aussi « en position critique », exactement dans le même double sens que le cinéma, vis à vis du monde tel qu’il se construit aujourd’hui.

Je vous remercie.

Jean-Michel Frodon


Conférence prononcée le 11 février 2003 à Tokyo dans le cadre du Symposium organisé par le EU-Japan Committee pour son dixième anniversaire.

Source : http://lexception.rezo.net/article55.html














   
   
   
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