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Jérôme Joy : Le(s) lieu(x) de l’œuvre numérique
Colette Tron(Photo : John Blouin, Avatar, Québec) |
Version octobre 2015
No English version
(Publié dans la revue Poétique(s) du Numérique 3, octobre 2015)
Résumé. |
Le philosophe et écrivain Paul Valéry notait déjà en 1928 dans « La conquête de l’ubiquité » que de telles nouveautés transformant « toute la technique des arts » s’annonçaient, allant jusqu’à « modifier la notion même de l’art », et agissant sur la matière, l’espace et le temps de façon que : « Les œuvres acquerront une sorte d’ubiquité ». Transformations dues aux nouvelles technologies depuis la naissance de l’industrie, ayant aussi englobé l’activité culturelle, avec la production, reproduction et distribution massives, mais aussi avec la diffusion à distance due à la télécommunication, transmettant la réalité sensible depuis et en tout point du globe : les conditions de réalisation et de diffusion des œuvres d’art ont muté, changé d’échelle et de statut. Dans ce réagencement des temps et des espaces, des matières et des mediums, s’est ainsi repositionnée leur situation locative. De nos jours, que sont devenues les œuvres avec l’art numérique et où se situent-elles ? Quelle est leur matière et quel est leur lieu quand elles peuvent n’être que virtuelles ? Comment nous parviennent-elles et comment sont-elles perceptibles ? Et quels sont ou seront les lieux de l’art, et les lieux de l’œuvre ? La nouvelle ubiquité qui se constitue avec l’internet et ses services, maintenant une connexion ininterrompue, « illimitée », de l’équipement domestique et ses connectiques numériques (intérieur, sédentarité) aux technologies mobiles (extérieur, déplacement), redistribue l’accès aux contenus, aux savoirs et à la culture, et par conséquent aussi aux œuvres d’art, et à leur présence. Avec les objets techniques de cette ubiquité, comment espace et temps sont-ils à nouveau modifiés ? Comment coexistent les différentes natures et textures de la physicalité des espaces et des lieux, et comment l’art (ou les pratiques des artistes) s’y inscrit et s’y dispose-t-il ? Cette proposition voudrait explorer et déployer les nouvelles relations entre œuvre et lieu, les interactions entre dispositifs et publics, et la façon dont les artistes envisagent les rapports entre l’homme, la technique et le monde. |
Abstract. |
The French philosopher and writer Paul Valéry announced in 1928 in his article « The conquest of ubiquity » that such newness will occur, transforming « the whole technic of the arts », modifying « the notion of art itself », and acting on material, space and time in the way that : « The artworks will get a kind of ubiquity ». Those transformations are linked to the industrial turn and to the electric turn : first with massive production and diffusion ; second with telecommunications and its global transmission. The both including art and culture and their changing in modes of diffusion, relation, socialization, economy, etc… The conditions of making and sharing artworks have mutated, changed their scale and status since the beginning of industrialzation and globalization. And so, with it, considering the potential ubiquity, their location. Now a days, what have become the places of artwork with virtual and digital art ? Where are the work of arts, where is the art ? Everywhere in the cyberworld, or nowhere ? How art comes to us or how to perceive it ? What are the places of art and for art, and do they need some special places to appear ? Even digital, virtual, immaterial, in which kind of reality works of art are they able to exist ? Even with the ubiquity authorized by cyberworld and global network, they need to be actualized to be presented and sensible. Presence and absence, real and virtual, local and global, could be a binary approach but a comparative one to understand the places of artwork in digital and virtual art. With the technical objects of this new ubiquity, access to art, culture and knowledge has got a new aspect. What is the impact for the relationship to art ? How different physicalities can go together and to make art exist ? To which kind of distribution are we in front of ? And how artists can invent and create with this new reality ? This proposal would like to explore the new relations between artwork and its places, the new interactions between dispositives and public, and the link artists imagine between human, technic and world. |
En 1928, le philosophe et écrivain Paul Valéry notait déjà dans ce texte visionnaire qu’est « La conquête de l’ubiquité » que de telles nouveautés transformant « toute la technique des arts » s’annonçaient, allant jusqu’à « modifier la notion même de l’art », et agissant sur la matière, l’espace et le temps de façon que : « Les œuvres acquerront une sorte d’ubiquité » (Paul Valéry, « La conquête de l’ubiquité » (1928), in Oeuvres, tome II, Pièces sur l’art, Nrf, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1960. Edition originale dans De la musique avant toute chose, Éditions du Tambourinaire, 1928.). Transformations liées aux technologies nouvelles, depuis la naissance de l’industrie, ayant aussi englobé l’activité artistique et culturelle, avec la production, reproduction et distribution massives, mais aussi avec la diffusion à distance, due à la télécommunication, présente depuis le télégraphe jusqu’au réseau mondial qu’est l’internet, par les ordinateurs connectés et les medias mobiles, et bientôt via les objets communicants, dernière révolution de l’informatique et du numérique. Du cinéma à la musique amplifiée, enregistrée et dupliquée, de la télévision dans les foyers aux écrans géants dans les villes, de l’art vidéo dans les galeries au netart sur le web, des home studios informatiques aux technologies embarquées, des créations pour Iphone à l’édition pour ebook…, les conditions de réalisation et de diffusion des œuvres d’art ont muté, changé d’échelle et de statut. Et ainsi, dans ce réagencement des temps et des espaces, des matières et des mediums, s’est repositionnée leur situation locative. De nos jours, que sont devenues les œuvres avec l’art numérique et où se situent-elles ? Quelle est leur matière et quel est leur lieu quand elles peuvent n’être que virtuelles ? Comment nous parviennent-elles et comment sont-elles perceptibles ? Qu’est-ce que ce temps réel avec lequel nous commerçons et comment y existent les œuvres d’art ? Œuvre unique ou reproductible a-t-elle un sens lorsque son origine se trouverait dans des données numériques et se transmettraient depuis des bases et des serveurs ? Et quels sont ou seront les lieux de l’art, et les lieux de l’œuvre ? Cette proposition vise à questionner les formes ou modes d’existence des œuvres dans leur support numérique. Œuvre globale ou pièce contextuelle, paysage ou site, localisation ou distribution réticulaire, espace public réel ou virtuel, adresse individuelle ou relation collective, ou encore augmentation, nuage, dissémination, etc… quel est le lieu de l’œuvre numérique ? Et que faire de cette possible ubiquité, responsabilité planétaire du point de vue de Marshall McLuhan ? « La réalité sensible à domicile », selon les termes de Valéry à propos de l’ubiquité des signes et des systèmes de sensations, transmise instantanément depuis et en tout point du globe, énergie et matière, information et temps, représentation et signe de nature évanescente, a fait son chemin et trouve de nouveaux formats, de nouvelles formes, de nouvelles apparitions, dans des dispositifs aussi divers et variés que sont les technologies numériques. La nouvelle ubiquité qui se constitue avec l’internet et ses services, maintenant une connexion ininterrompue, « illimitée », de l’équipement domestique et ses connectiques numériques (intérieur, sédentarité) aux technologies mobiles (extérieur, déplacement), redistribue l’accès aux contenus, aux savoirs et à la culture, et par conséquent aux œuvres d’art, à leur présence, dans leur absence même, ou dans leur distance, et, dans leur virtualité ou potentielle omniprésence, à leur fréquentation, à leur attention, et aux sensibilités qui s’y forment. Cette organisation technologique, à même d’être présente dans toutes « espèces d’espaces », de couvrir la quasi-totalité des territoires, articule-t-elle ou isole-t-elle local et global, micro et macro, ici et ailleurs, public et privé, réel et virtuel, stabilité et flux, etc… et comment espace et temps en sont-ils à nouveau modifiés ? Comment coexistent les différentes natures et textures de la physicalité des espaces et des lieux, et comment l’art (ou les pratiques des artistes) s’y inscrit ou y échappe, en dispose et s’y dispose-t-il ? Des artistes créent des œuvres numériques afférant à cette dimension esthétique et éthique : plastiques, filmiques, musicales, performatives, poétiques et/ou multimédia, voire transmedia, utilisant des objets techniques connectés et des programmes ouverts… situant et révélant des perspectives actualisées entre l’homme, la technique et le monde. Je proposerai de présenter quelques formes exemplifiant le propos de cette thématique, et les nouveaux rapports qui peuvent s’instaurer entre œuvre(s) et lieu(x), entre organes et appareils, entre dispositifs et publics. Pour cette édition de Poétiques du numérique, je tenterai une analyse d’œuvres opérant dans l’investissement de medias et dispositifs à spatialité et temporalité variables, pouvant agir aussi bien localement que globalement, virtuellement que réellement, dans l’espace public qu’à domicile. Mais leur lieu, leur milieu, leur mode d’existence, interrogeant et critiquant la culture industrielle comme culture de masse, standardisée et synchronisée, et la mondialisation comme universalisme et uniformisation, au profit de la production de contextes et de relations aux œuvres et aux lieux singuliers et alternatifs. Conquête ou partage de l’espace, telle serait encore et entre autres une question rattachée au(x) lieu(x) de l’œuvre. Pour une autre conscience planétaire et un « village global » re-lié et réenchanté. Et pour un « avoir lieu » de l’art. |
L’ubiquité et l'agencement locatif . |
« Sans doute ce ne seront d’abord que la reproduction et la transmission des œuvres qui se verront affectées. On saura transporter ou reconstituer en tout lieu le système de sensations, – ou plus exactement, le système d’excitations, – que dispense en un lieu quelconque un objet ou un événement quelconque. Les œuvres acquerront une sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans elles-mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil. Elles ne seront plus que des sortes de sources ou des origines, et leurs bienfaits se trouveront ou se retrouveront entiers où l’on voudra. ». (Paul Valéry, « La conquête de l’ubiquité » (1928), in Oeuvres, tome II, Pièces sur l’art, Nrf, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1960. Edition originale dans De la musique avant toute chose, Éditions du Tambourinaire, 1928.) |
Voici un court extrait de « La conquête de l’ubiquité » de Paul Valéry. Cette conquête concerne les arts. Et plus précisément la technique des arts. Reproduction, transmission, transport, par un appareil ou support, donneraient à la « réalité sensible » la faculté de se trouver instantanément en tout lieu. C’est le don d’ubiquité. Et les œuvres ne seraient « plus que des sortes de sources ou origines » et leur duplication ou reproductibilité leur permettrait de se diffuser et transporter, ou en tout cas de se reconstituer, « où quelqu’un sera et quelque appareil ». C’est donc l’appareil, l’appareillage, technologique, qui transforme les arts, qui incube des changements profonds. Et pour Valéry, ces mutations sont d’ordre locatifs : la distribution et restitution d’une œuvre, grâce aux technologies, peut avoir lieu, répète-t-il dans ce texte, « en tout point du globe ». La notion de globalisation a plutôt été attribuée à Marshall McLuhan grâce à sa formule du « village global », et pourtant Valéry semble l’introduire dès 1928 avec cette dimension planétaire de l’ubiquité, par la transmission mondiale des œuvres rendue possible grâce aux technologies : les connaissances physiques modernes citées par lui. Bien entendu, Valéry s’arrête sur la musique (La conquête de l’ubiquité est d’ailleurs issue de De la musique avant toute chose), musique dont les technologies d’enregistrement et de reproduction sont déjà avancées, mais il espère déjà que les autres arts pourront venir à nous et nous faire découvrir le monde, ses formes et ses œuvres, pour le plus grand plaisir de nos sens. « Notre jouissance devait s’accommoder d’une occasion, d’un lieu, d’une date et d’un programme » note encore Valéry. Avec la conquête de l’ubiquité, l’accès aux œuvres en modifie les circonstances. C’est donc de cet accès, de cette circulation, de cette distribution de la « réalité sensible », à l’époque des technologies numériques et dans le cadre du réseau global qu’est l’internet, qu’il va s’agir ici de discerner les lieux de l’œuvre d’art, ou des œuvres d’art. Cet accès conditionne aussi les modes de fabrication, de création, de l’œuvre. Et les techniques, les physiques, les matières, les fonctions et les fonctionnements, en effectuent aussi, ou pas, le déploiement, et l’apparition. Quels sont alors les lieux de l’œuvre, ses dimensions, ses courbures, ses expansions, ses limites, ses complexités, etc… ? Ses localisations et ses dislocations ? Le sujet étant vaste, j’en proposerai une esquisse. |
L'avoir lieu. |
J’ai choisi le terme de lieu plutôt que celui d’espace, pour plusieurs raisons, dont celle que la notion de lieu inclut celle d’espace. L’espace est une étendue, plus ou moins définie et identifiée. L’œuvre d’art se constitue aussi bien spatialement que temporellement. Mais elle inscrit, ou s’inscrit dans, un lieu. Pour avoir lieu. Le lieu est considéré comme une portion d’espace qui se caractérise par son usage pour les événements qui y ont lieu. Il y a de l’accomplissement, de la production, de l’action, dans le thème du lieu. Ainsi, dans son lieu, qu’elle le façonne, le conçoive, l’invente, s’y accommode, le contrarie, le disloque, le concrétise ou le symbolise, l’œuvre s’accomplirait, aurait lieu. Et ferait événement, c’est-à-dire selon son origine latine, adviendrait. Dans l’introduction à « Œuvre et lieu » ouvrage collectif dirigé par Anne Marie Charbonneaux et Norbert Hillaire, la question est posée : « Où et quand l’œuvre a lieu ? » J’en ai retenu au moins un extrait : « Tenter de saisir les lieux de l’œuvre enjoint de poser la question des lieux de l’art, de ses haut-lieux et de ses non-lieux du monde moderne que les artistes n’ont eu de cesse d’interroger… Cette question ancienne plus que jamais se pose au temps du virtuel et de l’ouverture spatiale et temporelle des lieux de l’œuvre, mais se pose en terme nouveaux ». Et il s’agit d’apporter « des éclairages sur la lecture et la formulation de ces nouveaux paramètres. » (« Œuvre et lieu : essais et documents », sous la direction d’A.M Charbonnaux et N.Hillaire, Flammarion, 2002.) Dans sa contribution à l’ouvrage, Norbert Hillaire écrit que la question de l’œuvre et du lieu devient celle du temps, celui de la mondialisation et des technologies d’abolition de la distance et des délais, que McLuhan nommait déjà par l’instantanéité. Mais il y a aussi un terme important dans ce que formule Norbert Hillaire, c’est celui de manifestation versus celui de représentation : comment l’œuvre se manifeste-t-elle et en ce sens comment a-t-elle lieu, prend-elle le lieu, l’occupe-t-elle ? Ce qui nous importe, avec et après les propos de Baudrillard sur la simulation entre autres, c’est « que quelque chose ait encore lieu. » C’est l’événement, son action, son agissement, déjà cité plus haut. C’est l’agir de l’œuvre, sensationnellement ou sensiblement, qui est ici par le choix de ce mot, préservé, dans le fonctionnement de son dispositif, au contraire de son anéantissement ou de son anesthésie (comme assoupissement des sens (Cf. « De la misère symbolique », Bernard Stiegler, Galilée, 2005.)). Or l’ubiquité, omniprésence de l’absence, ne pourrait advenir, car elle contient dans sa potentielle totalité, l’impossibilité de constituer un lieu, de le former, de le délimiter, et ainsi d’y apparaître. (Je parlerais plutôt d’apparition que de manifestation, parce que je me réfère à cette dimension temporelle et à ce que Bernard Stiegler dit à son tour sur les objets temporels : ils apparaissent et disparaissent, ils s’écoulent… mais j’y reviendrai plus loin.) L’ubiquité donc, fait office de nébuleuse indistincte, imposante mais imposable : qui ne peut se poser, ni se « pauser », qui ne peut se fixer. Dans ces contrariétés, quelles topologies du ou des lieu(x) de l’œuvre d’art pourrait-on percevoir, encore une fois dans le contexte de la physique du numérique et des medias globaux ? Et dans cette étendue, s’agit-il d’œuvre globale ? |
« No cinema » de Jérôme Joy. |
Présenté dans une version initiale au Walker Art Center à Minneapolis à la fin des années 90, nocinema.org est une application en ligne développée par l’artiste Jérôme Joy. C’est un projet de cinéma à distance, de composition en ligne (Jérôme Joy développe actuellement une recherche sur les auditoriums internet), et un dispositif collectif. |
« Ce projet est un documentaire/fiction en ligne et une série d'interludes pour le web, dont les déroulements ne sont jamais identiques. Nocinema.org est en quelque sorte un cinéma improbable et un film sans début ni fin, sans acteurs ni scénario, excepté les histoires que nous pouvons nous construire en suivant le fil des images et des sons streamés. Nocinema.org est un système automatisé construit sur des processus de sélection de streaming webcams en direct autour du globe, captant des "plans" dans différents lieux, panoramisés et temporisés par le montage généré en ligne, dans lequel s'intercalent quelques plans noirs (écoute sans image). Les sons, organisés à chaque fois selon des mixages calculés en direct, proviennent d'une base de données sonores continuellement alimentée et mise à jour par une équipe de complices: Magali Babin, DinahBird, Christophe Charles, Yannick Dauby, Chantal Dumas, Emmanuelle Gibello, Jérôme Joy, Luc Kerléo, Alain Michon et Jocelyn Robert. » (Présentation de l’œuvre par Jérôme Joy sur le site : http://nujus.net/~nocinema/htmljs/info/info.html#french ) |
On accède par cette adresse au site web de No cinema : http://nocinema.org/ « Travail d’expérimentation et de création en ligne sur les potentiels de narration audiovisuelle à partir d’éléments images et sons captés et organisés en direct sur Internet » écrit Jérôme Joy, l’appareillage technologique de No cinema consiste essentiellement en une interface en ligne, à l’adresse d’un site web, diffusant des images et des sons montés et mixés en direct par des moteurs programmés sur un serveur, provenant de différentes webcams, disposées en divers points du globe, et de bases de données audio. Si le hardware paraît simple, le système programmatique du software est bien plus complexe. Sélection des streaming de webcams, compositions en direct ou programmées à partir de banques de données audio, mixage des images et des sons hétérogènes pour une projection audio-visuelle en continu et une narration aléatoire toujours renouvelée. L’ensemble constitue un mode opératoire original : « Le mixage constitue la simulation d'une bande-son homogène qui s'associe aux images de manière fortuite, créant l'effet "no-cinématographique" » explique encore Jérôme Joy. Et c’est en circonstance que, là aussi, l’extrait de « La conquête de l’ubiquité » est en exergue de la présentation de l’œuvre. Accompagnant ou accomplissant « la proposition du projet, qui selon Jérôme Joy, est celle d'un cinéma « à la maison » (at home), c'est-à-dire de celui d'un film reçu et construit chez soi, à partir d'une écriture composée et générée par la fragmentation d'images captées en direct et de sons différés » et « associant les pratiques et les techniques de l'Internet et du cinéma en les détournant ou en les contournant pour développer un dispositif artistique. » Qu’est cette forme ? Cinéma étendu (expanded cinema), réalité sensible à domicile… ? Ce projet inattendu de homecinema, ou alors de webcinema, qui offre plutôt un panorama et des points de vue et images du monde, avec des points d’écoute de sons du monde, transcodés et transformés via les programmations informatiques des machines numériques, compose un paysage continu et impermanent, composite et changeant, fixe et modulable : plus international que mondial, plus collectif et divers qu’uniforme, où l’hétérogénéité réelle des lieux sonores et visuels s’homogénéise dans une fiction planétaire incomplète, infinie, inachevée comme le cite Jérôme Joy à partir d’un entretien du réalisateur Abbas Kiarostami avec le philosophe Jean-Luc Nancy : « Il faut envisager un cinéma inachevé et incomplet pour que le spectateur puisse intervenir et combler les vides, les manques. » (Abbas Kiarostami, extrait d'une Conversation avec Jean-Luc Nancy, septembre 2000.) Cette potentialité globale, ou potentielle globalité, serait un équivalent de virtualité : le lieu de l’œuvre serait éternellement virtuel. Et est-il ubiquitaire parce qu’en tout lieu en même temps de façon continue ? Car, réellement, cette globalité permanente est-elle effective, ou illusoire ? Fictive. Toujours à propos de Nocinema : depuis quel(s) point(s) et en quel(s) point(s) l’œuvre se dispose-t-elle ? Se montre-t-elle, apparaît-elle ? L’ubiquité consiste à être présent en tout point du globe, en tout lieu, et l’œuvre selon Valéry à se présenter « où quelqu’un sera et en tout appareil ». Le nombre d’appareils numériques et leur variété ainsi que leurs possibilités et applications ne cessant de s’accroître, le stockage et la génération de données numériques allant de même en s’agrandissant en nombre tandis qu’elles s’amenuisent en occupation d’espace, ou qu’elles se miniaturisent, il est imaginable que la numérisation du monde le duplique en le simulant, et que cette simulation exponentielle, via les appareils nécessaires, fournisse un accès ubiquitaire et permanent au réel simulé. Est-ce ou sera-ce pour autant le lieu de l’œuvre, et l’œuvre pourra-t-elle avoir lieu dans ce maelstrom ? L’accumulation sans distinction n’est pas un savoir, et la connaissance, sensible ou raisonnée, ne pourrait de cette façon avoir lieu. L’œuvre d’art doit donc opérer, ou œuvrer, à l’interaction entre la technique et le sens ou les sens. Et trouver, selon l’expression de Rimbaud, « le lieu et la formule ». Ouvrir des espaces de représentation, et non de duplication ou de réplique simulée, générer des contextes dialectiques, susceptibles de discernement et de critique. Revenons donc à l’exemple de No cinema et à son dispositif. Le dispositif est singulier et contextuel à l’inverse des systèmes qui sont génériques et répétitifs, massivement et globalement. Le dispositif œuvre parce qu’il agit contextuellement. Il est conçu originalement. La relation à la technologie devrait permettre la mise en œuvre de dispositifs. Jérôme Joy écrit : « La rencontre entre le cinéma et les réseaux (ceux de l'Internet) stimule ce dispositif à la fois fictionnel et documentaire, comprenant la construction des narrations et des récits à partir d'une "incorporation", d'une appropriation et d'un détournement des technologies. En effet, il s'agirait aujourd'hui de répondre à la logique des usages pré-construits et pré-organisés qui nous "appareillent" (et qui construisent aussi d'autres fictions mais celles-ci sans notre gré), par des propositions de récits et de pratiques, ici sous la forme d'une écriture cinématographique. Loin de vouloir poétiser notre environnement hyper-technologisé ou de rejeter de facto les appareils et les prothèses techniques que par ailleurs nous créons nous-mêmes et que nous suscitons, il s'agit d'y prendre corps, d'y constituer nos histoires, d'y inscrire nos mémoires et nos pratiques. C'est en cela que la pratique artistique est nécessaire à réfléchir et à écrire continuellement des émancipations individuelles et collectives sur nos certitudes consommatrices et passives. Le projet nocinema.org prend à ce sujet une dimension "politique" malgré son aspect de flânerie "insensée" et d'interludes cinématographiques (on pourrait parler de "reposoirs" cinématographiques de nos machines, à l'image des reposoirs d'écran, appelés aussi "économiseurs") en contournant tous les principes de notre utilisation actuelle des technologies et des industries culturelles. Au lieu d'accélérer et de courir après ce qui nous consomme, il nous faut ralentir et écrire ces temps et espaces qui nous constituent. Paul Valéry, dans plusieurs textes au début du XXème siècle, a anticipé cette politisation (c'est-à-dire cette possibilité de préserver notre construction de situations humaines par l'apport de chacun), notamment dans cette maxime courte mais ô combien essentielle: Tout état social exige des fictions. » (Présentation de l’œuvre par Jérôme Joy sur le site : http://nujus.net/~nocinema/htmljs/info/info.html#french ) |
L’objet du temps . |
Si l’on s’attache maintenant à la dimension temporelle qui compose No cinema, on perçoit que dans l’ininterruption du flux, des variations, des coïncidences, des corrélations, des altercations, des étirements, etc… se produisent pourtant. Et c’est là le principe de la composition. Composition composite, faite d’éléments sonores et visuels hétéroclites, issus de lieux dissemblables, d’événements divers, à horaires variables et pourtant rassemblés (les webcams et les participants artistes étant aussi dispersés sur le globe). Dans son ouvrage « Dispositif/Dislocations, l’auteur et théoricien Olivier Quintyn écrit (à propos des stratégies collagistes) que les éléments disjoints, et reliés dans une composition, une œuvre, ne tendent pas vers une totalité ni vers une synthèse : « Le divers et la synthèse ne se contentent pas de s’opposer, ils s’excluent mutuellement. » Mais il évoque « un dispositif produisant, par son exhibition d’une pluralité simultanée de modes opératoires de construction de mondes symboliques incommensurables, une critique des fondements épistémiques de la vérité ou de l’unité du monde » : une théorie en partie développée par Adorno dans sa Théorie esthétique et dans ses textes sur L’art et les arts. Cette critique, poursuit Olivier Quintyn, est « celle du rapport des arts modernes ou des avant-gardes avec cet ensemble immense d’objets, de signes, de textes, d’images, etc… surcodées qu’on appelle culture » de masse « telle qu’elle apparaît avec la société industrielle et qui se prolonge sous la forme postindustrielle ou médiatico-marchande globalisée. » (« Dispositif/Dislocation », Olivier Quintyn, Al Dante - Questions théoriques, 2007.) Interroger les traces de l’avant-gardisme dans les œuvres questionnant la pratique et l’usage des technologies numériques à l’époque des medias globaux (ou du réseau mondial) ne sera pas le propos ici, mais il est certain que l’attention critique artistique (ou des œuvres) à la technologie et au contexte politique, social, économique dans lequel elle se développe et produit des orientations et des hégémonies culturelles, est l’objet de l’observation de cette création actuelle. C’est dans la production du divers (qui pour Victor Segalen est d’ailleurs le propre de l’exotisme), cela par l’intermédiaire de la variété et variabilité des espaces et des temps, et des objets et des sujets qui les fondent et les font exister, que se constitue la possibilité critique, celle d’un « éveil de la conscience ». A partir de sa critique des objets temporels industriels et son célèbre ouvrage La technique et le temps, Bernard Stiegler écrit ailleurs : « un objet temporel est constitué par le temps de son écoulement, son flux. Il n’apparaît qu’en disparaissant : il passe. La conscience est également temporelle en ce sens. Un objet temporel est constitué par le fait que, comme les consciences dont il est l’objet commun, il s’écoule et disparaît à mesure qu’il apparaît. » Sujets et objets sont ici en relation dans cet écoulement du temps. Ecoulement, temporalité, dans laquelle la conscience est assujettie à l’objet. Sujets et objets coïncident dans une synchronisation. « Cette coïncidence de l’écoulement de votre temps de conscience avec l’écoulement des objets temporels est ce qui permet que votre conscience ADOPTE le temps des objets temporels en question. » Mais, « une conscience est essentiellement une conscience de soi, poursuit Bernard Stiegler, c’est-à-dire qui sait dire je - je ne suis pas équivalent à qui que ce soit d’autre, je suis une singularité, c’est-à-dire que je me donne mon propre temps. » (« De la misère symbolique », Galilée, 2005.) « Or, dit Stiegler, les industries culturelles, et en particulier la télévision, constituent une énorme machine de synchronisation. » Dans l’hypersynchronisation industrielle, ce qu’il nomme après Simondon l’individuation psychique et collective, est anéantie : « ces « consciences », écrit-il, finissent par devenir celles de la même personne – c’est-à-dire personne. » Dans la temporalité unique des industries culturelles, personne ne devient (quelqu’un), rien n’advient et tout s’écoule sans que rien ne se passe. Aucun événement n’a plus lieu. Et il n’y a plus de relation dialogique entre sujet et objet puisqu’ils ne se distinguent plus. Ils ne co-existent plus. Ils disparaissent dans l’appareillage. Ce qu’il faut inventer, ce sont des dispositifs d’apparition. Et la possibilité de points de vue. Divers. Ce qui signifie aussi bien variés que divergents. Ce qui est physiologiquement affecté à l’œil, est métaphoriquement ou métonymiquement la condition de la conscience, de sa capacité de jugement et d’action. Pour d’autres perspectives, ou simplement des perspectives, futures. |
Flux, point, site et lieu, fixité et mobilité . |
Au cours de cette réflexion il a été question de l’avoir lieu, mais une question de fond demeure, plus esthétique peut-être, qui est celle de l’invention de lieu(x) : situation, formes, contenus, spatialisation… Par la diffusion à distance, et dans l’ubiquité relative des œuvres, puisque c’est par là que la problématique a été lancée, il est un élément physique constitutif, c’est celui du réseau par lequel se diffuse et se distribue les medias et les messages. Et particulièrement du flux du réseau, permanent, illimité mais instable, mobile. Si le support technologique, l’objet technique, est un lieu de l’apparition des œuvres, il n’est pas le lieu de leur fixation. Car elles y apparaissent et y disparaissent, y passent, s’y modifient, font trace, mais ne s’y déposent pas, même si elles peuvent s’y disposer et s’y exposer. Que fait ce flux au(x) lieu(x) ? Comment, sans nier leur nécessité, elles le déforment et transforment, et de même leur statut ? Pour l’œuvre, la notion de dispositif est salutaire, son lieu et son avoir lieu étant mouvant et relatif au contexte. Afin de tenter une approche du problème, quasi mathématique et géométrique, et même topologique, j’essaierai d’éclaircir la différence qu’induisent flux et mouvement face au point fixe et à la situation (ou au site). Dans son livre Le site et le paysage, Anne Cauquelin consacre quelques paragraphes à l’histoire des écarts entre site et lieu, enveloppe et contenu, etc… Le site se différencie du lieu, d’une part parce qu’il est instituant : espace organisé et typiquement reconnaissable, cadré et limité par ce qui le constitue et qui le rend remarquable, il est aussi un point dans le paysage, il « fait partie du lieu, en est seulement une marque ». C’est donc un point fixe ou une étape dans le parcours d’un lieu. Tandis que le lieu, « lieu propre » selon les termes d’Aristote, serait une sorte d’enveloppe du paysage, tenant davantage du milieu environnant, de ses caractéristiques, peut-être plus naturelles ou moins artificielles, et dont les limites sont assez floues. Repère plus que contenant, « repère visuel, mais surtout repère temporel et conceptuel, écrit Anne Cauquelin. Le lieu en tant qu’il est enveloppe « signe » un environnement et par un paradoxe qui en fait l’intérêt, est à la fois discontinuité avec le tissu continu du spatial et à la fois renvoie à l’extension pratiquement illimitée de la dimension temporelle. » (« Le site et le paysage », Anne Cauquelin, PUF, 2002.) Pourrait-on dire alors qu’un site web est un point fixe, immobile, un instantané du flux du réseau et des données qui y circulent ? Et que le lieu de l’œuvre d’art en ligne, ou transportable par le réseau même si ce n’est pas en temps réel, est ce contour indéfini, cette enveloppe, qu’est la physiologie de l’appareillage numérique, et cet illimité de la transmission qu’est son paradigme temporel ? L’effet ubiquitaire ou global des réseaux de transmission et de leur flux et instabilité, fait déborder les contenus du contenant, et message et medium nouent une relation contiguë mais peut-être nouvelle qu’il faudrait approcher pour la saisir. L’étude des espaces, de leur transformation, continuité et discontinuité, est l’objet de la topologie. La limite et son observation en sont, je crois, le concept central. Quelles topologies les espaces-temps des lieu(x) de l’œuvre d’art numérique vont-elles nous faire découvrir ? Quels lieux vont-elles recouvrir ? Et comment pourrons-nous nous y situer ? Il faudrait maintenant poursuivre en s’intéressant au déploiement de l’œuvre, de son énergie, de ses débords, dans la prise en considération du parergon, cela selon les interprétations de Jacques Derrida dans « La vérité en peinture »2 : une forme de la limite, quelle qu’elle soit, qui, si elle ne la finalise pas mais participe plutôt à l’infinitiser, donne lieu à l’œuvre. |
Colette Tron,
Marseille, 2015.